Parce qu'il n'y a pas non plus que Barbie dans la vie, le public français est venu célébrer avec fracas le grand film de cette fin de trêve estivale : Anatomie d'une chute de Justine Triet. L'histoire d'une femme accusée du meurtre de son mari, retrouvé mort suite à un potentiel accident près de leur maison isolée dans les montagnes. Doit-on faire confiance à notre héroïne ?
On croirait lire le pitch d'une enquête d'Agatha Christie, ou d'un roman de Stephen King, mais c'est davantage vers le film de procès que tend Justine Triet. Comme un autre succès de cet été d'ailleurs, Oppenheimer. Accueil presse très élogieux, bouche à oreille super efficace : Anatomie d'une chute a finalement réalisé le meilleur démarrage au box office français d'une Palme d'or depuis Entre les murs de Laurent Cantet (2008).
Et ce en réunissant plus de 262 000 spectateurs en moins d'une semaine, spectateurs venus remplir moins de quatre cent salles. C'est un véritable triomphe pour la réalisatrice déjà sacrée à Cannes. Mais aussi la victoire d'un certain cinéma, complexe et féministe.
Qui incite à parler regard féminin, couple et création.
Au coeur d'Anatomie d'une chute, un secret bien gardé : celui qui noue l'intrigue du film bien sûr - comment est vraiment mort cet époux ? - mais aussi, la mystérieuse recette d'une réalisatrice qui en seulement quatre longs-métrages a imposé un style indéniable... Sans qu'aucune de ses oeuvres ne ressemble jamais à la précédente ! Fascinant.
Et pourtant, cette Palme d'or a tout de l'accomplissement artistique, qui vient cristalliser thématiques et obsessions diverses. Elle résume toute sa filmographie. C'est une histoire de couple qui se déchire (comme dans La bataille de Solférino), de justice, de féminité et de vulnérabilité, ponctuée d'ironie cinglante (l'équation de Victoria), mais aussi un drame en forme d'exploration mentale, d'une réelle densité psychologique, tel Sibyl.
Si vous connaissez le cinéma de Justine Triet, vous serez donc à la fois surpris, et fasciné par la manière dont ses films dialoguent entre eux. Mais Anatomie d'une chute dépasse le cadre de l'autocitation. Son succès, c'est surtout celui d'une oeuvre féministe. Déjà, car en conciliant création artistique, justice et vie à deux, Justine Triet nous rappelle que l'intime est profondément politique. C'était déjà le cas dans La bataille de Solférino, où la cinéaste associait contexte électoral (la victoire de François Hollande) et crises conjugales.
Ici, le couple est érigé en sujet de société, de discordes, en affaire complexe où s'entremêlent sensibilités, passions, contradictions, paradoxes. La réalisatrice traite la chose sans la moindre concession, dévoilant toute la violence, psychologique et physique, que peut engendrer un tel cadre. Mais aussi, ce que le couple, conflictuel, raconte du non-dit, des manipulations, comme de ce qui ne peut être exprimé, compris : l'indicible.
C'est authentique (Justine Triet a signé le scénario avec son compagnon "dans la vraie vie", le cinéaste Arthur Harari), noir, et passionnant. Mais ce n'est pas tout. La réalisatrice se réapproprie également un genre familier, le film de procès, en l'enrichissant d'un regard féminin.
Ce "female gaze" que théorise Iris Brey dans son ouvrage éponyme acquiert ici toute sa force : il s'agit de plonger dans la psychologie d'une femme, sans éluder ses zones troubles, sa richesse émotionnelle, la densité de son caractère, faisant fi des stéréotypes, caractérisations clicheteuses et facilités scénaristiques d'usage.
Creuser le personnage, jusqu'au vertige. Une manière également de répondre à l'appellation très hollywoodienne et réductrice de "femme forte". Pas de Wonder Woman chez Triet. C'est plus ténu et contradictoire que cela. La réalisatrice l'explique à 20 Minutes : "Les actrices que je choisis, ce ne sont pas des petites choses fragiles. Faire vivre à mes héroïnes un enfer, les confronter à quelque chose de difficile, c'est ça qui est intéressant et qui me touche. Mais aussi les montrer vulnérables, montrer le chemin qu'elles doivent traverser".
Et ce, quitte à déranger.
A ce titre, on peut rapprocher Anatomie d'une chute d'un autre grand film de procès, et de réalisatrice : Saint Omer, d'Alice Diop, abordant un sujet ô combien tabou (l'infanticide), avec une apparente distance émanant de la mise en scène, une écriture très appliquée des dialogues, et une absence de jugements, instaurant au gré des séquences nuances, introspections et malaises. Deux films qui croient avant tout en l'intelligence d'un public prêt à goûter à un cinéma exigeant, ambivalent.
Deux "regards féminins" dans des films... Qui justement mettent le regard au centre de tout. En érigeant peu à peu un enfant témoin en personnage-clef, Justine Triet laisse d'ailleurs le dernier mot aux plus marginalisés. Fils aveugle, dont le point de vue sera pourtant d'une lucidité super aigue. Personnage enfermé dans un monde d'adultes au caractère opaque, qui dénote par son humanité, dépourvue, elle, de toute éventuelle duplicité.
On applaudit, donc. Et on y retourne.