Libye, Egypte, Tunisie : L'islamisme menace-t-il le Printemps arabe ?

Publié le Mercredi 26 Octobre 2011
Libye, Egypte, Tunisie : L'islamisme menace-t-il le Printemps arabe ?
Libye, Egypte, Tunisie : L'islamisme menace-t-il le Printemps arabe ?
Faut-il prendre au mot la promesse libyenne d'appliquer la charia ? Le parti Ennahda doit-il être condamné sans nuances ? Après l'embrasement révolutionnaire, le jeu politique reprend le dessus dans les pays du Printemps arabe, et les urnes se mettent à parler. Analyse et prise de recul avec Pierre Vermeren, historien du monde arabe à l'Université Paris 1.
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Terrafemina : Tunisie, Libye, Egypte… Diriez-vous, à l’instar de Christophe Barbier dans son dernier éditorial, qu’après le Printemps arabe, survient « l’hiver islamiste » ?

Pierre Vermeren : C'est une formule. Il faut considérer que la démocratie est l’expression de la voix du peuple. Pour la première fois de son histoire le peuple tunisien a l’'ccasion de s’exprimer, or, actuellement, dans les pays du Maghreb, la forme du nationalisme, c’est l’islamisme. Cela vaut dans tous les pays auxquels on donne la parole : Irak, Palestine, Tunisie, et demain Egypte, Algérie ou Maroc. Ce n’est pas le Printemps arabe qui a créé cette situation, il n’a fait que dévoiler la réalité fondamentale de ces sociétés.

TF : Comment expliquer que l’islamisme soit l’idéologie qui rassure ces peuples après des épisodes révolutionnaires fondés sur des revendications de liberté et de démocratie ?

P. V. : Cela s'explique par l’échec des gouvernements qui se sont succédés dans ces pays depuis leur indépendance. Ils ont construit des sociétés profondément inégalitaires, ont échoué sur la question du développement économique avec un autoritarisme politique fort. Il y a eu une vague de contestation révolutionnaire et marxiste dans les années 70, qui a été réprimée par l’arabisation des sociétés. C’est-à-dire que ces régimes ont encouragé la création de partis islamistes, laissé le champ libre aux prédicateurs, promu un enseignement nationaliste et communautaire. L’islamisme est ainsi devenu un nationalisme de substitution s’appuyant sur les frustrations des populations. Les dictateurs ont réussi à maintenir le couvercle de la marmite jusque là, mais aujourd’hui les sociétés se dévoilent.

TF : L’occident s’inquiète beaucoup de la montée du parti religieux Ennahda en Tunisie, à juste titre ?

P. V. : La situation en Tunisie n’est pas alarmante. Ennahda devrait recueillir un gros tiers des voix, le reste est constitué par un bloc démocratique solide. Dans la société, les garde-fous sont nombreux pour faire rempart aux dérives obscurantistes, entre les franges laïques, les franco-tunisiens, les modernistes, et la Fédération internationale des droits de l’Homme, qui est d’ailleurs dirigée par des Tunisiennes ! On peut compter sur les femmes tunisiennes pour ne pas se laisser faire. Je pense que les élections du 28 novembre en Egypte poseront le problème de façon plus préoccupante : au moins la moitié des votes iront au parti des Frères musulmans, qui affiche un islamisme nettement moins modéré.

TF : Que penser du discours d’Ennahda, qui se réclame d’un islam modéré, avec pour modèle l'AKP, le parti au pouvoir en Turquie ?

P. V. : Le parti Ennahda a donné beaucoup de gages de respect des lois en vigueur. Les membres de cette formation ont assisté à l’histoire, ils ont vu la guerre civile en Algérie, subi la répression sous Ben Ali… Je ne pense pas qu’ils prendront le risque de déclencher une guerre civile. Ce parti est dans une logique nationaliste et communautariste, mais ses dirigeants respectent la modernité de la Tunisie, notamment sur le statut de la femme, et savent à quel point le pays dépend des capitaux occidentaux et du tourisme. En Turquie, l’AKP a gagné la confiance de l’opinion par les urnes, développé l’économie du pays, et est entrain de négocier son entrée dans l’Europe, il est logique que le parti Ennahda veuille s’en inspirer. Evidemment, l'AKP a modifié les lois sur la laïcité, en autorisant le voile par exemple, mais les femmes n’en restent pas moins les plus nombreuses dans les universités, et les élites féminines ont un rôle majeur dans ce pays. Si l'on compare à l'Arabie saoudite, c'est le jour et la nuit.

TF : Le Conseil National de Transition (CNT) Libyen vient d’annoncer qu’il gouvernerait selon la charia. Qu’est-ce que cela implique exactement ?

P. V. : Cela ne veut pas dire grand-chose en fait. Il ne s’agit pas d’un code pour gouverner, en fait la charia ne contient rien sur l’organisation des pouvoirs publics, et n’est en soi pas incompatible avec un régime démocratique. La charia signifie « la voie vers Dieu » et sa base est le Coran. On y trouve des éléments de droit civil sur le mariage, l’héritage ou l’adoption, et du droit pénal avec les mesures que l’on connaît sur l’amputation des voleurs ou la décapitation au sabre. Je doute fort que la Libye rétablisse de tels procédés, proscrits par tous les pays, excepté l'Arabie saoudite. Je pense qu’il s’agit d’une stratégie politique du CNT pour fédérer les groupes armés dispersés dans le pays et obéissant à des chefs différents. La Libye est aujourd’hui au bord de la guerre civile, le CNT veut commencer l’unification du pays par l’armée, et la seule idéologie commune est l’islam, puisque Kadhafi n’est plus là pour fédérer les combattants contre lui, le CNT utilise donc la charia comme symbole de cette union. Mais dans les faits, tout reste à écrire sur le futur régime libyen, et des élections doivent être organisées.

TF : La charia autorise néanmoins la polygamie et la répudiation… Pour l’occident c’est une sacrée provocation.

P. V. : En effet, mais il ne faut pas prendre cela à la lettre, je pense vraiment que le CNT tente de répondre à une problématique interne, d’ailleurs, les propos sur la charia ont déjà été nuancés face à la réaction de l'occident. Il faut noter que la population libyenne est fortement alphabétisée, puisque Kadhafi a scolarisé tout le monde, en cela la Libye est une exception de la région. Les femmes ont ainsi des fonctions importantes dans le pays et ne se laisseront pas enfermer. Au Maroc et en Algérie, la polygamie est également autorisée, mais cela ne concerne plus que 1 à 2% des couples, infiniment moins qu'au Sahel ou dans le Golfe.

Crédit photo : AFP/Ennahda/Rached Ghannouch

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