"Nos absentes", l'enquête poignante auprès des survivantes de féminicides

Publié le Vendredi 10 Février 2023
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
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Qu'est-ce que les féminicides nous racontent de la violence des hommes, de notre société et que disent celles qui en réchappent ? Ses vastes interrogations sont au coeur du passionnant "Nos absentes", glaçante plongée de la journaliste Laurène Daycard au sein du fléau.
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En 2022, 104 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. En janvier dernier, on dénombrait déjà neuf féminicides conjugaux, dont quatre commis par des armes à feu. Voilà pour les chiffres. Mais les féminicides, ce sont aussi des survivantes et des familles endeuillées, une médiatisation loin d'être toujours parfaite, et des enjeux de société qui nous concernent tous. Cela, la journaliste Laurène Daycard l'a bien compris.

Ce sont d'ailleurs ces éléments cités plus haut que l'on retrouve dans l'enquête de la journaliste, Nos absentes, fruit de cinq ans de travail. Un livre exigeant et incarné où l'autrice relate aussi bien sa rencontre avec les proches de victimes qu'avec les auteurs de violences conjugales, ponctuant le tout de réflexions critiques sur le sujet. De cette rédaction étendue sur des années éclot un panorama vif de ce fléau, entre constat d'un cycle des violences sans fin et observation de l'évolution du traitement du sujet par l'opinion publique.

Un regard nécessaire.

Les féminicides et celles qui restent

Nécessaire, car il fait honneur aux victimes de féminicides comme à toutes celles "qui restent". Telle Anne-Lise, "orpheline de féminicide", qui peine à se remettre du meurtre de Géraldine Sohier, sa mère, abattue à coups de fusil par son beau-père en 2016, malgré des signalements antérieurs effectués en gendarmerie. Mais aussi Madeleine, insultée et frappée à coups de chaussure devant ses enfants, qui a vu son chien tué par son ex conjoint ("le message est clair : reste sagement aux pieds ton mari sinon voilà ce dont il est capable"). Ou encore Joséphine, une "survivante", qui a vécu un acharnement tel - son mari "testait sur elle des prises d'arts martiaux - qu'elle fut internée en psychiatrie. Autant de profils sur lesquels l'autrice s'attarde avec minutie.

Un investissement donnant de la voix à ce qui perdure trop souvent dans le silence, d'autant plus dans une société, déplore Laurène Daycard, où moins de 20 % des faits de violences impliquent un dépôt de plainte.

Mais ce choix d'interraction prend aussi le contrepied d'un traitement médiatique pas toujours exemplaire. La journaliste rappelle à ce titre ces mots imprimés dans "Libération" à l'époque du meurtre de Marie Trintignant en 2003 : "Bertrand Cantat ne cherchait pas la mise à mort. Il cherchait à se faire aimer davantage".

Nos absentes, par Laurène Daycard, Editions du Seuil, 255 p.
Nos absentes, par Laurène Daycard, Editions du Seuil, 255 p.

Puisqu'étendu sur la durée, Nos absentes nous renvoie volontiers à ce temps pas si lointain où il était encore question de "crimes passionnels" et non pas de "féminicides". Impensable aujourd'hui, alors qu'en 16 ans plus de 2000 femmes ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Face à cette phrase d'une tribune de Libé associant ouvertement crime de genre et amour, l'on comprendra que l'on ne peut faire bouger les choses sans remettre en question les constructions culturelles qui participent à la banalisation des violences.

Banalisation encore d'actu hélas, quand on pense à la manière dont un geste comme une gifle décochée par un conjoint peut être considérablement minimisé. "Minimiser", le terme s'applique aux situations que relate Laurène Daycard : une violence qui s'insinue dans les pièces du quotidien comme la cuisine, par des gestes ordinaires détournés - telle l'histoire de ce mari qui coupe le gaz dès qu'il s'absente pour que sa femme en souffre. Ces détails constituent ce qui mène aux féminicides : "une prise d'otage de l'intime", dixit le livre.

"J'en veux à ceux qui ne sentent pas concernés"

Et si les féminicides constituaient un enjeu qui nous concerne tous ? Cela, le journaliste Mathieu Palain l'a déjà démontré dans Nos pères, nos frères, nos amis, récit d'une immersion de plusieurs mois dans un groupe de parole pour hommes coupables de violences conjugales. Un titre qui suggérait ô combien les violences peuvent s'insinuer en chaque homme, puisque c'est avant tout de domination masculine qu'il s'agit.

Laurène Daycard prolonge cette réflexion en privilégiant une parole très intimiste. Notamment lorsqu'elle évoque un tabou, les violences physiques qu'a commis son propre père envers sa mère - elles ont obligées cette dernière à porter une minerve. Un traumatisme pour l'autrice, qui en fut témoin enfant, un non-dit pour le père, qui aura bien du mal à poser des mots sur ce souvenir, fuyant la conversation. Faut-il interroger frontalement ceux qui nous sont le plus proches pour enfin faire entendre une domination qui ne dit pas son nom ?

Une question au diapason des mouvements de libération de la parole actuels, prenant place au sein même des familles (comme #MeTooInceste). Et qui renvoie à l'incipit du poignant roman d'Annie Ernaux, La honte: "Mon père a voulu tuer ma mère un dimanche de juin, au début de l'après-midi. C'était le 15 juin 52. La première date précise et sûre de mon enfance". Comme la Prix Nobel de littérature, Laurène Daycard nous rappelle qu'il serait malvenu de pousser le sujet d'un revers de la main. Voire tout à fait inconscient.

Et écrit : "J'en veux à celles et ceux qui ne sentent pas concernés. Comme si ça ne pouvait arriver qu'aux autres, à l'autre, à l'étranger, le pauvre, le poisseux. Je les déteste mais en l'écrivant, je réalise combien je jalouse leur ignorance. Qu'est-ce que ça doit être reposant de se croire immunisé contre l'horreur !".

Une "ignorance" à laquelle répond puissamment ce livre.

Nos absentes, par Laurène Daycard, Editions du Seuil, 255 p.