"Quand on se revoyait, on comptait nos morts" : une survivante des attentats de Bombay raconte

Publié le Mardi 24 Novembre 2015
Adèle Bréau
Par Adèle Bréau Ex-directrice de Terrafemina
Ex-directrice de Terrafemina, je suis aussi auteure chez J.-C. Lattès, twitta frénétique, télévore, bouquinophile et mère happy mais souvent en galère.
Loumia Amarsy, décédée dans les attentats de Bombay en 2008, était l'une des fondatrices de Terrafemina. Hélène, l'une de ses très proches amies, a vécu les sinistres journées des 26, 27 et 28 novembre, puis la difficile reconstruction d'une ville meurtrie et traumatisée, comme l'est aujourd'hui Paris. Pour nous, elle est revenue sur ce long travail de deuil par les habitants d'une cité attaquée en son coeur.
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"Ici, quand nous avons appris les attentats de Paris, nous avons fait immédiatement le lien avec les événements de Bombay en 2008. Immédiatement, les journaux se sont interrogés: "Serions-nous prêts si ça recommençait ?".

La réponse est d'ailleurs... pas trop. Il semblerait que les défaillances et dysfonctionnements dénoncés en 2008 sont toujours là.

En tant que Française, j'ai reçu beaucoup de messages d'amis indiennes. L'autre jour, une inconnue dans la rue - on essayait toutes les deux de trouver un taxi et avons fini par le partager -, apprenant que j'étais Française, m'a dit: "Je suis désolée" et a tout de suite enchaîné sur Bombay 2008. Je ressens qu'il y a pour les événements de Paris un vrai intérêt parce que ça rappelle de très mauvais souvenirs...

Un des points communs des deux épisodes - outre le motus operandi -, c'est le choix des lieux. La gare Victoria contre Stade de France : un lieu de mixité sociale, "grand public". Les hôtels versus les terrasses et le Bataclan, des lieux qui démultiplient l'impact parce que ces hôtels étaient pour nous des lieux de socialisation, et de la même façon qu'à Paris tout le monde a fréquenté ces terrasses, ce resto, cette salle de spectacle, ou connaît quelqu'un qui y était, ou a un ami d'ami qui... À Bombay, on était tous (enfin, chez les indiens de la "Shining India") allé dîner au Trident, on avait donné un rendez-vous dans le lobby du Taj, pris un verre au bar, c'était des lieux de passage et familiers.

Donc l'impact émotionnel est fort parce qu'on se sent tous personnellement touché.

Quand c'est arrivé, ça a duré 3 jours. Je ne sais pas si vous imaginez, vendredi 13 novembre prolongé 72 heures, c'était épouvantable.

La ville était désertée, on n'osait plus sortir (évidemment, on avait tous peur de tomber sur des terroristes en fuite, d'ailleurs les écoles sont restées fermées presque une semaine).

"Quand j'entrais dans un restaurant, je regardais les sorties, je me demandais où me cacher si..."

Et puis on a recommencé petit à petit à s'aventurer dehors. Apres avoir échangé par messagerie, quand on se retrouvait face à face, la première chose qu'on faisait, c'était compter nos morts. Outre Loumia, dans mon association par exemple, une femme du bureau est morte avec son mari, une autre avait été blessée par un impact de balle. Vous imaginez la première réunion "après" : une chaise vide et une femme le bras en écharpe. On essaie de faire comme ci, de suivre l'ordre du jour, de continuer, mais c'est dur.

Au départ, tout le monde s'est forcé. À reprendre le quotidien, le travail. Beaucoup de psychoses aussi, beaucoup de rumeurs qui surgissaient, qui affolaient. Au départ, on évitait les lieux publics, les lieux exposés. Je me souviens que quand j'entrais dans un restaurant, je regardais les sorties, je me demandais où me cacher si ... On a recommencé la socialisation "en privé, les dîners, les clubs, tout le monde était triste. En même temps, comme ce qui se passe en France en ce moment, on cherchait l'humour, jamais loin en Inde. Je me souviens que le club de sport que je fréquentais avait placé un garde sur le toit plat, avec une chaise en plastique, toute la journée il regardait la mer, ça nous faisait rire jaune: Anne, ma soeur Anne, ne vois tu rien venir ?

Puis on a recommencé à sortir en public, au centre commercial, au cinéma, on était mal à l'aise mais on a pris de l'assurance, petit à petit. Certains lieux ont refait toute leur déco, d'autres ont choisi de garder les impacts de balles comme un étendard. L'Oberoi est resté très douloureux pour moi, à cause de Loumia. J'y suis retournée pour la première fois 2 ou 3 ans après, à l'occasion d'une cérémonie de commémoration. Le lieu était méconnaissable, ils avaient tout refait, mais c'était très difficile.

"On a eu des attentats tous les deux mois, comme un métronome"

En Inde, entre 2005 et 2008, on a eu des attentats tous les deux mois, comme un métronome, Delhi, Jaipur, Bombay, Pune, Hyderabad, Bangalore, Delhi ... Bombay ça a été l'apothéose. Alors les indiens sont très fatalistes et Bombay c'est une machine qui ne s'arrête jamais, tout le monde se fige, puis repart.

Comment on s'est reconstruit ? Avec le temps. Je dirai qu'aujourd'hui les "nouveaux" qui arrivent ne réalisent pas ce qu'a connu Bombay - mais la cicatrice est là, et comme je vous le disais, les attentats de Paris ont à nouveau libéré la parole. Personnellement quand mes copines re-racontent les histoires de 2008, en plus de ce qu'on a entendu depuis vendredi, je trouve ça insupportable. Mais les gens ont encore besoin d'en parler.

Les attentats resurgissent parfois au détour d'une conversation anodine aussi, on discute et puis quelqu'un dira : "untel, qui était à l'Oberoi".

Ce que remarquent les nouveaux venus ? Les contrôles. Ici quand on va au cinéma, c'est comme si on prenait l'avion. Longue fouille du sac, puis on est palpés de près par une employée de sécurité en gants blancs. Pour préserver la pudeur des femmes, il y a généralement un petit rideau derrière lequel on se glisse pour se faire fouiller. On ouvre sa boite à gants et son coffre quand on rentre dans un parking, parfois ils passent un miroir sous la voiture. Les portiques sont partout.

Les nouveaux venus trouvent ça ridicule. Nous qui étions là en 2008, pas du tout. On est content d'être fouillés.