Une femme contre les criminels de guerre, entretien avec Céline Bardet

Publié le Mercredi 25 Mai 2011
Une femme contre les criminels de guerre, entretien avec Céline Bardet
Une femme contre les criminels de guerre, entretien avec Céline Bardet
Dans cette photo : Police
Au Kosovo ou en Bosnie, certains crimes de guerre attendent depuis 20 ans d'être jugés. Céline Bardet, juriste spécialiste de la question, raconte les dessous de la justice internationale, du Tribunal de La Haye aux provinces isolées des Balkans, dans « Zones sensibles, une femme contre les criminels de guerre », paru aux éditions du Toucan. Un témoignage éclairant à l'heure où l'on découvre les charniers de Côte d'Ivoire et la barbarie du dictateur libyen. Entretien.
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Céline Bardet est juriste spécialisée dans la grande criminalité internationale. Elle a exercé au Tribunal Pénal International pour la Yougoslavie (TPIY) à La Haye, au Bureau Crime et Drogues des Nations Unies à Vienne, effectué plusieurs missions dans les Balkans (Kosovo et Bosnie), et travaillé sur les procédures d’appel dans les condamnations à la peine de mort au Texas. Elle est actuellement en mission pour l’Union Européenne à Belgrade (Serbie) où elle travaille sur les questions de corruption. Elle publie « Zones sensibles, une femme contre les criminels de guerre » (Editions du Toucan), pour témoigner sur son métier méconnu et mettre en valeur le travail de terrain effectué au sein des organisations internationales dans les zones de conflit.

Terrafemina : Vous êtes juriste spécialiste de la grande criminalité internationale. Comment avez-vous commencé ce métier très particulier ?

Céline Bardet : C’est vrai que dès le début de mon parcours j’ai été intéressée par les crimes de guerre. J’ai été très choquée par les images du conflit en Bosnie-Herzégovine et au moment où je faisais mes études, on était en plein procès de Drazen Erdemovic à La Haye, accusé de crime contre l’humanité pour sa participation au massacre de Srebrenica en juillet 1995 –où 6000 à 8000 Bosniaques ont trouvé la mort, ndlr. Ce cas m’a tout de suite intéressée, je me demandais comment un homme pouvait basculer dans une telle violence, et comment on pouvait juger un tel crime ? J’ai décidé que ce serait le sujet de mon mémoire de fin d’études.

TF : Vous rêviez de travailler au Tribunal Pénal International de La Haye, et en 1999 vous avez obtenu un poste. Qu’est-ce qui vous a marquée dans cette expérience ?

C. B. : J’ai eu beaucoup de chance, j’ai rencontré le juge Claude Jorda, le président de la Chambre de première instance au TPIY dans une conférence, et il m’a proposé de venir à La Haye travailler avec lui. C’est un juge extraordinaire qui m’a beaucoup appris. Je préparais les procès avec lui et j’ai découvert à quel point les procédures étaient longues et importantes pour juger les criminels de guerre. Chaque détail compte dans ces dossiers. J’ai été très marquée par les témoignages des victimes. Mais au bout d’un moment j’ai commencé à être frustrée : tous les jours nous parlions de la Serbie et de la Bosnie, et je n’y étais jamais allée. J’ai réalisé aussi que le TPIY exerçait son mandat, et ne jugeait que les hauts responsables, mais il y avait tous les autres. Localement la justice ne fonctionnait pas. J’avais besoin d’aller sur le terrain.

TF : Vous avez passé presque trois ans en Bosnie-Herzégovine, plus particulièrement à Brcko en Bosnie, pour organiser les procès de criminels de guerre dans ce district. Sans doute la mission la plus difficile de votre carrière. Pourquoi cet endroit et en quoi consistait votre travail ?

C. B. : Je suis partie à Brcko, district au nord de la Bosnie-Herzégovine en 2008 pour être conseiller juridique du Superviseur International, Raffi Gregorian, un Américain, et diriger le département juridique du bureau de Brcko. La Bosnie-Herzégovine est, depuis les accords de paix de 1995, sous supervision internationale… Il faut savoir que Brcko a été le théâtre de nombreuses atrocités dès le début de la guerre. En mai 1992, le camp de concentration de Luka a été ouvert, dirigé par Goran Jelisic, qui se surnommait lui-même « l’Adolf serbe ». Il a été condamné à 40 ans de prison par le Tribunal de La Haye pour crime contre l’humanité et crime de guerre. C’est la plus forte condamnation jamais émise par le Tribunal jusqu'à aujourd’hui.

TF : Quels succès avez-vous obtenu là-bas ?

C. B. : Je devais travailler avec les juridictions locales pour régler les affaires de crimes de guerre dans la région. J’aimais l’idée de travailler main dans la main avec une équipe sur place, et non pas d’arriver en donneuse de leçons. J’ai très vite décidé de créer une unité spécialisée dans les crimes de guerre au sein de la Police et du bureau du Procureur de Brcko. J’ai identifié des policiers et des procureurs motivés, je les ai formés aux procédures. Nous avons mené des procès, et changé la vie de quelques victimes. Aujourd’hui cette unité fonctionne toujours. C’est une grande victoire.

TF : Ce qui frappe à la lecture de votre livre, c’est le nombre de crimes de guerre qui restent impunis, les personnes traumatisées et les coupables qui vivent paisibles dans le même village qu’autrefois. Comment expliquer ces situations terribles et absurdes ?

C. B. : En effet, la situation de ces pays est très complexe, difficile à comprendre quand on n’y a pas vécu. La Bosnie a fait l’objet d’un nettoyage ethnique considérable pendant la guerre (1992-1995), et aujourd’hui les institutions ne fonctionnent toujours pas. Beaucoup de victimes croisent leur ancien bourreau au marché ou au détour d’une rue. Les gens se connaissent et n’osent pas témoigner, parce que tout se sait, ils ont peur de l’effet boomerang. C’est vrai que c’est décevant quand on sait que la ville est sous contrôle international. C’est pourquoi il faut soutenir les juridictions locales comme cette unité « crimes de guerre » à Brcko. On ne peut pas imposer des lois toutes faites à des pays qui ont une culture, une mentalité et des conflits ethniques aussi marqués. C’est un peu ce que je reproche aux organisations internationales en général : les priorités de financement ne sont pas toujours les bonnes parce que les gens qui décident prennent encore trop peu en compte les avis des gens sur le terrain, et pourtant de l’argent, il y en a, et il y a encore du boulot là-bas.

TF : Vous avez mené une vie rigoureuse dans cette ville un peu isolée où l’électricité et l’eau chaude n’étaient pas garanties. Vous deviez garder le secret sur tous les témoignages des victimes de la guerre. Comment vous sentiez-vous psychologiquement ?

C. B. : Ce genre de travail devient très vite une obsession. On a un certain pouvoir, face aux témoignages on veut faire le maximum, et c’est ce que j’estime avoir fait. Mais on n’en sort pas indemne. J’étais à 100% à longueur de temps, je n’avais pas de vie privée et pas de vie sociale ; à Brcko qui est une très petite ville, quand on sort de chez soi tout le monde le sait. Les récits de viols, de tortures, les images d’horreur sont devenues mon quotidien. J’étais toujours émue, mais je ne me rendais pas toujours compte de cette violence permanente que je m’infligeais. Les récits sont parfois si atroces qu’on a le réflexe protecteur peut-être, de ne plus pouvoir croire ce qu’on entend. Cela m’est arrivé lorsque j’avais l’impression qu’on dépassait le seuil d’inhumanité possible. Au bout d’un an et demi j’ai commencé à faire des malaises et les médecins m’ont fortement conseillé de faire une pause. J’étais simplement épuisée.

TF : Comme vous le dites dans votre livre, « la justice est toujours trop lente », en particulier dans les affaires de crimes contre l’humanité et de génocide. La situation en Côte d’Ivoire et en Libye est alarmante sur ce point. Vous sentez-vous concernée par ces cas ? Peut-on espérer qu’un jour les responsables soient jugés ?

C. B. : Il est très probable que je recommence à travailler sur les crimes de guerre, et peut-être pour ces pays. Récemment la Cour Pénale Internationale de La Haye (juridiction permanente créée en 2002 pour juger les crimes contre l’humanité et les génocides) a lancé un acte d’accusation contre le Colonel Kadhafi. C’est un acte très fort et il est important que désormais ces institutions existent pour nommer les choses et dire que toute personne, y compris un chef d’Etat, doit un jour rendre des comptes s’il ordonne de telles atrocités. Mais quel est le véritable impact pour la population ? Le chef de l’Etat soudanais Omar el-Béchir a aussi reçu un acte d’accusation de la CPI, il est toujours au pouvoir. L’impact reste fort parce qu’aux yeux de la communauté internationale et du monde, il est un criminel et puis cela réduit fortement sa marge de manœuvre. Toutefois en parallèle, la vraie solution serait de prévenir ces conflits au maximum, parce qu’on le voit pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, la gestion de l’après-conflit est on ne peut plus difficile. Après les massacres, le temps de la réconciliation et des jugements sera toujours très long. Ce sera le cas en Côte d’Ivoire et ce sera le cas en Libye et ailleurs malheureusement. La communauté internationale doit s’engager auprès des populations et des institutions locales pour soutenir le processus de justice indispensable et auquel ont droit les victimes.

Céline Bardet, « Zones sensibles, une femme contre les criminels de guerre », (Ed du Toucan), 17,90€.

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