Violences sexuelles dans l'armée : le ministre a du mal à prononcer les mots "viol" et "harcèlement"

Publié le Mercredi 16 Avril 2014
Antoine Lagadec
Par Antoine Lagadec Journaliste
Violences sexuelles dans l'armée : le ministre a du mal à prononcer les mots "viol" et "harcèlement"
Violences sexuelles dans l'armée : le ministre a du mal à prononcer les mots "viol" et "harcèlement"
Devant plus de 200 hauts responsables civils et militaires, le ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian a annoncé mardi 15 avril une dizaine de mesures afin de lutter contre les violences sexuelles faites aux femmes dans l'armée française. Si pour Leïla Miñano, auteure avec Julia Pascual d'un livre évènement sur le sujet, les annonces du ministre vont dans le bon sens, elles sont encore insuffisantes. Interview.
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Salle comble mardi matin à l'Ecole Militaire. Après l'émoi suscité par la sortie du livre enquête « la Guerre Invisible », qui mettait en lumière les violences sexuelles faites aux femmes au sein des armées et dénonçait une omerta sur le sujet, Jean-Yves Le Drian a annoncé mardi un plan d'action pour protéger et accompagner ces victimes de harcèlement et lutter contre les agressions.

Le plan ministériel (consultable en fin d'article) sera organisé autour de quatre engagements, au premier rang desquels figure l'accompagnement des personnels. Parmi les mesures évoquées par le ministre, la création d'une cellule d'écoute, baptisée Thémis, qui pourra « enquêter indépendamment de la hiérarchie » et proposer des mesures disciplinaires, « indépendamment de l’éventuelle procédure judiciaire ».

Questionner la place des femmes au sein de l'armée

Autre mesure phare de la feuille de route détaillée par Jean-Yves Le Drian, l'entrée de la notion de « harcèlement » dans le Code de la Défense. La loi n'y faisait jusqu'ici aucune référence. Il s'agit ainsi de transposer dans le Code de la Défense les articles relatifs aux harcèlements moral et sexuel du statut des fonctionnaires.

Six semaines après la parution de leur livre choc, les deux auteures Leïla Miñano et Julia Pascual étaient présentes à la conférence de presse organisée par le ministère. L'occasion pour les deux journalistes d'exprimer leur sentiment sur ces premières annonces et d'interpeller le ministre sur la nécessité d'une réflexion plus profonde sur la place des femmes au sein des armées.

Terrafemina : Avez-vous été contactées par des responsables politiques depuis la parution de votre livre, « La Guerre Invisible », le 27 février dernier ?

Leïla Miñano : Nous n'avons pas été contactées de quelque manière que ce soit. En revanche, nous avions demandé une interview aux auteurs du rapport commandé à l'inspection générale et au contrôle général des armées sur la « prévention des risques de harcèlement sexuel et moral ». Celle-ci nous a été accordée et nous l'avons publié dans le magazine Causette (co-éditeur du livre « La Guerre Invisible », ndlr).

Dès la sortie du livre, nous avons malgré tout appris que l'ambiance était au branle-bas de combat dans la hiérarchie militaire, où l'enquête a été prise très au sérieux. Les rapporteurs n'ont eu que trois semaines pour travailler, ce qui est un délai extrêmement court. De nouvelles femmes victimes sont également venues à nous pour parler de leur expérience dans l'armée et de ce qu'elles avaient subi.

Tf : La sortie de votre enquête, et l'émoi médiatique qu'elle a suscité, ont-ils déjà conduit à une certaine évolution des pratiques au sein de l'institution militaire, avant cette conférence de presse ?

L. M. : Non, bien au contraire. Le fait que le ministère de la Défense se saisisse du problème a suscité un vif émoi et a surtout conduit beaucoup de femmes victimes à attendre un coup de téléphone leur annonçant que leur agresseur avait enfin été déplacé. Cela n'a pas été le cas. Pour l'instant, les agresseurs reconnus sont toujours en poste. La question reste donc encore posée aujourd'hui, et nous n'avons aucune réponse de ce côté.

La guerre invisible

Tf. : Quel est votre sentiment après l'annonce par Jean-Yves Le Drian d'une dizaine de mesures contre les risques de harcèlement sexuel et moral ?

L. M. : Il est pour l'instant trop tôt pour se prononcer. Pour ce qui est de la cellule Thémis, nous attendons de voir ce que cela va donner. Il existe en effet déjà une cellule « Écoute et Médiation » au sein du ministère de la Défense. Or celle-ci, qui est interne à l'armée, ne donne absolument aucun résultat dans la mesure où, pour parler de violences sexuelles, il faudrait qu'elle fasse intervenir des spécialistes de cette question, ce qu'elle se garde de faire jusqu'à présent.

Une association de défense des militaires mise sur la touche

L. M. : Quand on est une victime, qu'on a peur pour sa carrière et peur du regard des autres, on a du mal à s'adresser à ce type de structure. Cet outil Thémis va-t-il être réellement utile ? Les militaires vont-ils s'en saisir ? On se pose la question. Tant que cela n'a pas été mis en place, difficile à dire...

Jean-Yves Le Drian a également annoncé que les coordonnées de deux associations agréées, spécialisées dans les violences sexuelles, seront affichés dans « les bureaux, unités et lieux de vie ». Il s'agit de l'AVFT (Association européenne contre les Violences faites aux Femmes au Travail) et du Collectif Féministe Contre le Viol. Mais le ministère refuse en revanche d'entendre parler de la principale association, l'ADEFDROMIL, qui est l'association de défense des droits des militaires. Or cette dernière est justement celle qui, jusqu'ici, venait en aide aux femmes victimes de violences sexuelles.

Tf. : Quid de l'inscription du harcèlement dans le Code de la Défense ?

L. M. : C'est l'une des mesures phares avancées dans le rapport présenté mardi. Il s'agit d'une bonne nouvelle non seulement en terme de symbole, mais surtout en terme de droits pour les victimes ! C'est la première fois que les mots « harcèlement sexuel » vont être écrits dans les textes qui régissent la défense française. Nous dénonçons dans notre livre ce vide juridique, il s'agit donc pour nous d'une avancée positive.

Tf. : Dans son discours, le ministre de la Défense a préféré parler « d'insuffisances » pour évoquer la question des violences faites aux femmes dans l'armée, et refuse le terme d'« omerta » que vous employez pourtant dans votre livre. Sa définition reflète-t-elle la réalité ?

L. M. : Il y a bel et bien une omerta, on continue de le soutenir. Pendant des années, ces victimes ont été tenues au silence, mutées, écartées de l'armée pour éviter que le scandale n'entache l'image de l'institution. S'il y a évidemment des bons élèves, une grande partie de l'armée, jusqu'au sommet de la hiérarchie, a participé à cette chape de plomb. On a d'ailleurs pu se rendre compte, durant cette conférence de presse, que le ministre et les rapporteurs ont du mal à prononcer les mots « viol » et « harcèlement sexuel ». On va parler de « harcèlement » ou d'« agression »... Il y a donc un travail de pédagogie à faire jusqu'au plus haut sommet !

Tf. : Les victimes demandent à être reçues par le ministre de la Défense

L. M. : C'est quelque chose que les victimes ont déjà senti, et elles ont d'ailleurs très mal vécu le fait que soit refusé le terme d'« omerta ». C'est pourquoi ces personnes demandent aujourd'hui à être reçues par le ministre de la Défense. Elles espèrent qu'enfin leur parole porte, que l'on écoute leur histoire. Malgré leur insistance, cette option n'est pas envisagée par le ministère à l'heure actuelle. Pourtant, si l'on veut véritablement mettre fin à l'omerta, il faudra bien mettre en lumière ces femmes qui ont obtenu gain de cause de la justice.


Tf. : Avez-vous interrogé Jean-Yves Le Drian à ce sujet lors de son discours mardi ?

L. M. : Nous avons profité de la conférence de presse pour reposer cette question au ministre lui-même. Nous avons également soulevé la question des politiques de sanction : quid des personnes condamnées et actuellement toujours en poste ? Sur ces deux points, nous n'avons pas eu de réponse.

Mais l'enquête, on le sent bien, est une première brèche. Les premières pages du rapport présenté ce mardi sont d'ailleurs consacrées au livre, avec un détail des cas évoqués. Le plan d'action annoncé est en ce sens une première pierre à l'édifice. Il va maintenant falloir mener un travail de pédagogie, de formation et de sanction qui va prendre des années. Aux États-Unis, en Australie ou au Canada, cela fait presque une décennie que l'on s'intéresse à ce problème ! En France, la présence des femmes au sein des troupes n'a jamais été réellement discutée avec les militaires eux-mêmes.

Découvrez le plan d'action présenté par le ministère de la Défense mardi 15 avril.