"50 nuances de Grey" : le best-seller érotique rendrait-il ses lectrices sexistes ?

Publié le Vendredi 13 Mai 2016
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
"Cinquante nuances de Grey" : le livre rendrait-il sexiste ?
"Cinquante nuances de Grey" : le livre rendrait-il sexiste ?
L'étrange relation entre Anastasia Steele et Christian Grey a fait rêver des millions de femmes à travers le monde. Mais les scientifiques, eux, sont plutôt déroutés par ce succès. Alors ils ont cherché à savoir si la dynamique amoureuse présentée dans "Cinquante nuances de Grey" pouvait avoir un impact sur ses lectrices. La réponse est oui : si ce livre a un pouvoir, c'est celui d'éveiller le sexisme chez celle qui le lit.
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En mars dernier, une étude menée entre les États-Unis et la Nouvelle-Zélande rapportait qu'être en couple avec un macho rendait les femmes sexistes. Les chercheurs se basaient sur l'Ambivalent Sexism Inventory, une sorte d'échelle en 22 points qui permet de classer deux types de comportements : les 11 premiers points relèvent du sexisme hostile, tandis que les 11 derniers sont associés au sexisme bienveillant. Car oui, il existe plusieurs niveaux de sexisme et il est important de bien les différencier. Ainsi, le sexisme hostile estime que la femme est l'ennemie de l'homme, qu'elle cherche à prendre le pouvoir. Le sexisme bienveillant quant à lui, n'a de bienveillant que de nom. Car sous couvert de faire passer la femme pour un être fragile qui doit être protégé, il insinue surtout qu'elle est le sexe faible, qu'elle ne peut rien accomplir sans l'aide de l'homme et qu'elle est incompétente.

Cette échelle permet de bien se rendre compte à quel point certains comportements peuvent être préjudiciables pour l'égalité des sexes. Très intéressante donc, elle vient d'être utilisée dans une toute nouvelle étude portant sur une saga littéraire que d'aucuns qualifieraient d'antiféministe : Cinquante nuances de Grey. Des chercheurs des Universités du Michigan et de l'Ohio ont voulu savoir si les livres d'EL James pouvaient rendre les lectrices sexistes – ou du moins renforcer leur sexisme, et leurs découvertes sont plutôt déplaisantes.

Les universitaires ont étudié les résultats de 747 femmes âgées de 18 et 24 ans en utilisant l'Ambivalent Sexisme Inventory. Ils ont tout d'abord découvert que 61% d'entre elles n'avaient pas lu la trilogie, et que 46,2% d'entre elles l'avaient lu et appréciée. Et c'est là que les choses deviennent intéressantes – quoi que désolantes : les lectrices qui sont allées au bout du premier tome font preuve d'un plus grand sexisme, qu'il soit bienveillant ou hostile, que celles qui ne se sont jamais plongées dans Cinquante nuances de Grey. Celles qui ont décrit les livres comme "romantiques" ont quant à elle tendance à tendre vers un sexisme bienveillant (qui rappelons-le, donne une vision très dégradante de la femme).

EL James, l'auteure de la trilogie "Fifty Shades of Grey"
EL James, l'auteure de la trilogie "Fifty Shades of Grey"

Anastasia et Christian, des mauvais exemples

Pour les chercheurs, il est finalement compréhensible que la relation entre Anastasia et Christian ait un tel impact sur certaines lectrices. Ils expliquent : "Conformément aux notions du sexisme bienveillant, Anastasia ne peut pas s'accomplir complètement si elle n'est pas dans une relation romantique, hétérosexuelle et monogame". Ils pointent également du doigt la pression que ressent l'héroïne pour satisfaire Christian Grey et sa peur "de finir vieille fille, entourée de ses livres et de chats". Lire la trilogie d'EL James, c'est donc se retrouver face à une relation basée clairement sur des notions de sexisme bienveillant. "Celles qui trouvent Fifty Shades romantique entretiendront également des convictions liées au sexisme bienveillant", affirme l'étude. Si les chercheurs ont bien conscience que des femmes ayant une attitude sexiste à l'origine peuvent être plus enclines à lire ces romans, ils s'inquiètent néanmoins du fait que cette lecture puisse "cultiver des attitudes sexistes".

De même, ils s'alarment qu'une "partie importante" des lectrices trouvent la trilogie romantique quand plusieurs recherches menées auparavant estiment qu'elle "romantise une dynamique amoureuse qui s'apparente à une relation violente". En effet, si les néophytes des romans verront toujours Fifty Shades comme une bluette un peu kitsch, reste que 100 millions de lecteurs à travers le monde l'ont lu sans forcément se rendre compte que le romantisme qui y est dépeint est loin d'être sain. Pêle-mêle, la pauvre Anastasia Steele est harcelée, intimidée, menacée, isolée socialement, et subit pas mal d'humiliations, tout ça de la part de son partenaire. A raison, les livres ont été accusés de banaliser les violences faites aux femmes et de porter aux nues un prédateur sexuel.

Les universitaires en charge de cette étude sont d'accord avec ce point de vue : "La relation entre Christian et Anastasia prend la forme d'une hiérarchie où la jeune femme apparaît comme inférieure à son compagnon. Elle est dépeinte comme quelqu'un de faible, moins affirmée, plus émotionnelle, et moins intelligente. En outre, le déséquilibre des pouvoirs qui se joue entre eux prend la forme d'une violence psychologique et sexuelle (Christian utilise l'intimidation et l'alcool pour altérer la volonté d'Anastasia".

Leur avis ? Il faut apprendre aux "jeunes gens à consommer la littérature avec un oeil critique" et utiliser la trilogie d'EL James comme un moyen d'ouvrir le débat sur la représentation des sexualités plutôt que comme un exemple de relation amoureuse à suivre.