Nicolas Colin, « l’âge de la multitude » : la révolution numérique peut-elle sauver notre économie ?

Publié le Mardi 31 Juillet 2012
Nicolas Colin, « l’âge de la multitude » : la révolution numérique peut-elle sauver notre économie ?
Nicolas Colin, « l’âge de la multitude » : la révolution numérique peut-elle sauver notre économie ?
La révolution numérique est derrière nous, pourtant certains n’ont pas pris le train en marche. Administration, banque, industrie, école : pourquoi ces grandes organisations peinent à se convertir au digital ? Nicolas Colin signe avec Henri Verdier « L'âge de la multitude » (Armand Colin), un essai qui pose les bases d’une nouvelle donne économique, fondée sur l'exploitation de la puissance créatrice des développeurs et des internautes. Une « révolution copernicienne ». Entretien.
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Terrafemina : Vous dressez le paysage d'une révolution numérique non pas en marche mais déjà entérinée. Votre livre s’adresse donc à ceux qui n'ont pas pris le train en marche?

Nicolas Colin : En effet nous sommes partis de ce postulat un peu provocateur : les briques technologiques qui font la révolution numérique sont déjà anciennes de plusieurs décennies. Les microprocesseurs ont été mis au point dans les années 50, les télécommunications dans les années 70, et tout cela a mûri et convergé pour donner naissance à Internet dans les années 90. Pourtant on constate que la révolution numérique n’est pas parvenue à ceux qui pilotent toute notre économie et toute notre industrie, et qui pourraient jouer le rôle de leviers de cette révolution. Nous sommes tous touchés dans notre quotidien avec nos smartphones et toutes leurs applications, mais nos dirigeants politiques et les chefs des grandes entreprises les utilisent moins dans leur vie quotidienne, et encore moins dans le pilotage de leurs organisations.

Tf. : Selon vous, nous sommes passés dans « l’ère de la multitude ». Comment décrivez-vous cette nouvelle donne et quelles sont ses caractéristiques ?

N. C. : La thèse que nous défendons dans cet ouvrage c’est qu’il y a toujours eu plus d’activité et de créativité à l’extérieur qu’à l’intérieur des organisations. Mais jusqu’avant la révolution numérique, la créativité de l’extérieur était fugace, il en restait peu de traces, on ne savait pas la capter, la reproduire et la démultiplier. Le numérique dote chacun de terminaux connectés, nous sommes éduqués, stimulés par la société et du coup le numérique abat les frontières entre extérieur et intérieur, et permet à toute cette activité spontanée de pénétrer les organisations, voire même de les submerger si elles ne sont pas prêtes à les accueillir. La multitude, ce sont les milliards de personnes outillées et connectées, dont l’activité est révélée et captée par le numérique. On peut expliquer ce schéma par la métaphore des oiseaux et de l’arbre : les utilisateurs des applications en ligne sont comme des oiseaux qui vont et viennent d’arbre en arbre pour des raisons pas forcément perceptibles, parce qu’un arbre est plus attirant qu’un autre, mais une fois sur cet arbre on peut essayer de les retenir, notamment en leur donnant des choses à faire…

Tf. : N’est-ce pas une ère de l’opportunisme qui s’installe, celle de systèmes qui utilisent et profitent massivement de l’activité spontanée et non rémunérée de la multitude d’individus connectés ?

N. C. : Ce que l’on observe c’est que la multitude se concentre sur une application et peut très vite la déserter si elle se sent exploitée, ou enfermée. Si la captation de ce qu’elle fait se révèle d’une façon trop grossière. Si tout d’un coup une marque vous bombarde de publicité, ou si on vend à d’autres vos données et vos créations, la multitude réagit sévèrement, et envoie des signaux d’alarme à ces marques. C’est un équilibre subtil qu’il faut ménager, mais qui ne peut pas être de payer les gens pour ce qu’ils font spontanément ; sinon ils ne le feraient pas ou pas de la même façon. Nous décrivons dans le livre toutes les raisons pour lesquelles des individus sont prêts à participer, à contribuer, sans être rémunérés.

Tf. : Quelles organisations doivent encore prendre le virage du numérique ?

N. C. : Toutes ! Nous proposons une approche simple qui considère que tous les secteurs de l’économie vont être touchés tôt ou tard par l’économie de la multitude. Certains ont déjà senti passer cette vague, comme les industries culturelles et créatives, dont certaines ont failli ne pas se relever de ces bouleversements. Mais cela est dépassé. Aujourd’hui le numérique est un enjeu pour la banque, la grande distribution, l’industrie automobile, le système éducatif, l’administration, la santé… Ces structures, qui viennent de l’économie du XIXe et du XXe siècle, ont appris à concentrer en leur sein les ressources nécessaires pour être compétitives : des emplacements géographiques, des ingénieurs, des technologies protégées par des brevets, des chaînes de production qu’il faut mobiliser et qui coûtent très cher. La dynamique de ces organisations aujourd’hui consiste à attraper des choses à l’extérieur et à les faire entrer dans leur sein. A partir du moment où la puissance pour produire est aussi à l’extérieur, ces organisations doivent enclencher une révolution copernicienne. Les actifs sont différents, ce ne sont plus des fonds de commerce ou des brevets, mais des outils qui permettent d’attraper et de capter l’activité spontanée de la multitude pour en faire quelque chose. Les dirigeants actuels ne sont pas habitués à penser de cette façon.

Tf. : Comment cela pourrait se traduire par exemple dans le domaine de la banque ?

N. C. : Il y a un exemple aux Etats-Unis, avec la banque www.simple.com, qui cherche à simplifier au maximum l’expérience bancaire. Ils laissent gérer l’argent aux banques, c’est leur métier, mais eux gèrent la relation client en ligne. La multitude s’organise par couches. La première ce sont les développeurs d’applications. Les banques pourraient se transformer en plateformes, elles resteront sur leur métier, qui en revanche, pour toucher les clients, interagir avec eux, laisseront les développeurs développer une multitude d’applications pour elles, avec des services beaucoup plus personnalisés et adaptés aux différents profils. La deuxième couche de la multitude, ce sont les clients eux-mêmes, qu’on peut faire interagir entre eux ou mettre à contribution, sans qu’ils s’en rendent compte. On ne peut pas encore connaître les idées qui naîtront. Sur l’App Store, 700 000 applications sont proposées. Steve Jobs n’aurait jamais pu les inventer tout seul, il a simplement mis l’outil à disposition de la multitude.

Tf. : Comment les grandes entreprises ou institutions publiques peuvent-elles s’adapter à ce monde digital mouvant et en perpétuelle recomposition?

N. C. : Là réside l’intérêt de la stratégie de plateforme, on ne peut pas prédire ce qui va plaire à la majorité des utilisateurs à un instant T. La plateforme laisse l’écosystème des développeurs suivre le marché, imaginer sans cesse, tester les bonnes applications, dérouler les différentes versions en fonction des usages. C’est l’avantage du numérique, on a l’œil sur les usages en temps réel et on peut réagir très vite pour améliorer le design, la place d’un bouton, les fonctionnalités, et épouser de façon souple ce qui plaît et écarter ce qui ne plaît pas. Une application qui marche très bien se transforme en plateforme pour cette raison, comme l’a fait Facebook.

Tf. : Facebook, Google, Apple, Paypal, les modèles encensés de cette nouvelle donne économique ne sont-ils pas des exceptions heureuses ?

N. C. : En fait, chaque cas est une exception. On observe sur tous les marchés numériques qu’à chaque fois qu’une application à succès se transforme en plateforme, elle conquiert instantanément tout le marché, prenant une position dominante imprenable. C’est le cas de Facebook avec les réseaux sociaux, Amazon avec la vente… En effet, il n’y a qu’une seule place, au maximum deux, à prendre par marché. Qui va devenir la plateforme du marché bancaire en ligne ? Qui va devenir leader sur le marché de l’éducation en ligne ? L’agro-alimentaire demande une logistique compliquée, mais je pense que ce marché est à prendre également. Casino, Carrefour, Auchan vont se positionner, sous réserve de proposer une plateforme qui laisserait par exemple aux développeurs le soin de créer des applications pour la génération des commandes ; avec la possibilité de faire ses courses en ligne de nombreuses façons, d’autres services, etc. Pour l’instant ils ne proposent qu’une seule façon de faire.

Tf. : Nos futurs entrepreneurs sont-ils formés pour évoluer dans ce nouveau monde sur les bancs de l’école et de l’université ?

N. C. : En effet, il faut former les jeunes à cette façon de penser. Même s’ils le vivent au quotidien, ils n’ont pas forcément réalisé quels en étaient les tenants et les aboutissants. Dans tous les pays du monde où ce secteur bouge, il y a une pénurie de développeurs. La France a un gros potentiel car nous sommes un pays de matheux. Mais on ne forme pas assez de développeurs car il y a une désaffection envers les études scientifiques et particulièrement le secteur informatique, dont la technicité fait peur.

« L’âge de la multitude », de Nicolas Colin et Henri Verdier, Armand Colin, 22.90 €
Plus d’infos sur le blog Colin-verdier.com

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