Qu'est-ce que l'affaire Karachi ? Décryptage

Publié le Samedi 24 Septembre 2011
Entre contrats d’armement, commissions, rétro-commissions, attentat, intermédiaires ou encore financements occultes de la vie politique, on s’y perd un peu. Voire beaucoup. Comment est née l’affaire Karachi, qui provoque aujourd’hui un tollé général à l’Elysée ? Décryptage.
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Choc pétrolier : les « rois des commissions »

Il faut remonter au premier choc pétrolier de 1973. Les pays membres de l’OPEP voient leurs capitaux grimper en flèche, suite à une très forte augmentation du prix du baril. Ils s’enrichissent et deviennent des clients potentiels, puissants économiquement, pour la signature de tout type de contrat. La concurrence entre les pays industrialisés (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne…) fait naître les commissions : des pots-de-vin versés par les gouvernements et les grands groupes à leurs futurs acheteurs. Ces commissions sont alors légales (jusqu’en 2000), et elles vont permettre à la France de décrocher le contrat « Agosta » avec le Pakistan.

Qu’est-ce que le contrat « Agosta » ?
En 1993, Edouard Balladur devient Premier ministre. Il nomme François Léotard au ministère de la Défense et Renaud Donnedieu de Vabres en est le directeur de cabinet. A eux deux, ils supervisent les contrats d’armement. Sous la tutelle du ministère de la Défense, la branche commerce de la DCN (Direction des constructions navales) cherche à vendre trois sous-marins au Pakistan. C’est le contrat « Agosta ». La société française SOFMA, qui sert d’intermédiaire, est alors chargée de verser les fameuses commissions (ou pots-de-vin) au Pakistan, pour obtenir la signature d’ « Agosta ».

Ziad Takieddine et Abdul Raman Al-Assir, deux nouveaux intermédiaires ?
Début 1994, les négociations pour « Agosta » sont presque terminées. Mais étrangement, le ministère de la Défense impose à la DCN deux intermédiaires supplémentaires : Ziad Takieddine et Abdul Raman Al-Assir, deux hommes d’affaire libanais. Ils obtiennent de la part de la DCN une commission à reverser au Pakistan de 33 millions d’euros. Durant l’année 1994, ils reverseront à l’acheteur 85% de cette commission. Mais que reste-t-il des 15% restants ?

Les rétro-commissions ?
Sur la commission versée par la DCN, les intermédiaires libanais prennent un pourcentage, ce que faisait également la société SOFMA. En revanche, une autre partie de cette commission serait alors revenue en France, c’est la rétro-commission. Elle est, au contraire de la commission, totalement illégale. Mais pourquoi envoyer de l’argent, si c’est pour le faire revenir ensuite ?

Heine SA et le financement occulte ?
Les fonds de commission transitent par une société écran luxembourgeoise : Heine SA. La création et la gestion de Heine SA ont été avalisées par le ministre du Budget de l’époque, Nicolas Sarkozy. Problème ? Cette société aurait permis, grâce à une comptabilité opaque et via des comptes off-shore, de maquiller les rétro-commissions rapportées par les intermédiaires libanais. Ces rétro-commissions auraient alors servi à financer la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995. Le porte-parole de cette campagne à l’époque était également Nicolas Sarkozy.

Les porteurs de valises ?
Qui s’est alors chargé de rapatrier l’argent en France ? D’après plusieurs témoins, il s’agirait de Thierry Gaubert, proche collaborateur de Nicolas Sarkozy, et Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet d’Edouard Balladur et lui aussi proche de l’actuel président. Les deux hommes connaissaient apparemment très bien Ziad Takieddine et auraient servi de porteurs de valises. Des photos témoigneraient même de leur présence sur le yacht et dans la propriété du cap d’Antibes de l’intermédiaire libanais.

Chirac président : l’arrêt des commissions
En 1995, Jacques Chirac est élu président de la République. La DGSE enquête alors sur l’entourage de François Léotard, ancien ministre de la Défense, pour éclaircir les zones d’ombres du contrat « Agosta ». Le président demande alors au secrétaire de l’Elysée, Dominique de Villepin, de stopper le versement des commissions aux intermédiaires libanais. En 1996, Ziad Takieddine et Abdul Raman Al-Assir ne touchent plus aucune commission venant de la DCN.

L’attentat de Karachi
Le 8 mai 2002, des employés de la DCN envoyés à Karachi pour honorer le contrat « Agosta » sont victimes d’un attentat kamikaze. 11 ouvriers français, chargés de la construction des sous-marins, meurent dans cette explosion. L’enquête est alors confiée au juge antiterrorisme Jean-Louis Bruguière. Il suit alors la piste d’un attentat perpétré par Al-Qaida.

Le rapport « Nautilus »
En parallèle des investigations du juge Bruguière, un ancien de la Direction de Surveillance du Territoire (DST), Claude Thévenet, est chargé par la DCN de mener une enquête privée. Il fournit alors un rapport classé Secret Défense : le rapport « Nautilus ». Dans ce rapport, il y fait part de la piste d’un règlement de comptes, lié à l’arrêt du versement des commissions orchestré par Jacques Chirac. Le juge Marc Trévidic, remplaçant de Jean-Louis Bruguière, rejoindra cette hypothèse une fois « Nautilus » rendu public. Le juge Renaud Van Ryumbeke ouvrira alors une enquête sur le financement occulte lié aux rétro-commissions, à la suite d’une plainte déposée par les familles des victimes.

En résumé
La DCN aurait chargé deux intermédiaires de verser des commissions au Pakistan pour le contrat « Agosta ». Une partie de ces commissions serait revenue en Europe par le biais des intermédiaires, et via une société écran et des comptes bancaires off-shore. Ces rétro-commissions auraient ensuite été rapatriées en France et auraient servi à financer la campagne présidentielle d’Edouard Balladur en 1995. Lorsque Jacques Chirac est élu, il fait stopper le versement des commissions aux deux intermédiaires libanais. En mai 2002, un attentat à Karachi, causant la mort de 11 ouvriers français de la DCN, laisse supposer un lien direct avec l’arrêt des commissions.

Nicolas Pouilley
(Source : AFP, le Monde, le Parisien et Rue 89)
Crédit photo : AFP/Archives

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