Emma : "Je dessine pour faire changer les choses"

Publié le Mercredi 29 Novembre 2017
Charlotte Arce
Par Charlotte Arce Journaliste
Journaliste en charge des rubriques Société et Work
Emma : "Je dessine pour faire changer les choses"
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Après avoir fait un carton au printemps avec sa BD sur la charge mentale, la dessinatrice Emma poursuit son travail de réflexion et d'éducation contre le sexisme et les injustices sociales dans "Un autre regard 2" (Massot Éditions). Nous l'avons rencontrée pour parler féminisme, tâches ménagères et interdiction du port du voile.
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Notre interview avec Emma a failli être un rendez-vous manqué. Malgré nos mails enthousiastes à son attachée de presse pour pouvoir nous entretenir avec elle, entre ses participations à des émissions de radio et des table rondes sur le féminisme, impossible de trouver un créneau dans son emploi du temps surchargé.


Il faut dire que depuis ce printemps et la publication sur son blog de "Fallait demander", sa BD sur la charge mentale, Emma est devenue l'une des porte-étendards de la cause féministe en France. Mieux : avec ses dessins tout simples - qu'elle qualifie humblement de "moches" -, la dessinatrice rend accessible des concepts qui jusqu'ici n'étaient connus que dans les cercles universitaires et militants. La charge mentale en est le meilleur exemple : en une poignée de dessins percutants, Emma prouve que si les hommes participent bien aux tâches domestiques, ils se voient toujours comme des exécutants des ordres de leur compagne, forcément perçue comme la "cheffe de projet" du ménage, des courses et de l'éducation des enfants.

Extrait de "Fallait demander"
Extrait de "Fallait demander"

Suite à l'énorme succès rencontré sur son blog et les réseaux sociaux, Emma revient cet automne en librairie avec Un autre regard 2 (Massot Éditions) où elle s'interroge, entre autres, sur la double journée qu'endurent les femmes, sur l'inutilité de certains jobs ou nos préjugés sur les émotions féminines. Sans jamais virer donneuse de leçon, Emma met le doigt là où il faut pour nous faire prendre conscience de ce qui ne va pas dans notre société.

Terrafemina : Votre bande-dessinée "Fallait demander" sur la charge mentale a fait un carton incroyable au moment de sa sortie et continue aujourd'hui d'être partagée. Vous attendiez vous à un tel succès ?

Emma : Pas du tout, c'est assez phénoménal. Encore maintenant, on me propose des émissions sur le sujet de la charge mentale, de la répartition des tâches domestiques, et elles font énormément d'audience. Si ça fonctionne aussi bien, c'est je pense parce qu'il y a là un vrai sujet à côté duquel tout le monde était passé : le gouvernement, les institutions et même les groupes féministes - dont je fais partie - et dont les femmes se sont saisies. Je savais que je mettais le doigt sur quelque chose de sensible. Déjà parce que c'est quelque chose que je vivais au quotidien, une difficulté que je n'arrivais pas à surmonter. Et puis parce que je ressentais la même chose dans mon entourage. Le fait de ressentir une injustice qu'on n'arrive pas exprimer, que l'autre ne saisit pas parce qu'elle est invisible, c'est quelque chose de douloureux. Ce n'est pas moi qui ai théorisé la charge mentale mais je voulais l'illustrer avec des situations concrètes. Cette BD est un pont entre le monde de la sociologie, qui est très riche, très intéressant mais assez fermé et notre monde à nous, celui du quotidien.

Extrait de "Fallait demander"
Extrait de "Fallait demander"

Quelle réaction la BD "Fallait demander" a-t-elle suscité chez les hommes ?

Emma : J'ai eu un panel assez large de retours. Il y a eu beaucoup d'hommes qui m'ont remerciée parce qu'ils se pensaient sincèrement féministes, qu'ils participaient aux tâches ménagères et qui du coup ne comprenaient pas pourquoi leur compagne leur en voulait. C'est en lisant la BD qu'ils ont compris qu'ils partageaient effectivement les tâches mais pas leur responsabilité car ils attendaient qu'on leur dise quoi faire. Le plus pénible dans tout ça, ce n'est pas de vider le lave-vaisselle : ça prend cinq minutes et on passe à autre chose. Le plus pénible, c'est de penser toute la journée à l'organisation de la maison. Du coup, ils étaient contents car ils savaient quoi faire pour s'améliorer. J'ai aussi eu beaucoup d'hommes qui n'ont pas compris et sont venus me dire "Mais moi je fais des choses à la maison". J'ai donc essayé de leur faire comprendre que le problème, ce n'est pas de faire des choses, c'est de s'en sentir responsable.

Et puis il y a des gens avec qui je ne discute pas parce qu'on n'essaye tout simplement pas d'arriver au même résultat, qui pensent que les femmes ont des responsabilités différentes des hommes, que la place des femmes est à la maison et que le fait de ramener de l'argent à la maison est une forme de charge mentale. Ce qu'ils ne saisissent pas, c'est que les tâches domestiques, la gestion des enfants et la charge mentale sont des activités qui ne rapportent pas d'argent et empêchent les femmes de développer l'expérience suffisante pour bien gagner leur vie.

Plus tôt cette année, Titiou Lecoq a sorti Libérées ! (Éd. Farayd), un essai sur la répartition des tâches domestiques. Est-ce que comme elle, vous considérez que le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale ?

Emma : J'ai eu la chance d'avoir rencontré Titiou, je suis toujours ravie de parler avec elle. Je pense en effet qu'il y a quelque chose qui se joue devant le panier de linge sale – et je pense que Titiou partage ce constat – mais pas que. Le cadre institutionnel doit changer lui aussi. Si chaque femme lutte individuellement contre son partenaire – parce que c'est un peu ça qu'on doit faire – pour gagner un tout petit peu terrain, on ne va jamais s'en sortir. D'abord parce que les petites filles ne partent pas avec les bons outils psychologiques. Les institutions se chargent ensuite de prolonger le déséquilibre. On ne peut pas se dire qu'on va militer chacune dans notre couple et ça va suffire : il faut que l'école s'y mette, que le congé paternité soit allongé, qu'il y ait plus de places en crèches...

Extrait de "L'attente"
Extrait de "L'attente"

Dans Un autre regard 2, vous parlez aussi de l'heure des mamans après le travail, des jobs à la con... Comment choisissez-vous les thèmes de vos histoires ?

Emma : Je m'intéresse de façon générale à tout ce qui est injustices sociales : ces choses qui ne me paraissent pas normales mais qui sont pas dues au hasard. Ce n'est pas un coup de malchance, c'est un système qui ne fonctionne pas bien, et des personnes qui profitent de la situation. Du coup, je me dis il faut que j'écrive dessus pour faire changer les choses. Et puis quand je lis un article ou un livre sur un sujet et que j'apprends quelque chose qui change ma vie, j'aime dessiner dessus pour transmettre ce que je viens d'apprendre.

Est-ce pour ça que vous dessinez ? Pour transmettre un savoir ?

Emma : Je ne me vois pas comme quelqu'un qui instruit les autres. Je me sers juste de mon média, qui est le dessin, et du fait qu'il y a une communauté qui est de plus importante sur mon blog, pour faire profiter à d'autres ce que j'ai appris. Je dessine pour faire changer les choses.

Extrait de "Montrez-moi ces seins"
Extrait de "Montrez-moi ces seins"

Un autre regard 2 s'ouvre sur "Montrez-moi ces seins", une BD très percutante sur l'interdiction du port du voile. Quelle est la genèse de cette histoire ? Quel message avez-vous voulu faire passer ?

Emma : Je suis super contente que cette BD touche des personnes qui ne vivent pas forcément cette discrimination. La naissance de cette histoire remonte à l'époque du débat sur le burkini. La police allait sur les plages pour demander aux femmes de se dévêtir ou de partir. Ça m'a mis très en colère. Alors j'ai écrit une histoire basée sur un témoignage recueilli dans le livre Les femmes voilées parlent (Éd. La Fabrique). Je l'ai complétée avec une petite explication sur ce qu'est la laïcité, qui est un principe d'inclusion et non d'exclusion et comment il était utilisé à tort pour exclure les filles de l'école, les femmes des plages, les mamans des sorties scolaires. Mais quand j'ai contacté l'auteure du témoignage, elle a préféré que je ne publie pas mon dessin. Je me suis donc retrouvée avec cette histoire que je ne pouvais pas publier, j'étais très frustrée. C'est dans ce contexte qu'une lectrice, Ariane Papillon, m'a envoyé son histoire. En la lisant, je me suis dit que c'était une super approche pour comprendre les femmes qui portent le voile et défendre le droit de toutes les femmes à s'habiller comme elles veulent. On a donc publié la BD ensemble, d'abord sur mon blog, puis dans Un autre regard 2.

Extrait de "C'est pas bien mais..."
Extrait de "C'est pas bien mais..."

Qu'est-ce qui vous met en colère aujourd'hui et vous donne envie de dessiner ?

Emma : Il y a plein de choses qui me donnent envie de m'exprimer, notamment des mesures gouvernementales qui vont précariser beaucoup de travailleurs et surtout de travailleuses. Et puis il y a évidemment la libération de la parole des femmes. Il y a des personnes qui font des amalgames très douteux entre ce qui arrive aux hommes agresseurs aujourd'hui et des innocents qui ont souffert par le passé. J'ai notamment reçu des messages qui disaient "C'est une chasse aux sorcières, on traite les hommes comme les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ou comme les homosexuels en Tchétchénie'." Il faut bien remettre les choses dans leur contexte : ces hommes ne constituent pas une minorité opprimée. On ne les dénonce pas parce qu'ils sont des hommes, mais parce qu'ils ont agressé des femmes. Dire aux femmes de se taire parce que ça pourrait nuire à ces hommes ou que ça va les mettre en danger, c'est une seconde violence après ce qui leur est arrivé. Je vais donc dessiner là-dessus.


Et je pense que je vais aussi dessiner sur quoi faire après la révélation de toutes ces agressions. Ce dont j'ai peur, c'est qu'on ne retienne que certains noms. On va garder Weinstein, on va garder Baupin, on va garder DSK et puis on va perdre l'idée que ces actes sont devenus complètement banals, qu'ils peuvent être commis par nos propres compagnons, nos frères, car ils évoluent dans une société qui favorise cette violence. C'est pour ça que j'aime dessiner : cela me permet plein de choses et notamment de faire le lien entre l'information et l'émotion, qui sont selon moi les deux moteurs de l'engagement. C'est le grand pouvoir du dessin : il réveille notre fibre empathique.

À quand remonte votre conscience féministe ?

Emma : Je pense que comme beaucoup de femmes, j'ai toujours eu des opinions féministes sur certains sujets et puis pas trop sur d'autres. J'avais peur du mot féministe, je me disais que ce n'était plus un terme qui avait tellement de sens aujourd'hui. C'est quand j'ai été victime de discrimination que je m'y suis intéressée, que j'ai fait le lien entre le féminisme et toutes les autres oppressions qui existent dans notre société.

Y a-t-il aujourd'hui des personnalités qui vous inspirent ?

Emma : Je défends beaucoup le collectif et je n'essaye de ne pas trop être dans l'idolâtrie. Je m'intéresse à ce que disent et font les gens mais je continue à avoir un regard critique sur le travail de toutes les personnes que je suis. Après, il y a beaucoup de personnes que j'aime écouter et lire. Par exemple Crêpe Georgette, dont j'adore le blog. C'est là que j'ai tout appris, je trouve qu'elle démocratise des concepts de façon incroyable. À chaque fois que je la lis, j'apprends des choses. J'aime aussi beaucoup Angela Davis, Silvia Federici... Toutes les féministes qui font le lien entre toutes les oppressions, qui montrent bien que toutes les discriminations sont liées : la race, la classe...

Un autre regard 2
Un autre regard 2

Emma, Un autre regard 2, Massot Éditions, 16 euros.