Pourquoi on ne peut (vraiment) pas se passer des mèmes féministes

Publié le Mercredi 03 Juin 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Les mèmes "funs pour féminazies" d'Anna Toumazoff.
Les mèmes "funs pour féminazies" d'Anna Toumazoff.
Qu'est-ce qu'un bon mème féministe ? Une image virale qui concilie humour et pop culture. Mais pas seulement. Sur Instagram et Twitter, la dérision la plus militante vient bousculer les fondements du patriarcat. On rigole et on jubile. Gros plan sur un phénomène.
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"Me and the girls when le frotteur du métro se prend une patate de forain", "When tu découvres que ton crush est en école de commerce", "When il capte que tu peux être aussi toxique que lui", "Défenseurs de Polanski se demandant comment signer leurs attestations sur l'Honneur"... Chaque jour, vous êtes de plus de 80 000 à vous réjouir des facéties d'Anna Toumazoff, l'instigatrice du compte "Memes pour cool kids féministes". Une page Instagram qui promet "du fun pour féminazies" et passe au crible machos, racistes et homophobes à grands coups de détournements drolatiques.

La recette est simple comme bonjour. Un fond social percutant résumé en une punchline, une image pop (dessin animé de votre enfance, série télé culte, people emblématique, chanteuse iconique), beaucoup de décalage, de la virulence, et le tour est joué : vous obtenez un mème féministe parfait.

Réponse à un sexisme prégnant sur les réseaux sociaux, le mème Internet, ce montage visuel humoristique à vocation virale (théorisé dans les années 70 par le biologiste Richard Dawkins, le mot lui-même est un mix entre mimesis - imitation - et gène) est désormais réapproprié par de jeunes militantes féministes à travers la Toile. Et ça fait du bien.

Car un mème féministe, pour "cool kids" ou non, ce n'est pas simplement une image qui accumule les like et les commentaires. Non, c'est (déjà) une forme d'activisme digital, qui fait sensation autant qu'il fait sens.

De l'humour qui éduque

Pour s'en assurer, il suffit d'explorer les posts d'Anna Toumazoff. Dans un franglais très générationnel, la militante n'hésite pas à aborder des sujets aussi perméables à l'humour que les agressions sexuelles et les violences policières. Mais ce sont toujours les oppresseurs que l'ironie - mordante - de ses créations déstabilise - voire atomise. Alors que les rues hexagonales et états-uniennes sont traversées par les manifestations à la mémoire d'Adama Traoré et George Floyd, et que le privilège blanc est encore largement contesté, la jeune femme nous sert un fracassant "When c'est quand même pas des noirs assassinés qui vont t'empêcher de bruncher".

Sous les sarcasmes s'esquisse un désir de prise de conscience. Car le mème n'est pas simplement politique, il est pédagogique. "Ce que je propose, c'est du contenu viral et ludique, qui doit donner envie de s'intéresser aux sujets abordés, sans que ce soit trop cérébral. J'ai toujours aimé faire de la pédagogie à petite échelle (en soirée, avec des potes de potes) et j'avais envie d'élargir tout ça en créant sur le web", développe en ce sens l'instigatrice.

Et des esprits à éveiller, autant vous dire qu'il y en a : 15 % d'hommes suivent fidèlement ces "Mèmes pour cool kids féministes" qui touchent principalement les 18-34 ans. Un chiffre enthousiasmant sur 80 000 abonné·e·s...

 

"Utiliser les mèmes, c'est super intéressant, cela permet d'être entendue par les militantes, mais aussi par les férues de mèmes. Et je suis peut-être le seul compte féministe que suivent des centaines de ces personnes !", poursuit Anna Toumazoff. Et si ces publications familières pour des millions d'internautes pouvaient faire office d'initiation aux luttes les plus émancipatrices ? A côté de chaque montage qui clashe, un descriptif plus étayé vient mettre les points sur les i. Il est question de relations toxiques, de violences conjugales, d'écriture inclusive... De quoi se conscientiser en quelques clics.

La revanche des mèmes

Ce sens de la formule piquant qui fait le sel des "Memes pour cool kids", nous le retrouvons au gré des créations tout aussi jubilatoires de MissClikk. Sur Twitter, la militante féministe partage des images détournées de la série Friends, de Bob l'éponge ou encore de Game of Thrones. Avec le même art du décalage. "C'est bien le féminisme, les femmes apprennent enfin à se faire respecter... Mais ça veut dire qu'il va falloir que je les respecte ?", s'interroge ainsi un Joey Tribbiani (Matt LeBlanc) des plus circonspects. Le ton est posé.

Mais MissClikk ne se limite pas à ces réécritures pop. La jeune femme se plaît à renverser des mèmes bien connus (et pas vraiment très girl power) comme le Distracted Boyfriend ou les images du gamer Sardoche pour mieux fustiger leur potentiel sexiste - dénonçant aussi bien les inégalités entre les sexes que la toxicité du masculinisme. C'est très fort, et cohérent : après tout, un mème ne vit que pour être transformé, déconstruit, enrichi. "On peut avoir là une inversion des rapports de force", décrypte la journaliste indépendante Perrine Signoret. "Les militantes vont se moquer des mecs qui se pensent discriminés, et grâce à ces "taquineries", la honte va enfin changer de camp", poursuit cette spécialiste de la culture web.

Et ce n'est pas trop tôt. Journaliste tech et autrice de la newsletter féministe dédiée aux nouvelles technologies Règle30, Lucie Ronfaut voit là la salutaire évolution d'un humour web longtemps associé à des sphères aussi influentes que majoritairement masculines, comme le forum 4chan. Le succès de pages Instagram ouvertement féministes vient changer la donne. "Bien sûr, des sites comme Tumblr ont toujours été dominées par les femmes, donc cette appropriation ne date pas d'hier. La différence ici, c'est que l'on parle de militantes qui décident volontairement de se rendre sur des plateformes plus neutres (comme Instagram et Twitter) pour faire du bruit", développe-t-elle.

Et cela, Anna Toumazoff en sait quelque chose. Si la créatrice de 25 ans a toujours su concilier son amour de l'humour web et son engagement, elle s'est vite rendue compte que "tous les Mèmeurs étaient des mecs, de forums influents comme Reddit aux groupes privés 'Neurchi' que l'on trouve sur Facebook". En rendant cette contre-culture plus inclusive, ce sont les réseaux sociaux et autres espaces de discussion qui le deviennent.

"Ces mèmes sont également des outils pour réagir et lutter. Après avoir essuyé quantité de blagues sur les blondes (et autres clichés), on sait que l'on peut employer l'humour pour servir sa cause, ne pas être victime de celui-ci", s'enthousiasme encore la journaliste tech Perrine Signoret. Humour sexiste, ou humour de "boomer", tout simplement. A l'heure d'un "on ne peut plus rien dire" qui glorifie les vannes oppressives des beaufs, ces mèmes redoublent d'impertinence. Et rappellent que la truculence n'est pas réservée qu'à ceux qui stigmatisent et humilient.

Les mèmes sont dans la rue

Bref, les mèmes féministes se postent, se commentent, se partagent. A un tel point qu'aujourd'hui, ils débordent du cadre numérique. Et investissent les rues. En 2020, les slogans deviennent des mèmes, et les mèmes des slogans. Logique : l'ironie mordante est indissociable des luttes et de leur histoire. Dans les années 70, des punchlines savoureuses telle "Une femme sans homme est comme un poisson sans bicyclette" faisaient fureur dans les manifs féministes. Il y a fort à parier qu'elles marcheraient tout aussi bien aujourd'hui.

Des mobilisations massives comme la Marche pour le Climat ("Bouffe ma chatte, pas la planète") ou la dernière marche (historique) Nous Toutes, en réaction aux violences sexistes et sexuelles, se sont avérées riches en état d'esprit "memetique" : les militantes détournent des références pop, les inscrivent noir sur blanc, les diffusent et les enrichissent. Des ritournelles comme "Y'a pas moyen Djadja" (de la chanteuse Aya Nakamura) ou "Les calculs sont pas bons, Kevin !" (de l'humoriste Ines Reg) sont ainsi passés de main en main pour évoquer un thème aussi tragique que les féminicides - et les insuffisances du système judiciaire.

Et lors de la marche organisée ce 2 juin à la mémoire d'Adama Traoré, rebelote : on retrouve des mèmes au gré des pancartes, réappropriés pour mieux crier la réalité des injustices sociales et de la domination policière.

Limpide, décalé, incisif : l'art du slogan féministe ne fait désormais qu'un avec l'identité du mème. "J'ai l'impression qu'ils n'ont jamais pris eu autant de place dans la militance féministe. C'est comme si l'on pensait que, face aux longs discours que les détracteurs n'écoutent pas forcément, l'humour pouvait faciliter la transmission du message – et sa viralité. En plus, tu n'as pas besoin d'avoir lu du Simone de Beauvoir pour comprendre un mème : il peut parler à tous les milieux, toutes les classes", décrypte Perrine Signoret.

 

Plus étonnant encore, la journaliste a même remarqué une assimilation progressive des mèmes et de leur logique par la génération "d'avant", celle de nos parents. Darons et daronnes s'envoient désormais des montages caustiques sur Whatsapp. Jusqu'à décoller dans le plus grand des calmes sur la page d'Anna Toumazoff et ses mèmes sur l'affaire Polanski ? Pourquoi pas. De quoi rendre nos futurs repas de famille d'autant plus animés.