Punchlines, MeToo, Covid : "Cher Connard", le nouveau Despentes qui va vous bousculer

Publié le Mercredi 17 Août 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Paré de son titre-bazooka (" Cher Connard "), le nouveau roman de Virginie Despentes concilie virulence et tendresse. Passant au crible l'ère MeToo, l'autrice y aborde l'époque avec la verve tranchante qu'on lui connaît.
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C'est le livre forcément très attendu de l'après-Vernon Subutex, trilogie remarquée et adaptée en série pour Canal + (avec Romain Duris). Une fiction ambitieuse pour passer en revue les grands thèmes de ces dernières années : #MeToo, le Covid et le confinement, les militances néoféministes, l'illusion du "monde d'après", la liberté d'expression à l'ère Twitter, ou encore... le rap queer de Lil Nas X, TikTok, l'émission RuPaul Drag Race. Tout cela se retrouve donc abordé dans la dernière oeuvre de Virginie Despentes : Cher Connard.

Un roman épistolaire, et événement de cette rentrée littéraire, dont le titre bazooka tease la prose toujours aussi cinglante de son autrice. Mais également, masque une foisonnance bien plus complexe que cette insulte introductive. Cher Connard narre la relation, messages après messages, entre Oscar, un auteur accusé de harcèlement par Zoé, son ancienne attachée presse, également blogueuse néoféministe, et Rebecca, une comédienne à la Béatrice Dalle dont la prose fracassante détonne.

Tous deux, chacun écorché vif à sa manière (notamment accablés par l'alcool et la drogue), vont d'abord se rentrer dans le lard par DMs virulents interposés pour finalement se trouver une amitié. C'est dans ce virage entrepris que l'autrice de King Kong Théorie ne se contente pas d'amuser ou de frapper juste et fort – elle nous émeut. Une raison parmi d'autres d'ajouter ce Cher Connard sans tarder à votre bibliothèque.

Et s'il vous faut d'autres arguments, pas de soucis : en voici cinq.

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Pour sa force intime et politique

On connaît Virginie Despentes pour sa propension à ne jamais dissocier l'intime du politique - en liant la condition féminine à celle des prolétaires, en fustigeant les rouages du capitalisme et du néolibéralisme. Cher Connard aborde une flopée de sujets pour asseoir cette conciliation entre l'individuel et l'universel : l'âgisme (les discriminations dont font l'objet les femmes passé le cap de la quarantaine), le cyberharcèlement, le monde hétéronormé du cinéma, la culture queer, la marginalisation des personnes addicts...

Et les réflexions résonnent. Comme cette pensée offerte par Rebecca : "Je suis une meuf. Comment veux-tu que je sois autre chose que 'dissociée' ? Depuis que je suis enfant on me répète que mon corps appartient aux regards des autres, qu'il appartient à ma beauté, à ma séduction. La séduction ça te dissocie. Comment veux-tu faire autrement ?".

Actrice grande gueule, Rebecca interroge douloureusement la "date de péremption" des femmes dans l'industrie du spectacle, son rapport aux hommes, ses contradictions, son physique, et sa lucidité est très souvent cruelle et drôle : "Grossir, pour une actrice, c'est impardonnable. Et le fait que ca me touche autant m'humilie. J'aime me sentir au-dessus des lois communes. Et cette obsession est si banale. J'essaye de me raisonner : je me dis que de toute façon, je vieillis. Si je n'étais pas grosse, je serais quand même vieille".

Pour ses punchlines qui claquent

La prose de Despentes ne change pas : toujours cette écriture qui n'a rien à envier au rap, source de phrases décochées comme des frappes, limpides, sonores. Tiens, le rap, justement. On aime cette analyse du gangsta rap par Oscar : "C'est en regardant RuPaul que j'ai compris ça. Le gangsta rap, c'est la performance du pouvoir par ceux qu'il a écrasés. Une façon ludique de s'emparer d'un ensemble de signifiants dont on nous a dit qu'ils sont sacrés et qu'ils sont interdits aux pauvres, aux damnés".

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Autre exemple ? Ces mots de Rebecca : "Il est étonnant que tout repose sur ce paradoxe. Qu'on attribue aux femmes la fragilité la douceur la délicatesse alors qu'elles accouchent en s'ouvrant le bassin en deux et qu'elles survivent aux guerres, laissées seules dans des villes bombardées". Tout est dit : condition féminine, passage en revue des stéréotypes de genre, réflexion plus vertigineuse sur le genre humain et sa propension viriliste aux guerres – un thème qui reviendra étonnamment dans ce roman.

Rebecca, toujours : "J'ai envie de planter, j'ai envie de ne pas être fiable. Je m'ennuie toute seule j'ai l'impression d'être un gazon bien taillé dans un petit jardin de lotissement bourgeois de province. J'ai envie de détraquer les horloges. Le bon esprit me fatigue. Définitivement, plutôt crever que faire du yoga". L'attitude punk que lecteurs et lectrices de Despentes connaissent bien.

Puis il y a aussi cette réf bien placée : Zoé, blogueuse féministe, revendique l'influence de Valerie Solanas, l'autrice du subversif Scum Manifesto. La présentation est succulente : "Etre féministe avec Audre Lorde ce n'est pas être féministe avec McKinnon. Moi je suis féministe avec Valerie Solanas. Avec elle, tu peux te faire l'intégrale d'Orelsan ou de la Fouine, t'es toujours à l'aise avec ton féminisme. Elle est tellement problématique que tu ne risques jamais de te finir avec les mormones. C'est exigeant, Solanas, mais pas contraignant. T'es bien dedans, c'est comme le jogging-basket du féminisme. T'es tout terrain, on te fait pas chier".

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Pour son portrait de la France confinée

Cher Connard est également le récit d'un pays confiné. La pandémie de coronavirus vient mettre en lumière la condition solitaire de ses anti-héros immobilisés. Et les images - toujours politiques - que déploie alors Despentes, dépeignant un contexte agité et chaotique, palpitent d'indignation citoyenne : "Tous ces corps de smicards livrés à la maladie. Ces corps méprisés. Ca m'humilie. C'est l'idée qu'on se faisait du pays qui s'écroule".

Dans ce long moment d'incertitudes, le trouble n'est cependant jamais loin, et l'étrange sensation d'un monde de surconsommation mis sur pause n'est pas forcément désagréable : "Paris était désert. Je n'ai pas de meilleure image que celle dont tout le monde parle sur Internet - un décor de film apocalyptique. Bizarrement poétique. Très onirique. Plus stupéfiant qu'angoissant. Il y a un silence chez moi que je connais pas".

Entre les lignes, l'autrice interroge la perspective du fameux "monde d'après", celui de l'après-Covid. Le féminisme est-il soluble dans cet ailleurs ? Pour ses protagonistes, une chose est certaine : la lutte continue. Qu'il s'agisse de combattre ses propres démons ou de bien plus considérables moulins.

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Pour sa vision des masculinités

A l'instar du manifeste majeur de son autrice, King Kong Théorie, Cher Connard parle des hommes, des mecs, des masculinités, et de leur virilité mal placée. On pense beaucoup au classique précité en lisant certaines lignes. Despentes brosse à travers Oscar le portrait d'une masculinité qui va prendre conscience de sa toxicité en déconstruisant pièce après pièce sa vie, sa personnalité, ses attitudes. Pas une ode aux mecs ou une invitation à tout pardonner, mais une analyse sincère, crue, ambivalente, des mâles du siècle - pour reprendre l'expression de la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie.

Dans King Kong Théorie, sorti il y a quinze ans déjà, Despentes invitait les hommes à s'émanciper du patriarcat ou tout du moins, à prendre conscience de tout ce que ce système leur fait. Idem avec ce roman post-MeToo où ces derniers occupent encore une place déterminante. On le comprend vite, ne serait-ce qu'à travers ces lignes virulentes de Rebecca : "L'émancipation masculine n'a pas eu lieu. Vos imaginations sont soumises. On vous dit 'domination' et vous ne bandez que pour la domination [...] Ce que vous nous dites, nous l'entendons, c'est : ne vous libérez surtout pas de vos chaînes, vous risqueriez de briser les nôtres dans le mouvement".

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Pour sa tendresse (bordel)

Ca, c'est le petit truc des romans de Virginie Despentes, depuis Les chiennes savantes : la tendresse, l'émotion, l'empathie, tracent toujours leur chemin à travers la colère et l'indignation. D'empathie, Cher Connard est gorgé, à sa manière. C'est un roman qui sans sortir les violons instaure, bien plus qu'un dialogue, une écoute, basée sur la réciprocité, le partage des expériences (d'oppression), l'égalité, sans inverser les rôles pour autant.

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Chacun(e) y avoue ses failles et ses torts et, au fil des pages, se met à nu. Rebecca, voix sans concessions évoquant fortement par sa liberté une certaine Virginie D., y est foncièrement imparfaite. C'est justement ce qui la rend profondément humaine - comme Oscar. Cher Connard incarne l'équilibre recherché par Virginie Despentes : proposer une quête d'apaisement et de nuance au sein d'une époque où tout est surmédiatisé, sans jamais pour autant baisser la garde et mettre de côté sa verve acidulée.

Emotion, lorsqu'Oscar raconte son quotidien pas toujours évident avec sa fille ado. Et Rebecca, ses amitiés et sa vie de comédienne. Emotion, à la lecture de cette phrase qui résume tout, à la fois la force expressive de son autrice, et son étonnante pudeur : "Se laisser traverser par un événement. Ressentir l'émotion. Au lieu de la fuir. Les émotions ce n'est ni usine ni théâtre c'est quelque chose qui ne se contient pas. Elles te retournent".

Comme une invitation, offerte aux lecteurs, à être "retourné". Gagné.

Cher Connard, par Virginie Despentes. Editions Grasset, 350 p.