Délit d'entrave à l'IVG : faut-il avoir peur pour nos utérus ?

Publié le Jeudi 01 Décembre 2016
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
Manifestation pour le droit à l'avortement en Espagne dans les rues de Paris le 1er février 2014
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Oubliez le calendrier de l'Avent, oubliez les chocolats. Ce jeudi 1er décembre 2016, la féérie de Noël ne passera pas par l'Assemblée nationale, où doit être étudiée une proposition de loi sur l'extension du délit d'entrave à l'IVG. Pourquoi ce débat provoque-t-il de tels remous ? Est-ce qu'il faut avoir peur pour nos utérus ? Les infos que l'on a récoltées ne sont pas forcément réjouissantes.
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Commençons par le commencement. En septembre 2016, la ministre des droits des femmes, Laurence Rossignol, dépose un projet de loi pour créer un délit d'entrave numérique à l'IVG. En clair, il s'agit de sanctionner certains sites comme IVG.net ou Afterbaiz.com, qui sous couvert d'informer les femmes, visent en fait à les dissuader d'avorter et à les culpabiliser. Ces sites ont une apparence officielle, et surtout, ils sont puissants et visibles. En tapant "IVG" dans Google, c'est IVG.net qui arrive en premier résultat de la recherche, devant le Planning Familial ou le site du gouvernement, IVG.Gouv.fr. Rejeté par la commission des affaires sociales au Sénat, le texte a été remanié et est présenté ce 1er décembre à l'Assemblée nationale. Jusqu'ici, rien de très spectaculaire. Sauf que cette proposition de loi intervient juste après la primaire de la droite où l'avortement a tenu une place de choix. En juillet dernier, François Fillon avait déclaré publiquement : "C'est un droit sur lequel personne ne reviendra. Philosophiquement et compte tenu de ma foi personnelle, je ne peux pas approuver l'avortement". Des propos ambigus et tout naturellement ressortis durant la campagne de la primaire – notamment par Alain Juppé – et qui ont fait frémir bon nombre de Français(es).

Ajoutez à cela l'arrivée de l'église dans un débat qui sent un peu la naphtaline, et vous vous offrez un aller simple pour le Moyen-Âge. Oui, parce que ce 22 novembre, Mgr Georges Pontier, président de la Conférence des évêques de France (CEF), a envoyé un courrier à François Hollande pour lui demander de ne pas laisser cette réforme "arriver à son terme", arguant que c'est "une atteinte très grave aux principes de la démocratie" et que "la liberté d'expression ne peut être à plusieurs vitesses selon les sujets". Rendue publique le 28 novembre, cette lettre nous permet de faire un point Trivial Pursuit. La séparation des Eglises et de l'Etat remonte à quand ? A 1905. Si on veut vraiment gagner des points, on pourrait même dire que la loi a été votée le 9 décembre 1905. Catherine Coutelle, députée PS de la Vienne, présidente de la Délégation de l'Assemblée Nationale aux Droits des Femmes et à l'Egalité des chances entre les hommes et les femmes et rapporteure de la loi sur le délit d'entrave numérique à l'IVG, revient pour nous sur cette intervention ecclésiastique :

"L'Eglise a le droit d'avoir un avis, comme tout le monde, et de faire part de ses avis. Ce que je trouve un peu étrange, c'est que l'Eglise demande au président de la république – parce que moi, je n'ai jamais reçu la lettre – de faire retirer un texte qui est une proposition de députés. Là, c'est une ingérence dans la vie du parlement et dans la république laïque. On n'a pas à se faire dicter nos lois par les religions ou les groupes idéologiques. Ils sont hors de leur rôle quand ils demandent de retirer la loi".

"L'enfer éternel"

Le problème, c'est que ce courrier officiel a ouvert une brèche. Ce 30 novembre, Catherine Coutelle et ses collègues ont ainsi reçu un mail de la part d'un certain père Froto : "Il nous dit : 'Si vous signez la proposition de loi interdisant les sites internet pro-vie, vous signez votre entrée dans l'enfer éternel'. Donc nous sommes menacés d'enfer éternel !" Doit-on s'inquiéter de la charge de l'Eglise ? Bibia Pavard, historienne spécialisée en histoire des femmes et du genre et auteure d'une thèse sur les questions de contraception et d'avortement, tempère : "C'est un argument qui était déjà présent dans les années 70. L'une des forces de l'opposition à l'IVG, c'est avoir des possibilités de mobilisation fortes grâce à un ancrage qui est local dans les paroisses. Et dans les années 70, l'une des mobilisations était d'écrire des lettres individuelles aux députés en leur disant que c'était un pêché. Et puis bien sûr, on les menaçait en leur disant qu'ils allaient perdre des électeurs".

Flammes de l'enfer et missives intempestives mises à part, nul besoin d'avoir passé ces dernières années dans une grotte pour savoir que le quinquennat de François Hollande aura été marqué par la création de mouvements comme la Manif pour tous ou Sens commun. Des mouvements conservateurs, très proches des milieux catholiques, mais aussi d'une certaine partie de la droite. Bibia Pavard détaille : "La question de l'IVG reste un marqueur politique qui délimite des frontières au sein de la droite. Soit entre une droite libérale et une droite conservatrice sur les questions de valeurs et qui s'oppose à toutes les questions liées aux moeurs".

Selon elle, l'emprise de la religion s'étant affaiblie, de nombreuses personnes perdent leurs repères : "Il y a une peur de la perte des valeurs de la famille, d'un monde qui est en train de disparaître, de la fin de la civilisation. C'est un sentiment très fort qui est lié à leur marginalisation dans l'espace politique". Alors, les mouvements tels que Sens commun se raccrochent à des hommes politiques traditionalistes. L'historienne confirme : "François Fillon est un relais de ces mouvements-là. Et c'est compliqué parce qu'il est à la fois très libéral sur les questions économiques mais conservateur sur les questions sociales et de moeurs".

IVG.net : par ici, les fausses infos
IVG.net : par ici, les fausses infos

"Est-ce qu'on va supprimer les sites qui sont pour les OGM ?!"

Mais revenons un peu à nos moutons. Ou plutôt aux sites visés par le texte sur l'extension du délit d'entrave à l'IVG. Parés de jolies couleurs qui rappellent l'univers médical, ces sites sont aussi tordus et malins que Keyser Söze (le diabolique méchant d'Usual Suspects). Et ça, ça fait frémir la gauche, les associations féministes et le Planning Familial. Catherine Coutelle martèle : "Ils n'annoncent pas la couleur. Ils avancent masqués et ne disent pas qui ils sont. C'est dangereux et grave. Qu'IVG.net ait le courage de dire que c'est un site contre l'avortement ! On ne veut pas les faire fermer. Ce sont aux femmes qui auront été culpabilisées et harcelées par ces sites, qui seront tombées sur de mauvaises informations qui pourront poursuivre ces sites en disant qu'elles ont subi une entrave".

Et pendant que la gauche tente de mettre K.O. les sites en question, du côté de la droite, certains politiques se prononcent contre cette proposition de loi, invoquant la liberté d'expression. C'est le cas d'Isabelle Le Callennec, nouvelle vice-présidente des Républicains et proche de François Fillon. Quand on lui parle d'IVG.net et de ses petits copains, elle répond : "Il y a des sites qui disent que lorsqu'une femme souhaite recourir à l'IVG, elle a le droit à de l'information, et cette information est proposée par certains sites. Le Planning Familial est le premier à dire qu'il faut laisser aux femmes la capacité de décider par elles-mêmes, et quand on doit faire un choix, il faut avoir devant soi tous les choix possibles".

Quid des informations orientées, voire biaisées que l'on trouve sur ces sites web ? "Sur tous les sites internet, vous avez des informations orientées. Est-ce qu'on va supprimer les sites qui sont pour les OGM ? On attaque la liberté de penser, et là, on met le droit sur un engrenage qui est assez dangereux. La liberté d'expression est un droit fondamental dans notre pays. C'est dans les déclarations des droits de l'homme et du citoyen ! Ce n'est pas parce que cette information ne convient pas à la ministre madame Rossignol qu'il faut l'interdire".

Et d'ajouter : "Les femmes choisiront en toute connaissance de cause. Pourquoi vouloir leur interdire l'accès à certaines informations ? Ce n'est pas parce qu'elles vont aller sur un site qui est contre l'IVG qu'elles ne vont pas y avoir recours. Il faut faire confiance aux femmes quand même. Elles sont capables de raisonner par elles-mêmes". C'est vrai quoi, après tout les Françaises ne sont pas des quiches, ce sont des grandes filles. C'est à elles de démêler le vrai du faux. Parce que forcément, lorsqu'elles tapent les lettres "IVG" dans Google, c'est ce qu'elles souhaitent : recevoir en premier lieu des informations incomplètes, orientées ou erronées et choisir ensuite "en toute connaissance de cause".

Le vortex 2.0 des anti-avortement

Ces sites si bien référencés sur Google et prétendument sans danger, tiennent pourtant un discours sans équivoque. Pour preuve, une enquête menée par Madmoizelle plus tôt cette année révélait même que les sites Afterbaiz.com et Testpositif.com (tous deux visant un public jeune) ont été montés par Emile Duport, participant à la Manif pour tous et porte-parole des Survivants, une association... qui mène des actions contre l'interruption volontaire de grossesse. Et lorsqu'on téléphone au numéro vert de Testpositif.com, avec qui est-ce qu'on se retrouve au bout du fil ? Des bénévoles d'IVG.net. The boucle is bouclée.

En quelques années, ces sites sont devenus la bête noire du Planning Familial. Caroline Rehbi, la co-présidente de l'association, en a vu passer des femmes qui sont tombées malgré elles dans le vortex 2.0 des anti-IVG. Elle raconte :

"Tout de suite, les femmes qui sont tombées sur ces site nous disent : ' J'ai vu quelque chose qui n'était pas normal, je n'avais pas la bonne information. Celles qui appellent le numéro vert disponible sur le site et qu'elles laissent leur numéro de téléphone, il y a quelqu'un qui va les rappeler très souvent. Et généralement, elles disent qu'elles se sont senties oppressées, qu'elles trouvaient ça bizarre. Elles disent aussi que même après 40 minutes de discussion avec un bénévole, elles n'ont pas eu d'information, pas le nom d'un médecin, pas le numéro d'un centre IVG. On leur a même donné le numéro d'un centre de protection maternelle et infantile, donc un centre qui fait des suivis de grossesse. A aucun moment, elles disent n'avoir eu des informations claires et objectives. Ces sites font surtout pression et donnent des informations erronées".

Afterbaiz.com : Coucou ma petite, on est là pour te culpabiliser
Afterbaiz.com : Coucou ma petite, on est là pour te culpabiliser

Faut-il avoir peur de 2017 ?

Entre les vives émotions suscitées par ce texte, l'Eglise qui s'en mêle et les propos ambivalentes de François Fillon, on peut être en droit de se poser la question : faut-il avoir peur de 2017 ? Isabelle Le Callennec se veut rassurante mais ferme : "On n'est pas contre l'avortement chez les Républicains. Il faut le dire et le réaffirmer car on est en train de nous caricaturer sur ce sujet et c'est assez inadmissible. (...) François Fillon a dit et redit qu'il ne reviendrait pas sur le droit à l'IVG ni sur son remboursement. Dans quelle langue il faut le dire maintenant ?"

Et pourtant, pourtant, pourtant... la possible arrivée de la droite (et ne parlons même pas de l'extrême droite) au pouvoir inquiète. L'historienne Bibia Pavard estime : "Ce serait même impossible de revenir sur le droit à l'IVG. Mais par contre, il y a des façons insidieuses de limiter cette loi. Et ça, c'est une question qui a été posée à François Fillon pendant la primaire et à laquelle il n'a pas répondu. Par exemple, je pense aux financements. Le Planning Familial et les centres d'IVG fonctionnent avec des financements locaux mais aussi nationaux : moins les financer peut être une façon d'entraver leurs actions. Par exemple, au contraire, peut-être que des associations présentées comme des associations de prise en charge des femmes en détresse face à leur grossesse et non pas comme des associations anti-IVG, seront financées. Des signaux ont déjà été envoyés sur des questions comme la PMA et l'adoption, ça c'est quand même un retour en arrière, ou en tout cas un frein à des choses qui avaient été apportées par la gauche. Donc il pourra y avoir des choses qui ne seront pas spectaculaires mais qui seront des résistances administratives à des droits qui auront été entérinés".

Même son de cloche du côté de Caroline Rehbi, la co-présidente du Planning Familial : "Si François Fillon est élu, on aura peut-être un président qui ne remettra pas en question la loi mais elle ne restera pas telle quelle. Ça ne veut pas dire que des futurs ministres ne décideront pas de revenir sur les dernières avancées de la loi, comme le remboursement total de l'IVG par exemple. Il y a différentes manières de ne pas revenir sur la loi mais d'interdire son accès. Ça, on le voit tous les jours et il n'y a pas besoin de lui pour ça. En région, il y a des financements qui ont baissé, il y a des médecins qui font jouer la clause de conscience et qui ne pratiquent pas l'IVG, il y a des endroits où les services d'IVG sont couplés avec les services de maternité, il faut parfois faire 1h de route pour avoir accès à l'IVG ou à une maternité".

Alors, on fait quoi ? On fait l'autruche ? On gueule : "Tous des pourris" à la face du monde ? Non. On se fait entendre, on s'oppose, on occupe l'espace, on trolle les extrémistes et les rétrogrades, comme nos grands-mères, comme les Polonaises, on descend dans la rue s'il le faut. Et puis surtout, on vote. Même pas peur pour mon utérus.

Et pour rappel, les bénévoles d'IVG.net, c'est avant tout ça :