Rentrée littéraire 2012 : Nathalie Démoulin, « La Grande bleue »

Publié le Vendredi 24 Août 2012
Rentrée littéraire 2012 : Nathalie Démoulin, « La Grande bleue »
Rentrée littéraire 2012 : Nathalie Démoulin, « La Grande bleue »
Avoir 20 ans dans les années 70, pour Marie, signifie avoir deux enfants et embaucher à l'usine chaque matin à 7 heures. Comment se construire une vie à soi quand on a démarré si tôt ? Les rêves sont-ils encore permis lorsque le quotidien semble si sombre ? Dans « La grande bleue » (la brune), son troisième roman, Nathalie Démoulin dessine une héroïne entre force et fragilité, miroir de son époque. Confidences de l'auteur.
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Terrafemina : « La Grande Bleue » est votre troisième roman, cinq ans après « Ton nom argentin ». Il semble que vous ayez pris plus de temps pour écrire ce livre, est-il particulier dans votre parcours d’écrivain ?

Nathalie Démoulin : C'est au tout début de l'année 2010 que j'ai commencé à tourner autour du projet d'écrire l'histoire d'une ouvrière dans les années 1970, c'est-à-dire d'une femme de la génération de ma mère, dans ces années-charnières où la vie privée des Français et surtout des Françaises a énormément changé (ça se joue grosso modo entre 1965, année où les femmes obtiennent le droit d'ouvrir un compte bancaire à leur nom et d’exercer une activité professionnelle sans le consentement de leur mari, 1967 avec les lois Neuwirth sur la contraception, 1975 avec la loi sur le divorce par consentement mutuel). Certains éléments pouvaient provenir de mes propres souvenirs (je suis née en 1968), mais j'avais besoin de les nourrir de témoignages sur l'époque que j'ai trouvés dans des films, des documentaires, des livres. J'ai aussi interrogé des témoins, des gens que je connaissais ou que j'ai rencontrés pour les besoins précis de mon roman. Cette recherche documentaire s'est faite parallèlement à l'écriture qui a commencé en mars 2010, mais elle a eu des incidences sur l'histoire et les personnages qui ont beaucoup évolué au cours de ce chantier de presque deux années.

Tf : On y retrouve des préoccupations proches de vos précédents romans, notamment la famille, la fragilité psychologique des uns, les errances des autres. Votre héroïne, Marie, n’échappe pas à cette fragilité. Que décrivez-vous à travers ces personnages ?

N. D. : Chacun de mes romans explore les relations intimes et la manière dont elles construisent un rapport au monde. Irène, l'héroïne de mon premier roman, « Après la forêt », était hantée par la figure de sa sœur disparue et par la nécessité de la faire revivre dans sa propre existence. Isabèl Diego, dans « Ton nom argentin », traverse une crise existentielle dans sa relation aux hommes. Dans « La Grande Bleue », le personnage de Marie évolue sur une période assez longue, douze années, de dix-sept à vingt-huit ans, années du devenir-femme. Plusieurs personnages l'accompagnent tout au long de ces années, à commencer par son frère, Ivan, détruit par la guerre d'Algérie. « Tout ce que nous étions, nous l'étions ensemble », dit Marie à propos d'Ivan. L'un des fils du roman est l'exploration de ce lien profond entre frère et sœur. Ce lien est au cœur du livre, même s'il reste souterrain. Pour prendre une image musicale, au piano, on dirait que le lien Marie-Ivan est l'accord sur lequel se construit le chant, c'est-à-dire les relations de Marie avec tous les autres personnages. Ces deux personnages, Marie et Ivan, se compensent constamment. Ils sont inséparables, même lorsque la vie paraît les séparer.

Tf : La personnalité de Marie peut-elle être comprise à la lumière du titre « La Grande Bleue », comme une femme qui désire et se sent aspirée vers quelque chose de plus grand et de plus beau que ce qu’elle vit ?

N. D. : Le titre « La Grande Bleue » recouvre plusieurs sens. C'est en effet Marie elle-même, femme qui travaille « en bleu », couleur des ouvriers mais aussi couleur mariale et même couleur française ! Et puis c'est en effet ce désir fondateur d'ouverture, d'exploration, de dépassement de soi. Cette jeune femme qui entre trop vite dans la vie d'adulte par deux grossesses est à la recherche d'un chemin qui lui soit propre. Virginia Woolf a écrit dans « Une chambre à soi » cette difficile conquête par les femmes d'un espace personnel. C’est vrai dans tous les milieux sociaux. Marie va se construire une vie à elle à travers des difficultés économiques, familiales, émotionnelles aussi, mais le livre donne à sentir cette nécessité intérieure. Entre le début et la fin du roman, peu de choses ont changé, finalement, et pourtant ce n'est plus la même Marie, nous avons vécu avec elle cette transformation intérieure qui s'opère dans la confrontation aux autres et à l'époque, au génie même de ces années 1970, années de mutation où la parole des femmes s’est construite et finalement imposée.

Tf : On constate une grande pudeur dans les sentiments de Marie envers son époux, sa fille, et même cet homme qu’elle aime en secret, comme si vous ne vouliez pas nommer l’amour et tout ce qui s’en rapproche. Est-ce volontaire ?

N. D. : Le personnage s’est imposé ainsi. Ce n'est pas une personnalité entière comme son amie Delphine, ni audacieuse comme Nicole qui choisit d'aimer un Algérien. Elle est hésitante et tourmentée. Elle est aussi dans cette réalité de l'amour qui est parfois un fardeau, parfois un obstacle, parfois une révélation. Le roman la suit dans différentes formes d'amour. Chacun de ces liens contribue à la transformer et à faire cette femme sur laquelle se termine le livre, puissamment ancrée dans l'amour qu'elle éprouve pour ses enfants (même si elle ne le leur dit jamais !) et tournée avec confiance vers son propre avenir.

Tf : Le monde ouvrier, les usines labyrinthiques où Marie s’épuise, les grandes grèves des années 70 : cette veine sociale voire historique vous a-t-elle été inspirée par le contexte actuel ?

N. D. : Entre 1967 et 1975, la France a vécu des mouvements sociaux d'une force singulière. Le monde ouvrier a obtenu à cette époque des avancées majeures. Depuis plusieurs années, nombre de ces acquis qui paraissaient irréversibles sont menacés. Je me souviens par exemple avoir entendu à la radio le témoignage d'un gréviste dans une entreprise de l'ouest de la France rachetée par un groupe américain : on voulait obliger les salariés à demander l'autorisation pour aller aux toilettes. Les femmes chez Wonder en région parisienne se sont battues à la fin des années 1960 pour pouvoir aller aux toilettes, pour pouvoir se laver les mains, pour se déprendre de cette mainmise intolérable sur le corps dont on veut faire un outil comme un autre. La société d'aujourd'hui est traversée par des luttes aussi essentielles que celles des années 1970, à cette différence que dans ces années-là on croyait à l'avenir. J'ajoute qu'entre-temps une revendication s'est perdue, celle de la culture. En 1967, quand l'usine Rhodiaceta s'est mise en grève à Besançon, je le raconte dans mon livre, le slogan des ouvriers était : « le pain pour tous, mais aussi la paix, le rire, le théâtre, la vie ».

Tf : Pouvez-vous nous parler de vos lectures récentes ?

N. D. : Le livre de Maylis de Kerangal, « Naissance d'un pont », est une des plus belles choses que j'aie lue cette année. C'est une épopée technique, qui repose sur une magnifique écriture et des personnages tout aussi magnifiquement incarnés. Est-ce parce que c'est une femme qui écrit ? Les personnages féminins sont puissants, denses et vrais ! J'ai aimé aussi, comme presque chaque année, retrouver la voix singulière de Maryline Desbiolles. Son livre « Dans la route » m'impressionne par sa liberté et le fil jamais rompu d'une phrase toujours plus belle.


Tf : Quel est le livre que vous avez lu deux voire trois fois ?

N. D. : Je relis beaucoup. Sans conteste, le livre que j'ai le plus souvent entre les mains est « Malina » d'Ingeborg Bachmann. Je crois que viendrait ensuite un livre de Sylvie Gracia, « Les Nuits d'Hitachi », que j'ai dû lire au moins quatre fois.

Tf : L’auteur qui vous a donné envie d’écrire ?

N. D. : J’ai placé en exergue de « La Grande Bleue » une citation d’Annie Ernaux. Elle a fait entrer dans le champ littéraire un monde interdit de paraître dans lequel je me reconnais, du plus profond de moi. Même si je ne travaille pas la langue dans cette recherche de neutralité qui est la sienne, je me sens en continuité de cette œuvre-là. Ma Marie Zedet, baptisée en hommage à une syndicaliste de Besançon à laquelle Chris Marker a consacré un film, est bel et bien la sœur de la fille de Lillebonne (Annie Ernaux, ndlr).

Nathalie Démoulin, « La grande bleue », éditions la brune au Rouergue, 18,80 €


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