La domination masculine n'a pas d'âge. Cela, on le comprend quand on s'attarde sur un sujet trop passé sous silence malgré la libération globale de la parole et de l'écoute : les violences conjugales dont sont victimes les personnes âgées. Car parmi les couples septuagénaires, octogénaires et plus, les violences, qu'elles soient physiques, psychologiques, verbales, ne s'arrêtent pas.
Cela, la sociologue et co-directrice des cahiers de la Lutte contre les Discriminations Johanna Dagorn le démontre dans cette étude prenant en compte les violences en Nouvelle-Aquitaine, à travers la parole des victimes et des témoins. En considérant uniquement les violences conjugales, observe l'experte, la prévalence des violences masculines au fil de l'âge "demeure constante", des statistiques officielles aux réponses au questionnaire de l'enquête – menée en étroite collaboration avec les associations dédiées.
La vulnérabilité physique n'exclue pas les violences, et peut même les exacerber. Pourtant, on peine encore à considérer ce sujet à sa juste mesure. Mais pourquoi ?
Pour mesurer un problème, encore faut-il avoir des chiffres. Or, les statistiques annuelles de l'Insee et de l'Observatoire national des violences faites aux femmes ne considèrent pas les violences passées un certain âge. Elles ne prennent en compte que celles subies par les personnes âgées de 18 à 75 ans. "Il y a des catégories de femmes qui restent en dehors des radars. Les très jeunes femmes elles aussi ne sont pas aussi accompagnées qu'elles le devraient", observe Anne-Charlotte Jelty, responsable de formation au sein de la Maison des Femmes de Saint-Denis.
Pierre Czernichow, président de la Fédération 3977, qui agit contre les maltraitances envers les personnes âgées et les majeurs en situation de handicap, s'étonne lui aussi de la mise de côté des plus de 75 ans dans ces données officielles : "Je pense que c'est une construction sociale. : il y a l'idée que quand on est au-delà d'un certain âge, on est à l'écart de la vie sociale, et qu'il ne peut rien vous arriver à part mourir. A l'évidence, ce n'est pas fondé sur des faits, mais sur des représentations, un imaginaire collectif".
Pourtant, sur 2378 situations de maltraitances à domicile ayant fait l'objet d'une alerte auprès de la Fédération en 2021, "dont la personne mise en cause est bien précisée", Pierre Czernichow nous précise que dans 744 cas (soit 31%), cette personne était bel et bien le conjoint de la victime. Un chiffre qui n'a donc rien d'anodin.
Ce manque de visibilité fait écho à celui qu'éprouvent généralement les principales concernées dans notre société. A travers son étude, Johanna Dagorn observe que les violences faites aux femmes âgées sont particulièrement fortes en zone rurale. Un cadre qui exacerbe plusieurs facteurs, comme l'isolement, la solitude, la dépendance. Ces critères sont très souvent évoqués lorsqu'il est question de ce sujet. "La violence aussi est un fait culturel. Elle touche les gens car ils sont isolés, fragilisés", note Pierre Czernichow.
A l'unisson, Anne-Charlotte Jelty considère que les femmes âgées victimes sont potentiellement "des femmes plus précaires, qui ont une vie sociale plus isolée, moins dans la vie active, les associations ou près des services sociaux". La libération de la parole est difficile lorsque l'écoute s'éloigne.
Mais alors que les violences faites aux seniors sont principalement évoquées lorsqu'il est question de maltraitance en établissements spécialisés comme les EHPAD, de quoi parle-t-on au juste en abordant le sujet des violences conjugales ?
"Quand dans un couple il y a des dysfonctionnements, des violences, que celui-ci ait 20 ou 70 ans, il n'y a pas de différences de fond. Mais lorsqu'il est âgé il a traditionnellement plus d'ancienneté et cela traduit donc une situation de tolérance assez longue. On insiste souvent sur le fait qu'on est alertés sur des situations, des faits, qui résultent d'un processus plus ancien", explique Pierre Czernichow. Une chose est certaine, la violence n'apparaît donc pas à l'âge de la retraite. Mais celle-ci, synonyme d'exclusion, n'arrange rien, quand elle n'empire pas tout simplement la situation conjugale.
"La violence ne vient pas en vieillissant. On observe des couples où perdurait une forme de violence psychologique. Lorsque le conjoint se retrouve à la retraite, il est davantage présent, dans le même espace, alors cette violence s'exacerbe, et peut devenir physique", relate Anne-Charlotte Jelty. La situation est comparable à ce qui a pu s'observer durant le confinement : le huis-clos imposé a engendré une augmentation des violences conjugales.
De même, les hommes qui perdent leur emploi, confrontés à "une situation de fragilité ressentie par rapport à la place qu'ils occupent dans la société", peuvent très bien devenir des auteurs de féminicides, note la formatrice de la Maison des Femmes. "Notre société enferme les hommes dans des injonctions virilistes. Quand ils perdent en autonomie, ne peuvent plus se déplacer ou s'exprimer correctement, ils perdent en domination : c'est donc insupportable pour eux, alors ils se vengent sur leurs conjointes", analyse notre interlocutrice.
Mais quelles formes prennent ces violences ? Elles peuvent être physiques, mais plus encore psychologiques, verbales, de la manipulation aux humiliations, pas toujours explicites. Dans ce cadre, demeure quelque chose de systématiquement féminin : la prise en charge. Associée au "care", à savoir le soin de l'autre, et sans forcément avoir en sa possession les moyens d'un placement en institution spécialisée, la conjointe peut en venir à s'occuper elle-même de son mari, moins autonome, comme elle a pu s'occuper de ses enfants.
La charge est multiple : domestique, conjugale, émotionnelle... C'est un poids psychologique supplémentaire qu'elle éprouve alors. "D'autant plus qu'à cela s'ajoute le risque de devoir gérer leur agressivité. Par la maladie et la vieillesse, le conjoint peut être violent envers sa compagne. Mais est-ce que les femmes ont vocation à absorber la violence quand bien même elle serait liée à la maladie ?", s'interroge Anne-Charlotte Jelty.
De même, en prenant en considération les rares cas des femmes âgées autrices de violences envers leurs conjoints, la sociologue Johanna Dagorn déduit que "que si rien ne légitime la violence, elle est ici très souvent le résultat de la position d'aidante épuisée". Des deux côtés, un schéma identique.
Face à cela, comme le révèlent les chiffres du 3977 (numéro national dédié à lutter contre les maltraitances envers les personnes âgées et les adultes en situation de handicap), les violences sont volontiers signalées aux associations et fédérations spécialisées. Mais ce sont rarement les femmes concernées qui tirent la sonnette d'alarme. "Il peut y avoir des troubles sensoriels, cognitifs, cela peut être compliqué pour plusieurs raisons d'alerter soi-même", détaille le président de l'association Fédération 3977, Pierre Czernichow.
A la Maison des Femmes, on a déjà vu enfants ou petits-enfants faire la démarche et venir en compagnie d'un parent ou d'un grand-parent. "Il y a des enfants qui disent : 'il faut que tu quittes papa, il est violent, ça suffit'. Tout cela passe par leur parole. Une patiente accompagnée de sa fille de 35 ans est venue nous voir il n'y a pas si longtemps", détaille Anne-Charlotte Jelty.
Celle-ci insiste d'ailleurs sur l'importance pour les associations de proposer des formations aux personnels qui vont au domicile, aux aides soignantes, aux auxiliaires de vie, afin de repérer et d'accompagner les femmes victimes de violences. Une initiative qui importe. En Suisse, à Fribourg, le Bureau de l'égalité a organisé cette année une formation consacrée aux violences au sein des couples âgés, dispensée aux professionnels, infirmiers, assistants sociaux. Une manière d'apprendre, de sensibiliser, et de mettre en lumière ce tabou.
"On ne peut pas se contenter de réparer, de mettre à l'abri, de punir, il faut comprendre les mécanismes, les facteurs qui expliquent ces violences, le contexte social, économique", alerte de son côté le président de la Fédération de lutte contre la maltraitance des personnes âgées. Un enjeu considérable.