Les vaillantes caissières seront-elles prémunies contre le virus numérique ?

Publié le Mercredi 22 Avril 2020
Salariée d'un supermarché pendant l'épidémie de coronavirus
Salariée d'un supermarché pendant l'épidémie de coronavirus
L'épreuve du confinement a héroïsé les caissières sous prétexte qu'elles ont eu le courage de vaquer à leur travail. Quel crédit accorder à ce phénomène au retentissement politique inédit alors que la numérisation à l'oeuvre dans la grande distribution va continuer à détruire des milliers d'emplois ? Voici la tribune de Maxime Ait Kaki, docteur en science politique de l'Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne.
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Elles sont devenues des stars. Les héroïnes du confinement. Celles que l'on applaudit et congratule sur leurs lieux de travail. Pas un jour ne passe sans que des personnalités de tous horizons ne leur tressent des couronnes de laurier sur les plateaux de télévision. En l'intervalle d'un mois, les caissières des supermarchés, à l'instar de leurs collègues livreurs, opérateurs et chefs de rayon, ont retrouvé grâce aux yeux de l'opinion publique. Leur mérite ? Avoir continué à se rendre sur leur lieu de travail au plus fort de l'épidémie.

Même le président Emmanuel Macron y est allé de son petit commentaire en se fendant d'un tweet élogieux : "C'est grâce à vous et vos collègues que nous pouvons, tous ensemble, lutter contre le Covid-19. Pour assurer votre sécurité, le pays s'engage dans un effort sans précédent pour produire masques et gels". Et pour couronner cet élan général de sympathie, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire a appelé "toutes les fédérations, toutes les grandes entreprises qui ont un accord d'intéressement, notamment dans les secteurs vitaux comme l'agroalimentaire ou la grande distribution, à verser une prime de 1 000 euros totalement défiscalisée à leurs salariés."

L'héroïsation, la monnaie de la mort

A chaque période ses héros. En 2015-2016, les policiers et les gendarmes, en première ligne de la lutte antiterroriste. Aujourd'hui, les soignants, les aides à domicile, les agents d'entretien, les personnels de la grande distribution. Les tragédies humaines ont besoin de mythologies collectives pour conjurer le sort et offrir à la vie son lot de sacrifiés. De la traversée biblique de la mer Rouge, en passant par les contes homériques, jusqu'aux discours bellicistes du XXe siècle, le culte de l'héroïsme a servi de monnaie d'enrôlement aux aventures les plus meurtrières. Car les héros ne sont autres que les martyrs qui consentent à renoncer au bonheur de l'ici-bas pour une vie prétendue meilleure dans l'au-delà.

Comme le soulignent Odile Faliu et Marc Tourret dans leur ouvrage collectif Héros, d'Achille à Zidane, "le héros, en effet, est à la fois le déserteur de l'histoire et l'amant de la mémoire". L'héroïsme est une construction historique et idéologique fantasmatique qui se vit la plupart du temps en dehors des héros. A quelques exceptions près, ces derniers n'ont de postérité que dans la littérature, les livres d'histoire et les monuments aux morts. Ainsi en est-il des résistants de toutes les guerres et de toutes les révolutions. On les commémore à souhait sans qu'ils puissent nous témoigner leur assentiment.

Robot d'accueil à la caisse d'un supermarché
Robot d'accueil à la caisse d'un supermarché

Des jobs menacés par des machines

Loin de participer de l'abnégation et du courage à toute épreuve que d'aucuns se plaisent à lui assigner, la poursuite de l'activité professionnelle des caissières relève d'un non-choix. Ni plus, ni moins. S'il est un sacrifice que ces dernières ont consenti, c'est celui de la subsistance économique. Entre l'exigence sanitaire et l'exigence alimentaire, c'est la deuxième option qui a primé. Ces personnels de la grande distribution appartiennent aux franges les plus défavorisées de la société. Souvent dépourvues de diplômes, les caissières ont des niveaux de rémunération de l'ordre de 1 300 à 1 400 euros nets. Elles souffrent de surcroît de la dévalorisation liée au sexe. A poste égal et à compétence équivalente, un homme bénéficierait d'une rémunération supérieure de 26 %, selon l'étude Séverine Lemière et Rachel Silvera Comparer les emplois entre les femmes et les hommes. De nouvelles pistes vers l'égalité salariale parue à La Documentation française en 2010.

A cela s'ajoute l'absence de reconnaissance professionnelle dans un secteur d'activité où l'humain est mis en concurrence avec les machines et les outils numériques. Dans les supermarchés, les caissières voient chaque jour des caisses automatiques prendre leur place. En l'intervalle de dix d'années, le nombre de caissières a baissé de 5 à 10 %, selon la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). Un chiffre minimisé par ladite branche professionnelle, tandis qu'aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, on estime entre 10 à 30 % le nombre de postes de caissières qui devraient être détruits par le numérique les dix prochaines années.

 

Vers une réhabilitation des "petites mains" ?

Cette tendance, à l'oeuvre, a considérablement renforcé la précarisation des personnels de la grande distribution sans susciter d'état d'âme. La "transformation numérique heureuse" s'est imposée comme une évidence historique, quitte à laisser sur le carreau des milliers voire des millions de salarié·e·s. La réhabilitation quasi unanime des "petites mains" inversera-t-elle cette dynamique ? Les Français·e·s seront-ils nombreux·ses à leurs fenêtres pour voler à la rescousse de ces vaillantes caissières lorsque la lame de fond numérique sera sur le point d'anéantir leurs postes ? Les appels d'Emmanuel Macron à reconsidérer la situation "des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal" et les dithyrambes de tous horizons et de tous bords trouveront-ils, demain, une traduction politique concrète et conduiront-ils à sauver l'emploi des caissières, alors que l'arrêt sans précédent de l'économie laisse présager un chômage de masse d'une ampleur sans pareil ? Ou bien laisseront-ils la grande vague numérique affluer vers l'océan du désoeuvrement qui se profile à l'horizon, au risque d'un grand tsunami social ?

 

L'épreuve du confinement et l'impérieuse nécessité d'assurer la continuité de nos destinées nous ont dépossédés de nos facultés mécaniques au profit d'une virtualité motrice frustrante. Nous observons impuissamment, chacun à notre niveau, se dessiner les contours d'une reconfiguration dangereuse du monde professionnel : achats en ligne, enseignement et consultations médicales à distance, télétravail... Un scénario expérimental grandeur nature - à l'échelle mondiale - de ce qui apparaît comme un passage de relais de l'homme à la technologie numérique. Une mutation qui, si nous en acceptons aveuglément la promesse d'une vie simplifiée et heureuse, fera de nous de potentiels futur·e·s chômeur·euse·s. Et pas uniquement les caissières.

 

Maxime AIT KAKI

Docteur en science politique de l'Université de Paris-I Panthéon-Sorbonne

Auteur de La France face au défi de l'identité, Éditions du Cygne, Paris 2017