Les enfants se vengeront-ils de leurs parents qui ont posté leurs photos sur Internet ?

Publié le Mardi 10 Mai 2016
Hélène Musca
Par Hélène Musca Rédacteur
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Réseaux sociaux : faut-il poster des photos de vos enfants ?
Réseaux sociaux : faut-il poster des photos de vos enfants ?
Sur les réseaux sociaux, alors que les adolescentes se battent à coup de photos en bikini, les mamans rivalisent en mettant en scène leurs bébés : plus de 81% des enfants de moins de 2 ans vivant aux Etats-Unis ou en Europe existent déjà digitalement. Mais quels sont les dangers liés à ce phénomène ?
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Poster ou ne pas poster de photos de son bébé sur les réseaux sociaux, telle est la question qui préoccupe les parents modernes. En France, vu les risques encourus si votre enfant décide de vous poursuivre, la photo a intérêt à en valoir le coup : le gouvernement a rappelé que selon les lois régissant le droit à l'image d'un enfant mineur, vous pourriez encourir jusque 45 000 euros d'amende et un an de prison.

Un rappel intéressant quand on sait que de plus en plus de parents s'habituent à partager les détails du quotidien de leurs enfants sur les réseaux sociaux. Une étude menée par Nominet en mai 2015 sur l'empreinte digitale des enfants a prouvé qu'en Grande-Bretagne, les parents postaient environ 200 photos par an de leurs enfants lorsqu'ils avaient en dessous de 4 ans, ce qui signifie qu'avant ses 5 ans, un enfant pourrait déjà avoir plus de 1000 photos de lui en ligne. Nos photos d'enfance compromettantes où l'on faisait des acrobaties tout nu au milieu du salon le jour du Noël et où l'on mangeait de la terre s'étalent aujourd'hui partout sur la Toile au lieu de rester soigneusement enterrées au fond de nos vieux albums de photos de famille.

Un empiètement sur la vie privée

Quand les parents étalent la vie de leurs bébés sur les réseaux sociaux...
Quand les parents étalent la vie de leurs bébés sur les réseaux sociaux...

Et une fois que ces photos sont en ligne, elles y restent. C'est tout le problème d'Internet. "La photo favorite de votre enfant assis sur le pot pour la première fois risque de ne pas être sa préférée, à lui, quand il aura 13 ans", explique l'écrivain et psychologue pour enfants Catherine Steiner-Adair dans The Guardian. Sans compter que vos clichés peuvent être repris par les gens qui ont accès à votre profil : il est dur d'effacer toutes ces traces sur le web. Et si vous êtes responsable de votre image et des photos de vous que vous décidez de partager, les parents qui postent des photos de leurs enfants en partant du principe que "c'est le mien, ça ne pose pas de problème" semblent oublier qu'aux yeux des lois régissant le droit à l'image et le respect de la vie privée de mineurs (très strictes en France), c'est un délit.

Le professeur Nicola Whitton de l'université métropolitaine de Manchester insiste sur ce point, en se risquant à jouer les Cassandre : "Je pense qu'on va faire face à une réaction très violente dans quelques années de la part de ces jeunes, quand ils réaliseront que l'intégralité de leur vie, depuis le jour de leur naissance, est en ligne sur les réseaux sociaux, avec tous les problèmes que cela implique", expliquait-elle dans le même article pour The Guardian. "Ça peut sembler excessif, mais mon opinion est qu'il ne faudrait pas poster de photos de ses enfants jusqu'à ce qu'ils soient en âge d'en parler avec vous", ajoute-t-elle. Elle incite également les parents à la vigilance : toujours d'après l'étude Nominet sur l'empreinte digitale des enfants, 17% des parents n'auraient jamais vérifié leurs paramètres de confidentialité. Et partager une photo de votre enfant de 3 ans avec 50 amis proches est une chose, la rendre accessible à des milliers d'inconnus en est une autre, dont on peine parfois à mesurer les conséquences.

Une mise en danger de l'enfant ?

Réseaux sociaux et photos d'enfants : un danger bien réel
Réseaux sociaux et photos d'enfants : un danger bien réel

Car outre l'embarras que cela peut susciter, les dangers peuvent être bien plus conséquents : poster des photos de votre enfant revient à empiéter sur sa vie privée, mais aussi à compromettre sa sécurité. Pour les hackers et les spécialistes du vol d'identité, plus vous fournissez de détails sur une personne, plus il est aisé de bâtir une fausse identité solide. Les photos de votre marmot sur son pot sont une véritable aubaine pour ces faussaires professionnels : d'après une étude d'AllClearID en 2012, les enfants ont 35% de chances de plus d'être les cibles de vols d'identité que les adultes, et ce pourcentage est en hausse constante. Ces clichés d'enfance parfois embarrassants peuvent aussi nourrir des harcèlements en ligne et venir illustrer des campagnes de lynchage et d'humiliation publique sur les réseaux sociaux. Bien qu'il existe des options pour forcer un utilisateur à retirer une photo, en la signalant - l'enfant peut le faire lui-même dès ses 14 ans, sinon c'est ses parents qui doivent effectuer la démarche-, cela demeure compliqué et n'empêche pas un tiers de la remettre en ligne plus tard ou de la faire circuler sur une autre plateforme.

Etant donné la nouveauté relative des réseaux sociaux, on peine encore à en cerner tous les dangers et à en contrer toutes les menaces. Sonia Livingstone, professeur à la London School of Economics, incite à la prudence avant d'exhiber son bambin sur les réseaux sociaux : "Chacun doit prendre en considération ses besoins mais aussi ceux des autres, en gardant en tête que le monde digital est en pleine évolution, que les images postées le sont de manière permanente, et que les conditions de partage et les normes changent en permanence et de manière imprévisible". Toute image publiée doit être considérée comme publique : c'est ce qu'il faut garder à l'esprit avant de publier une photo de votre enfant. L'entreprise néerlandaise Koppie Koppie l'a d'ailleurs brillamment rappelé en piégeant volontairement des parents : l'entreprise a conçu des muggs à l'effigie de leurs enfants en récupérant les photos postées sur les réseaux sociaux. Effet garanti... En mars 2016, la gendarmerie nationale a lancé une mise en garde générale à l'égard des parents : elle a insisté sur la nécessité de préserver la vie privée des mineurs et leur image sur les réseaux sociaux afin d'éviter d'attirer un prédateur sexuel. Pour les spécialistes des réseaux sociaux, cette diffusion excessive de photos peut également amener l'enfant à ne pas juger correctement ce qu'il doit poster ou non sur Internet. De quoi revenir sur ses gardes !

Un obstacle au bien-être des enfants ?

Se valoriser à travers son enfant : les dérives des parents sur les réseaux sociaux
Se valoriser à travers son enfant : les dérives des parents sur les réseaux sociaux

Au-delà de ces situations extrêmes, qui demeurent des cas exceptionnels même si l'on est loin du risque zéro, poster des photos de sa progéniture sur les réseaux sociaux présente un autre danger : il semble que cela distorde considérablement le rapport parent/enfant. En effet, comme toujours, les réseaux sociaux impliquent une mise en scène de soi : on y construit une image idéalisée de nous-même, qu'on alimente ensuite par nos posts. Et il semblerait que certains parents s'appuient sur leurs enfants pour se valoriser. Comme en témoigne le docteur Steiner-Adair dans son livre The Big Disconnect: Protecting Childhood and Family Relationships in the Digital Age, la plainte qui revient le plus fréquemment dans la bouche des enfants est que leurs parents sont devenus "obsédés" par ces photos : ils cherchent en permanence à poster des photos de leurs enfants dans des situations valorisantes (lorsqu'ils gagnent une compétition ou accomplissent quelque chose par exemple). Les enfants subissent alors une pression insidieuse et très violente : ils doivent performer afin que papa et maman puissent être fiers et le montrer en postant des photos. Comme l'explique très bien MIC, l'enfant devient un objet de valorisation, une dorure de plus dans la construction de l'image fictive qu'on cherche à mettre en place sur les réseaux sociaux.

Cette instrumentalisation de l'enfant peut être très douloureuse pour lui, et provoquer une perte de ses repères et de sa conscience en soi, voire même des troubles de comportement, décrits par Caroline Steiner-Adair dans son best-seller. Inconsciemment, ils ont l'impression de ne plus exister qu'en tant que faire-valoir : ce ne sont plus leurs qualités qui comptent mais bien le nombre de likes dont ils gratifieront leurs parents. "Ils regardent dans le public pour trouver leurs parents et tout ce qu'ils voient, c'est une mer de smartphones... alors que tout ce qu'ils auraient voulu, c'est de vous voir leur sourire et les encourager", conclue Steiner-Adir.

Si grandir n'a jamais été une tâche aisée, l'apparition des réseaux sociaux et la soumission permanente au regard de l'autre qu'ils induisent semblent la compliquer encore davantage. Et on est parfois bien heureux d'avoir grandi à une époque où les photos embarrassantes prenaient la poussière dans de vieux albums qui n'avaient rien de virtuel, et où on se faisait priver de dessert pendant une semaine si on écrivait sur un mur.