Qui sont les visages féminins de Mai 68 ?

Publié le Mercredi 16 Mai 2018
Léa Drouelle
Par Léa Drouelle Journaliste
Mai 68 : des femmes emblématiques du mouvement
Mai 68 : des femmes emblématiques du mouvement
Dans l'imaginaire collectif, les événements de Mai 68 ont été initiés, conduits et incarnés par des hommes. Mais les femmes étaient elles aussi bel et bien présentes. Plusieurs d'entre elles restent profondément emblématiques de ce mouvement historique dont nous célébrons les 50 ans cette année.
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Il y a 50 ans jour pour jour, la société française était plongée au coeur d'une révolte étudiante et citoyenne sans précédent, qui symbolise entre autres la libéralisation des moeurs sexuelles, le rejet de la société de consommation, et la liberté individuelle.

Des rêves que les femmes partageaient tout autant que les hommes, si ce n'est plus, elles qui vivaient à une période où elles découvraient tout juste la contraception mais n'avaient pas le droit d'avorter, et où beaucoup étaient encore reléguées à leur simple statut de femme au foyer.

Pourtant, lorsqu'on évoque les grandes figures de Mai 68, on ne mentionne que des hommes : Daniel Cohn-Bendit, Alain Geismar, Jacques Sauvageot... N'y avait-il donc pas de femmes dans les foules ? Bien sûr que si. Tout comme leurs homologues masculins, elles soulevaient les pavés du Boulevard Saint-Germain, scandaient des slogans, tractaient...

Beaucoup d'entre elles ont laissé leur empreinte et certaines demeurent un symbole fort de cette révolution estudiantine, à l'instar de ces cinq femmes qui resteront gravées dans les esprits des "soixante-huitards" par leur engagement, leur goût des mots, leurs espoirs et leur soif infinie de liberté.

Marguerite Duras : "Il est interdit d'interdire"

Marguerite Duras avec Jean Genet, à Paris, mai 1968
Marguerite Duras avec Jean Genet, à Paris, mai 1968

La célèbre écrivaine, qui a signé L'Amant, a joué un rôle déterminant lors des événements de Mai 68. À l'époque, elle n'est plus étudiante depuis longtemps, puisqu'elle a 54 ans. Émerveillée du paysage d'étudiants en colère qui défilent dans les rues de Paris, elle ne tarde pas à prendre part au mouvement. De la même manière que le cinéaste Jean-Luc Godard suivait les foules caméra au poing, l'autrice de La Vie Tranquille rejoint la révolution un stylo à la main, prête à dégainer ses plus beaux slogans... dont le plus célèbre du mouvement : "Il est interdit d'interdire !"

Avec Maurice Nadeau et Michel Leiris, Marguerite Duras invite les artistes et les intellectuels à boycotter l'ORTF, la radio et la télévision françaises sous monopole de l'État. Elle lance également aux côtés de Michel Butor, Nathalie Sarraute et Jean-Pierre Faye l'Union des écrivains, un groupe littéraire réuni dans les locaux de la Société des Gens de Lettres qui sera le théâtre de nombreuses assemblées générales et le point de rendez-vous de nombreux militants et intellectuels de gauche pendant les événements de mai 68.

Juliet Berto : "Je voudrais vraiment arriver à toucher quelque chose d'essentiel et sans prétention"

Jeune actrice des années 60, Juliet Berto s'est faite connaître au cinéma dans le film de Godard La Chinoise, réalisé en 67. "Je voudrais vraiment arriver à toucher quelque chose d'essentiel et sans prétention. Je voulais balancer un peu de lumière, si on peut dire. Parce que les nuages, la grisaille, y'en a marre. Et tout le monde en crève autour." Charismatique et combative, elle incarnait la jeunesse emblématique de mai 68, avide de liberté et de découvertes.

Toujours dans les manifs un cornet de frites à la main, elle demeure, du point de vue de nombreux cinéastes et intellectuels de l'époque, le visage du cinéma français le plus emblématique de Mai 68. À l'époque, on la voit en train de manifester aux côtés de l'actrice Anne Wiazemsky, petite-fille de l'écrivain François Mauriac et épouse de Jean-Luc Godard, qu'elle a rencontrée sur le tournage de La Chinoise.

Juliet Berto dans le film de Jean-Luc Godard, La Chinoise, 1967.
Juliet Berto dans le film de Jean-Luc Godard, La Chinoise , 1967.

Annette Lévy-Willard : "On a bien baisé et on s'est bien fait baiser"

Étudiante, la vingtaine, libre et décomplexée en 68, Annette Lévy-Willard- aujourd'hui grand reporter à Libération- se démarquait par ses tenues vestimentaires "osées" (bottes de cuir et mini-jupes) et son esprit libre. On la trouvait souvent au Café de Flore, et "Faites l'amour, pas la guerre" était son slogan préféré pendant Mai 68. Passé par la fac de Nanterre puis celle de la Sorbonne, deux lieux ô combien symboliques du printemps 68, Annette Lévy-Willard était en première loge et a participé activement au mouvement. Période dont elle garde un souvenir doux-amer.

Elle se souvient notamment que les filles étaient souvent mises à l'écart par les garçons, qui occupaient toujours la première place dans les débats. La journaliste reste également très marquée par les lendemains de désillusion de Mai 68 : "si l'on a beaucoup rigolé, la gueule de bois a été lourde", explique-t-elle au Monde. Elle fait notamment référence à la manifestation du 30 mai organisée pour célébrer le président de la république Général de Gaulle, et qui symbolise la fin de Mai 68. "On a bien baisé et on s'est bien fait baiser", résume-t-elle.

Anne Zelensky : "Qu'est-ce qu'on attend ? On n'a qu'à les écrire, les slogans..."

Figure emblématique du féminisme en France, Anne Zelensky a co-fondé avec Jacqueline Feldman le Féminin, Masculin, Avenir (FMA), groupe militant féministe ancêtre du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), créé dans le sillage de Mai 68. Mouvement dans lequel Anne Zelensky s'est activement illustrée.

Cette proche de Simone de Beauvoir est en effet restée aux côtés des étudiants tout au long des manifestations, notamment à l'université de la Sorbonne, où elle tenait un stand avec les militantes du FMA. Pour elle, les véritables portées du mouvement de Mai 68 ne sont pas les revendications des manifestants et les partis politiques qui les portaient, mais les sujets de société sous-jacents tels que le féminisme, l'écologie ou la revendication de la société civile.

En constatant que pendant Mai 68, les femmes n'avaient leur place ni en tête de cortège, ni sur les banderoles, Anne Zelensky s'est exclamée : "Qu'est-ce qu'on attend ? On n'a qu'à les écrire les slogans !". Jamais à court d'idées, la militante a en tête tout un arsenal de citations prononcées par des femmes importantes de l'Histoire. Un feutre, une banderole... et la voilà, comme Marguerite Duras, à rédiger des slogans pour donner de la voix aux femmes.

Une belle initiative mais qui, du point de vue de cette militante féministe, est loin d'être suffisant : "Ce qui manque, c'est un grand débat. On parle de tout sauf de la situation des femmes...", avait-elle déclaré. Deux ans plus tard, on assistait à la création du MLF.

Caroline de Benderm : "Le drapeau vietnamien me convient comme le symbole d'une guerre que toute la jeunesse dénonce"

Caroline de Benderm, 13 mai 1968, Paris.
Caroline de Benderm, 13 mai 1968, Paris.

On la surnomme la Marianne de Mai 68. Le 13 mai 1968, Caroline de Bendern, jeune mannequin anglaise en goguette à Paris, participe aux manifestations étudiantes et rejoint le cortège qui part de la Place Edmond-Rostand, dans le 6e arrondissement de la capitale. Fatiguée, elle monte sur les épaules de Son ami Jean-Jacques Bedel. L'instant d'après, on lui tend un grand drapeau vietnamien, qu'elle saisit et brandit de sa main gauche. "Le drapeau vietnamien me convenait comme le symbole d'une guerre que toute la jeunesse dénonce", racontera-elle dans une interview accordée au journal Le Monde neuf ans plus tard.

Une horde de reporters photographes venus couvrir les manifestations ne tardent pas à la repérer, juchée sur les épaules de son ami. Inconsciemment, sans doute par déformation professionnelle, Caroline de Bendern prend la pause. Publiée 11 jours plus tard dans le magazine américain Life, la photographie ne tarde pas à faire le tour du monde. Et ce pendant des décennies.

À tel point que Caroline de Bendern écope d'une image de militante gauchiste qui lui collera à la peau. Ses exploits militants ne sont d'ailleurs pas au goût de son grand-père, le puissant comte de Bendern, qui lui coupe les vivres avant de la déshériter définitivement. Réutilisée à de nombreuses reprises, la photo ne rapportera jamais rien à Caroline de Bendern.


Elle a bien essayé de faire vouloir son droit à l'image mais la justice ne lui a jamais accordé. "Elle s'est d'elle-même mise en avant : elle est juchée sur les épaules de quelqu'un, elle brandit un drapeau communiste. Tous ces éléments réunis permettent de dire que oui, (elle pouvait) personnifier mai 68", avait estimé l'avocat Guillaume Sauvage, au micro de France Inter.

Aujourd'hui installée en Normandie, Caroline de Bendern n'a rien perdu de son esprit libre et bohème et demeure une militante dans l'âme. Elle s'est récemment battue contre le Brexit, raconte-elle dans un entretien accordé au journal anglais The Guardian.