






C'est l'histoire d'une controverse qui perdure depuis 30 ans.
Tout commence par un best seller, l'une des plus scandaleux de la littérature américaine : American psycho de Bret Easton Ellis. Chef d'oeuvre, mais incompris : ce roman nous plonge dans la tête de Patrick Bateman, golden boy fou de muscu, de Phil Collins et... De meurtres en série. Des centaines de pages durant, ce beau gosse athlétique et glacial multiplie tortures, déjeuners de luxe et... Chroniques musicales. Oui oui.
Parsemé de descriptions gore et sexuellement explicites, American Psycho est dès sa parution soumis à l'interdiction et la censure, mais aussi aux débats les plus virulents, accusé, notamment de misogynie, par les personnalités féministes les plus influentes d'alors.
On accuse Bret Easton Ellis d'avoir délivré un manifeste de la haine des femmes. Il faut dire que si telle n'était pas son intention, par ses choix narratifs et son humour glacial, le romancier de la Cité des Anges y valorise volontiers le malaise, le trouble, le cynisme, l'ambiguïté.
Mais si le roman est aujourd'hui mieux interprété, et le personnage de Bateman perçu par la critique comme une préfiguration effrayante de l'Amérique d'aujourd'hui, on ne pouvait pas prédire le sort réservé 25 ans plus tard... A son adaptation au cinéma.
American Psycho débarque dans nos salles en 2000 et est réalisé... Par une cinéaste féministe !
Mary Harron, réalisatrice méticuleuse, qui dirige ici un Christian Bale hallucinant en businessman vampirique. A l'époque, le critique de cinéma mythique Roger Ebert, grande plume new yorkaise, s'en réjouit : "C'est tout aussi bien qu'une femme réalise American Psycho. Mary Harron a transformé un roman sur la soif de sang en un film sur la vanité des hommes".
Si l'oeuvre ne convainc pas totalement les fans du roman, elle s'impose en tout cas comme un délicat pamphlet ridiculisant les hommes de pouvoir, avec beaucoup plus d'humour que l'opus originel.
Oui mais voilà.
A l'ère de TikTok, plusieurs plans et scènes cultes du film deviennent virales, s'imposent en "memes", et gagnent une aura culte... Auprès de la communauté masculiniste, très active en ligne. Patrick Bateman devient aux yeux de ces "mascus" une idole, un "role model" : musclé, obsédé par l'apparence physique et les signes de richesse capitalistes, dépourvu d'empathie, surtout envers les femmes, d'un discipline acérée (sa morning routine est devenue célèbre à travers le monde), il serait une source d'inspiration pour tous les hommes...
Malgré le fait qu'il soit un psychopathe décomplexé.
Le masculinisme c'est cette idéologie dédiée à la haine des femmes, dont la masculinité toxique se perçoit notamment à travers le mouvement des Incels, ces célibataires "involontaires" désignant les femmes comme les responsables de leur frustration sexuelle. Des hommes se percevant comme "sigma" ou "alpha" : dominants dans leur conquête, ou leur ignorance, des femmes, le sexe dit faible.
Et aujourd'hui, la cinéaste s'exprime enfin : elle regrette énormément cette réappropriation.
Et s'inquiète : "Ces gens n'ont rien compris, je ne peux pas croire qu'on en soit arrivé là..."
Dans une interview donnée à l’occasion du 25e anniversaire du film pour le Letterboxd Journal, la réalisatrice confie son malaise et sa perplexité intense.
"Ce n’était pas du tout notre intention que ce film soit à ce point adulé par de tels hommes. Est-ce qu’on a échoué quelque part ? Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé, parce que Christian Bale se moque d’eux de manière très claire, Bateman est joué comme un type ringard et ridicule…", déplore-t-elle dans cette prise de parole relayée par Première.
Surtout, s'amuse-t-elle, il semble plutôt atypique qu'une telle oeuvre soit prise au premier degré, et que Bateman soit envisagé comme un summum de virilité ou de masculinité "sûre" et "solide"... Malgré la dérision du film et surtout, ses propres intentions en tant que réalisatrice.
Qu'elle énonce ainsi : "C'est ironique car mon film est une satire de la masculinité, vue à travers les yeux d’un homme gay. Bret Easton Ellis est un romancier ouvertement gay et c'est ce qui lui permettait de voir les rituels homoérotiques entre ces mâles alpha"
"Tous ces rituels homo érotiques qui se retrouvent dans le sport, à Wall Street, et dans tous ces univers où les hommes glorifient la compétition extrême et leur puissance virile. Il y a quelque chose de très queer dans cette manière de fétichiser les apparences et la salle de sport"
Un décalage qui pourrait presque prêter à sourire.
S'il n'y avait pas derrière cette réappropriation une idéologie inquiétante, qui ne fait que prendre de l'ampleur, et pas seulement sur les réseaux sociaux. On constate aux quatre coins du monde et dans bien des sphères une sacralisation absurde d'une masculinité jugée supérieure, autoritaire, nécessaire face au "wokisme" et aux "hommes déconstruits". Et cela va de pair avec la misogynie en ligne.
Dans une analyse que nous avons dédié à ce phénomène sur Terrafemina, nous citions un expert de la désinformation en ligne, Tim Squirrell, s'inquiétant auprès de GQ du contenu "essentiellement misogyne" cristallisé aujourd'hui autour du personnage Patrick Bateman, et de son influence "sur des hommes potentiellement désabusés, amers et cyniques".
Et cela se constate à travers "tendances" et "mots clés", comme celui, récemment revenu "à la mode" en ligne, de "mâle sigma".
"L’archétype “sigma”, hashtag très populaire sur les réseaux sociaux, c'est une sorte de nouvelle classe de “mâle”, entre le côté dominant des alpha, et l’aspect asocial des beta", décryptent à ce titre nos confrères de Konbini. Un “loup solitaire” focalisé sur sa réussite personnelle qui ne suit que ses propres règles, un seul objectif en tête : atteindre le sommet. Quitte à devoir éliminer les autres sur son passage. Surtout s’il s’agit de femmes".
"Les sigmas, c'est une communauté masculiniste qui érige l’appétit financier, la froideur sociopathe et les saillies sexistes en vertus cardinales. Ils font la louange du manque d’empathie, aussi pathologique soit-il".
Beaucoup voient là la description de Patrick Bateman...