Les femmes cheffes : bien présentes, mais toujours invisibles

Publié le Mardi 04 Juillet 2017
Charlotte Arce
Par Charlotte Arce Journaliste
Journaliste en charge des rubriques Société et Work
Anne-Sophie Pic et une cheffe de brigade dans son restaurant Maison Pic, à Valence
Anne-Sophie Pic et une cheffe de brigade dans son restaurant Maison Pic, à Valence
Dans son savoureux documentaire "À la recherche des femmes chefs", la réalisatrice Vérane Frédiani sillonne la planète pour donner la parole aux femmes qui inventent la cuisine de demain dans l'ombre de leurs pairs.
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Si l'on vous demande, à brûle-pourpoint, de citer un ou deux chefs français étoilés, il y a fort à parier que les premiers noms qui vous viendront à l'esprit seront ceux de chefs ultra-médiatisés, de ceux que l'on voit régulièrement dans les émissions culinaires et officient dans les cuisines des palaces parisiens. Alain Ducasse, Yannick Alléno. Peut-être aussi Alain Passard, Pierre Gagnaire ou encore Christian Le Squer. Que des hommes. Elles existent, pourtant, les femmes chefs, dont le savoir-faire culinaire a été récompensé par le célèbre guide Michelin. Adeline Grattard chez Yam'Tcha, Dominique Crenn, élue en 2016 Meilleure femme chef du monde par le World's 50 Best, ou encore Anne-Sophie Pic, seule cheffe française triplement étoilée.


Inconnues du grand public, sous-médiatisées et souvent ignorées par les grands festivals culinaires, les femmes chefs sont les protagonistes du documentaire de Vérane Frédiani. Dans À la recherche des femmes chefs, la réalisatrice gastronome donne la parole à celles qui font la cuisine de demain, qu'elles dirigent la brigade d'un étoilé ou soient à la tête de tables plus confidentielles. Bien décidée à comprendre pourquoi les femmes ont encore tant de mal à s'imposer aux fourneaux, Vérane Frédiani a parcouru pendant deux ans la planète à la recherche de celles qui veulent aujourd'hui inverser la tendance. "Ma première idée, c'était de consacrer un documentaire à la place des femmes dans le monde professionnel, nous raconte la réalisatrice. Je voulais trouver un sujet qui puisse parler à toutes les femmes et montrer à quel point s'imposer dans un univers foncièrement masculin est compliqué."

Déjà auteure d'un documentaire sur l'univers culinaire, Steak (R)evolution, Vérane Frédiani sent qu'elle tient avec la gastronomie un prisme à travers lequel il est possible de parler de sexisme et des inégalités que subissent les femmes dans leur vie professionnelle.

Un milieu trop masculin

Car comme d'autres secteurs – comme celui de l'ingénierie -, le milieu de la cuisine est révélateur des barrières que doivent franchir les femmes pour prises au sérieux et respectées. Elles ont beau représenter au moins la moitié des effectifs dans les prestigieux établissements culinaires comme Le Cordon Bleu ou l'École Ferrandi, les femmes sont quasiment absentes des classements de chefs établis par les institutions qui comptent.

Aujourd'hui, on compte moins de 5% de femmes parmi les chefs étoilés. Seules 5 femmes ont réussi à décrocher une troisième étoile, deux ont été sacrées Meilleur Ouvrier de France. On est loin de l'égalité femmes-hommes tant espérée.

Le poids des traditions et la prégnance du vocabulaire militaire, hérité du chef Auguste Escoffier, le rythme de travail soutenu et la pression pendant le coup de feu ont eu pour effet de voir les femmes déserter les fourneaux. Elles ont été remplacées par des hommes jugés plus autoritaires et donc plus à même de diriger des brigades de cinquante cuistots. "Le poids que les femmes ont sur elles, dans tout ce qu'elles font, les entrave, estime Vérane Frédiani. Si l'on échoue, c'est avant tout parce qu'on est une femme mais si on réussit, on minimise notre succès."

Pourtant, des femmes en cuisine, il y en a eu. Dans les années 1930, avant d'obtenir ses lettres de noblesse et donc d'attirer l'attention des hommes, le monde de la cuisine était dominé par les Mères Lyonnaises. Dans leurs casseroles, mijotaient des plats savoureux mais sans prétention. À la recherche des femmes chefs revient sur cette période charnière. C'est l'arrivée de la Nouvelle Cuisine dans les années 70 pensée par une nouvelle génération de chefs qui a progressivement chassé les femmes des cuisines.

Aujourd'hui, heureusement, une nouvelle génération de femmes les réinvestit. Cheffes de grandes tables ou de restaurants plus modestes, elles imposent leur style culinaire, leur façon de travailler, à des brigades certainement moins sous pression que lorsqu'elles sont sous autorité masculine. Davantage dans la transmission que dans la domination, les femmes changent le rapport de force. Il n'y a qu'à voir à l'oeuvre la cheffe Anne-Sophie Pic pour s'en convaincre. Sous l'objectif de Vérane Frédiani, la cheffe rectifie et sublime une sauce, tout en douceur et en pédagogie. "Le côté militaire, au carré, ça ne fonctionne plus aujourd'hui, que ce soit dans les brigades qu'auprès des clients, affirme la réalisatrice. C'est un effet de la mixité grandissante dans les cuisines."

"Il faut qu'on arrête d'être subjuguées par un homme qui manie une poêle et trouver parfaitement normal qu'une femme sache bien cuisiner, poursuit Vérane Frédiani. C'est à nous de changer notre vision des femmes chefs. C'est à nous de nous remettre en question. J'espère que le film servira à ça."

Une assiette dressée par Adeline Grattard, cheffe étoilée de Yam'Tcha, à Paris
Une assiette dressée par Adeline Grattard, cheffe étoilée de Yam'Tcha, à Paris

Le syndrome de la bonne élève

Car si certains hommes sont passés maîtres dans l'art d'occulter l'absence de femmes à des postes clés en cuisine – le témoignage de Luc Debanchet, créateur du festival Omnivore, est particulièrement édifiant -, les femmes aussi ont leur part de responsabilité dans leur manque de visibilité, juge la réalisatrice. Convaincues (à raison) qu'elles doivent cravacher deux fois plus que les hommes pour montrer l'étendue de leur savoir-faire, les femmes chefs sont à l'image des femmes dans le monde professionnel : en crise de légitimité. "Les femmes doivent être plus sérieuses, plus disciplinées pour être à peu près autant respectées que les hommes", analyse Vérane Frédiani, qui déplore les conséquences de ce syndrome de la bonne élève.

Trop occupées à prouver aux autres et à elles-mêmes qu'elles méritent la place qu'elles occupent, beaucoup de femmes chefs négligent ce qui est pourtant devenu l'un des piliers de la gastronomie au masculin : la communication. Quand Alain Ducasse ou Yannick Alléno signent moult livres de cuisine et participent à des émissions culinaires, les femmes, elles, restent en cuisine. Elles ont aussi du mal à networker, à tisser des réseaux comme les hommes pourraient le faire. "En France notamment, il y a un vrai problème avec la solidarité féminine. Que ce soit dans la cuisine ou ailleurs, il y a si peu d'élues qu'on se bagarre entre nous pour avoir les places. On a aussi beaucoup de mal à demander un service, à se placer pour réussir. Cette réticence à se mettre en avant est typiquement féminine."

C'est justement pour tisser des liens de solidarité entre femmes que de plus en plus d'initiatives 100% féminines font leur apparition. Pour contrecarrer ces festivals culinaires trustés par les hommes, la journaliste Maria Canabal a eu l'idée de fonder le Parabere Forum, une plate-forme internationale indépendante qui met à l'honneur les femmes et la gastronomie. Pour sa deuxième édition, qui s'est tenue à Barcelone en mars dernier, la Française Dominique Crenn, la Slovène Ana Ros et la Sud-Africaine Margot Janse comptaient parmi les intervenantes.

C'est aussi ces initiatives, nécessaires, que met en lumière À la recherche des femmes chefs. Loin de se focaliser sur la misogynie en cuisine – qui existe pourtant bel et bien -, Vérane Frédiani a préféré tabler sur les parcours de femmes qui, malgré les obstacles, n'ont jamais baissé les bras pour aller jusqu'au bout de leurs objectifs. Si l'on peut déplorer que le documentaire élude totalement les problèmes que rencontrent les femmes dans les brigades – à commencer par le harcèlement sexuel ou la difficile conciliation entre carrière et vie de famille – on ne peut que saluer sa mise à l'honneur de femmes aux destins exceptionnels et porteuses de projets inspirants et solidaires. Comme celui de la prodige Kamilla Seidler, qui a quitté le confort des restaurants de Copenhague pour monter Gustu, en Bolivie, où elle apprend aux enfants de La Paz l'art de cuisiner, ainsi que les vertus de la mixité. "C'est ce mélange des genres qu'il faut encourager car il ne peut apporter que de la richesse : notre expérience de la vie, nos envies sont différentes, tout comme les raisons qui nous ont menées à la cuisine. En tant que femmes, les cheffes pas les mêmes parcours que les hommes, ni les mêmes histoires à raconter. C'est évident qu'on rate beaucoup de choses, encore aujourd'hui, en excluant des cuisines les femmes, qui représentent la moitié de la société", estime Vérane Frédiani. On espère qu'avec À la recherche des femmes chefs, le message est passé.

À la recherche des femmes chefs de Vérane Frédiani, documentaire (1h30), en salle mercredi 5 juillet 2017