"Ma vie en suspens" : on ne naît pas folle, on le devient

Publié le Vendredi 27 Mai 2016
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
"Ma vie en suspens" de Susannah Cahalan
"Ma vie en suspens" de Susannah Cahalan
Susannah Cahalan avait 24 ans quand la folie l'a prise par surprise. Jugée bipolaire, schizophrène, coincée dans un lit d'hôpital pendant un mois, puis finalement sauvée par un médecin, elle raconte dans "Ma vie en suspens", cette effrayante descente aux enfers. Parues dès 2012 aux Etats-Unis, les chroniques de Susannah Cahalan sont enfin publiées en français.
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Tout a commencé avec des punaises de lit. Nous sommes en 2009 et New York est littéralement infesté par ces bestioles. A l'époque, la ville enregistre même plus de 11 000 plaintes liées à ce phénomène. Susannah Cahalan elle, vit justement à New York cette année-là. Elle a 24 ans, est journaliste junior pour le célèbre tabloïd The New York Post, est engagée dans sa première relation sérieuse, et mène une vie qui ferait rêver bon nombre de jeunes filles. Mais un jour, Susannah découvre deux petits points rouges sur son bras. Selon elle, c'est certain, elle a été piquée par des punaises de lit. Cette frayeur va marquer le début d'une psychose.

Crises de larmes, paranoïa, insomnie hallucinations, en quelques jours seulement, la jeune femme sombre dans la folie. Puis un soir de mars, les choses dérapent pour de bon. Alors que son petit-ami dort à côté d'elle, Susannah est victime d'une crise tonico-clonique. Comme la petite Regan du film L'Exorciste, elle semble possédée : "Quand il me suggéra d'essayer de me détendre, je tournai ma tête et fixai mon regard dans sa direction sans le voir. Mes bras s'étirèrent brusquement devant moi, mes yeux roulèrent dans leurs orbites, mon corps se raidit. Je suffoquai. Je me raidis plus encore et inspirai plusieurs fois d'affilée sans expirer. Du sang et de l'écume se mirent à jaillir de ma bouche à travers mes mâchoires serrées".

Cette scène cauchemardesque, elle n'en garde aucun souvenir. C'est Stephen, son compagnon, qui lui a raconté. Comme lui, ses proches et ses médecins vont l'aider à combler les blancs. Car après cette crise, la jeune journaliste va entrer à l'hôpital et y rester pendant un mois. Un mois entier entre folie, catatonie et flou total. Un mois entier au cours duquel les médecins vont peu à peu se rendre compte que le problème n'est pas psychologique mais neurologie. Mais voilà, si le souci vient bien du cerveau, il va falloir une lourde batterie de tests jusqu'à une biopsie cérébrale pour que Susannah et sa famille soient fixés : non, la jeune femme n'est pas folle, elle souffre d'une maladie rare appelée encéphalite auto-immune à anticorps anti-récepteurs NMDA. En d'autres termes, les anticorps qui composent le système de défense de son corps ont attaqués son cerveau.

Ma vie en suspens, de Susannah Cahalan
Ma vie en suspens, de Susannah Cahalan

Un livre émouvant et déstabilisant

Susannah Cahalan aurait pu garder de graves séquelles, tomber dans le coma ou mourir. Mais elle a eu de la chance, beaucoup de chance. Après plusieurs mois de thérapie et de médication, elle a retrouvé peu à peu une vie normale. Mais comment redevenir la Susannah extravertie et enjouée d'avant lorsque la maladie nous empêche d'avoir accès à notre mémoire, nous empêche de nous souvenir d'un pan entier de notre existence ? Faisant appel à ses proches et ceux qui ont étudié son cas, la journaliste a réussi à chroniquer ce mois cauchemardesques. Des mémoires qui n'en sont pas donc, elle-même ayant peu de souvenirs de cette période. Ma vie en suspens est un livre émouvant. Puissant même. Assister au naufrage d'une jeune femme pleine de vie, la voir perdre ses repères, puis finalement devenir incapable de communiquer avec le monde extérieur, est une expérience un peu étrange. Le récit de Susannah Cahalan emporte tout avec lui. On est happé, angoissé, et comme ses proches, on se sent impuissant face à sa descente aux enfers.

Il faut dire que la New Yorkaise a le journalisme dans le sang. Ses trous de mémoire ne l'empêchent pas de livrer un récit détaillé, très clair. Ses tentatives d'évasion de l'hôpital, son incapacité à tenir une simple conversation, les phases où elle pouvait se montrer odieuse, son physique bouffi, sa perte de mémoire visuelle, ses accès de rage, sa sensation de se transformer en légume, Susannah Cahalan ne nous épargne rien. Elle réussit à être distante et objective. Mais l'émotion est palpable, surtout lorsqu'elle évoque ses proches. Puis quand vient le moment de raconter sa douloureuse rémission, elle nous déchire véritablement le coeur. Car plus que tout, elle a peur. Peur de ne jamais retrouver la mémoire, peur de rester isolée, coincée dans le corps de cette femme qui n'est pas elle : "Je ne savais plus qui j'étais. (...) Cette incertitude quant à mon identité, cette confusion, jusqu'à ne plus savoir où je me situais sur la frise chronologique de ma maladie et de ma guérison, c'était ça en définitive la principale source de honte. Une partie de moi croyait que je ne serais plus jamais la même".

Susannah Cahalan est une jeune femme honnête et très courageuse. Une jeune femme qui a vaincu la maladie mais ne lui a pas tourné le dos, devenant même son ambassadrice officielle. Car au-delà du questionnement sur l'identité, ce qui l'angoisse plus que tout, c'est que les personnes atteintes de cette encéphalite auto-immune ne soient pas diagnostiquées et finissent internées, rangées dans la catégorie "schizophrènes"."Statistiquement, il doit exister des personnes qui n'obtiennent jamais l'aide appropriée. Même si cela représente 0,01% des patients, c'en est encore trop", estime-t-elle ainsi. Cette peur est aussi étroitement liée aux coûts des soins (les siens ont coûté 1 million de dollars). Comment les malades n'étant pas couverts par une assurance peuvent-ils espérer survivre ? Alors elle continue de se battre, pour eux.

Cette histoire est indéniablement forte et il est dur de délaisser le livre, même lorsqu'arrivent les passages les plus douloureux. Charlize Theron ne s'y est pas trompée en rachetant les droits du best-seller, Susannah Cahalan est une véritable héroïne.

Ma vie en suspens, de Susannah Cahalan, ed. Denoël, 397 pages, 21,50€