"La discrimination capillaire commence dès l'école primaire"

Publié le Lundi 17 Février 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Hrach is beautiful" célèbre les cheveux et la culture marocaine.
"Hrach is beautiful" célèbre les cheveux et la culture marocaine.
Loin des selfies aseptisés, la diversité s'invite sur Instagram. De plus en plus nombreux sont celles et à ceux à célébrer les cheveux crépus sur le réseau social. C'est le cas de Yassine, le co-créateur de l'association "Hrach is beautiful".
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Aujourd'hui encore, les cheveux crépus peuvent susciter les préjugés les plus méprisants. On les dit "sales" et négligés, tout sauf "professionnels". Mais sur Instagram, la résistance se fait entendre. De nombreux comptes aux milliers de followers offrent enfin à ces tifs trop maltraités la visibilité qu'ils méritent. Et au fil des réhabilitations numériques, on croise aussi bien des citations inspirantes que des astuces-beauté emplies de bienveillance.

Ainsi, on peut y retrouver les publications lifestyle de Maëlle (la créatrice du compte Holy Kurls) et les posts tout aussi militants de Delphine (Nos cheveux extraordinaires) ou encore le travail salutaire de Hrach is beautiful. Initiée par Yassine Alami et Samia Saadani, cette association se décline sous la forme d'une page Instagram aussi fédératrice qu'engagée. On y célèbre la beauté de tifs trop souvent ignorés, même au sein des collectifs militants : les cheveux crépus des personnes d'origine maghrébine.

L'occasion d'évoquer une réalité loin d'être rose pour celles et ceux qui subissent discriminations et préjugés. D'où l'importance du mouvement Hrach is beautiful dans le paysage digital. Un projet qui brise les tabous et sensibilise des milliers d'internautes, par le prisme de portraits solaires et de paroles enfin libérées. Et pour en parler, rien de telle que la voix de son co-instigateur. Il nous dit tout.

Terrafemina : Pourquoi vous êtes-vous lancé sur Instagram ?

Yassine : Avec Samia Saadani, nous avons lancé ce compte en 2018, il y a un an et demi à peu près. A l'origine de ce projet se trouve l'envie de relater notre expérience et de répondre aux problématiques que l'on a pu vivre dans la vie de tous les jours par rapport à nos cheveux, que ce soit en France ou au Maghreb. Nous avions envie de mettre en lumière ce que vivent les personnes maghrébines au quotidien, et Instagram nous apporte une véritable visibilité pour ce faire, auprès des jeunes notamment.

L'idée, c'était de combler un vide. Car même au gré des courants militants, comme le mouvement nappy [contraction de "Natural and Happy" : naturel et heureux, ndrl], le vécu des hommes et femmes maghrébin·es est rarement pris en compte. Il y a un réel manque de connaissances, d'informations et de considération. D'où ce besoin de créer quelque chose par nous-mêmes : "Hrach is beautiful" répond à une demande. Avant de lancer le compte, on a même réalisé une enquête sociologique sur les réseaux sociaux afin d'évoquer cette problématique, et ce sont des milliers de personnes qui sont venues témoigner en messagerie pour partager leurs expériences.

Dans la langue de bien des personnes maghrébines, le mot "Hrach" est immédiatement évocateur. Il est employé pour désigner ces cheveux que l'on aime pas trop, prétendument sales et négligés : les cheveux "rejetés" par la société. Qu'ils soient bouclés, frisés ou crépus. Et qui, déconsidérés, incitent les principaux concernés à ressembler davantage aux Européens en se lissant les cheveux.

Il fallait vraiment renverser ce stigmate, ce sujet tabou (même chez les personnes maghrébines), d'où le "Is Beautiful" ! Et c'est aussi un hommage au mouvement militant Black is Beautiful, lancé dans les années soixante afin de défendre la culture et la cause afroaméricaines.

 

 

Cette visibilité que vous accordez aux cheveux crépus, la considérez-vous comme militante ?

Y : Le cheveu est politique, et politique malgré soi – car l'on aimerait bien qu'il ne le soit pas, qu'il soit davantage accepté, que ce ne soit pas un sujet de discorde. Dans la vie de tous les jours, je milite aussi contre les violences policières, la xénophobie, l'islamophobie... Mais le cheveu est également une lutte. Le rejeter, c'est rejeter l'individu.

Quand, en 2016, Marc Jacobs a organisé des défilés de mode au sein desquels les mannequins portaient des drealocks colorées [lors de la Fashion Week, ndrl], personne ne trouvait cela problématique alors que c'était une réappropriation culturelle. On est moins tolérant envers les choix vestimentaires ou capillaires des personnes africaines, ce qu'elles portent et ont envie de porter. Les attitudes qu'elles suscitent sont révélatrices d'une forme de "négrophobie". C'est pour cela que le cheveu est éminemment politique.

Quels préjugés désirez-vous combattre ?

Y : En France, les discriminations prennent diverses formes. Les remarques et cas de harcèlement commencent dès l'école primaire, et elles se poursuivent au collège et au lycée. Très tôt, on observe des insultes de la part des camarades de classe qui ont des cheveux "normés". Ces insultes sont multiples. Par exemple : "Tu as des poils de pubis sur la tête", "On dirait des dessous de bras", "Ça ressemble à des pieds de cochon", ce genre de choses.

 

Ce ne sont pas simplement des discriminations que subissent ces enfants, mais du harcèlement moral. Toutes ces insultes-là vont progressivement s'intérioriser, et normaliser dans l'esprit de l'enfant la légitimité des critères de beauté européens – cheveux clairs et peau lisse. Ce qui fait qu'au final, cela aboutit à un rejet de soi-même : un besoin de défrisage, délissage, d'adopter une coupe courte... Et ce sont les mêmes discriminations que l'on va retrouver dans la vie professionnelle.

Recevez-vous régulièrement des témoignages de personnes discriminées pour leur apparence ?

Y : On a justement reçu énormément de témoignages d'hommes et de femmes à propos de leurs expériences au sein du monde du travail, comme je l'évoquais. "On ne m'autorise pas à relâcher mes cheveux". "Je n'ai pas eu une promotion car mon boss trouvait que ma coiffure ne faisait pas professionnelle, que mes cheveux ne donnaient pas une belle image de l'entreprise", etc. Tout cela, ce sont des discriminations capillaires. Bien sûr, dans certains domaines, les cheveux crépus sont acceptés, voire encouragés (car cela amène de la diversité) mais pas partout.

Pendant mes études universitaires, il y a de cela quatre ans, je travaillais dans l'événementiel. Au fur et à mesure que mes cheveux recommençaient à pousser, mes supérieurs m'ont gentiment fait savoir que "ça ne le ferait pas". Car "vous voyez, on organise de gros événements, ce n'est pas professionnel". On m'a alors lancé un ultimatum : attacher mes cheveux... ou partir. Alors, je suis parti.

D'où cette question : qu'est ce qui est professionnel et ne l'est pas ? Mais surtout, qui au sein de notre société donne les bonnes cartes, dicte les codes ? Pourquoi ne pas faire évoluer les mentalités dans la sphère professionnelle et favoriser la diversité plutôt que de licencier des personnes qui dérangent ?

Pensez-vous qu'un homme aux cheveux crépus fasse l'objet d'autant de préjugés qu'une femme ?

Y : Oui, les femmes, de manière globale, souffriront toujours davantage d'une forme de contrôle social. Elles seront davantage jugées sur leur apparence, mais aussi sur leur attitude et leur façon de penser. Les problématiques évoquées par "Hrach is beautiful" concernent les femmes, et nous en sommes conscients : elles sont davantage victimes de discrimination capillaire. Mais je trouvais cela intéressant d'amener une voix masculine, la mienne, car j'ai également vécu des discriminations.

Avec cette abondance de comptes Instagram militants, diriez-vous que les mentalités évoluent ?

Y : Quand j'ai créé "Hrach is beautiful" avec Samia Saadani, j'étais conscient qu'on allait ouvrir une boîte de Pandore. Et aujourd'hui, je reçois de plus en plus de témoignages anonymes de personnes qui ont mis du temps avant de libérer la parole, sont encouragées par les témoignages d'autrui, qui subissent une véritable violence. On a même dû créer un mail spécialement consacré aux témoignages tellement l'on en recevait.

Par exemple, on reçoit encore beaucoup de témoignages de parents d'élèves, qui relatent les remarques souvent violentes de professeurs décochées à leurs enfants. C'est choquant. Aujourd'hui, il suffit de suivre l'actualité pour découvrir que des établissements et des entreprises interdisent encore certaines coupes et blâment celles et ceux qui les portent. Certains enseignants font état de méconnaissance, en pensant par exemple que les poux se multiplient plus vite sur les cheveux crépus ! Alors qu'ils se multiplient plus vite... sur les cheveux lisses.

 

Souhaiteriez-vous recommander trois comptes Instagram inspirants qui célèbrent eux aussi les cheveux crépus ?

Y : Je conseillerai le compte de Boucles d'ébène, un salon de coiffure en région parisienne, avec un personnel formé pour soigner les cheveux crépus, bouclés, frisés, locksés. C'est important car il y a encore un manque de personnel formé pour travailler ces cheveux, que ce soit en terme de coupe ou de coiffage. Je recommande aussi My cha3kouka, un espace beauté marocain dédié aux cheveux bouclés, frisés, crépus et naturels. Mais aussi la page du podcast On Hair, qui parle de tous les cheveux, dont les cheveux crépus et frisés.