Elles ont peur de conduire car la route est un espace masculin

Mis à jour le 02 Mars 2021 - 10h42
|
Publié le 02 Mars 2021 - 10h42
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
J'ai peur de conduire car la route est un espace masculin
J'ai peur de conduire car la route est un espace masculin
Peur de prendre l'autoroute ou de mettre des plombes à (mal) réaliser un créneau ? Vous n'êtes pas seule. Pour cause, cette crainte liée à un sentiment d'illégitimité sournois prend racine dans un stéréotype sexiste vieux comme la démocratisation de l'automobile.
À lire aussi

J'ai le permis depuis mes 18 ans, soit maintenant 12 ans que je peux prendre le volant quand bon me semble pour parcourir les routes de France et de Navarre (tant que le Covid ne m'en empêche pas). Un acquis dont je suis d'autant plus fière que j'ai eu l'examen du premier coup, ce malgré les médisances du moniteur pervers qui ne croyait visiblement pas en mon aptitude à rouler solo. Je lui ai prouvé le contraire, grand bien m'en fasse.

Pourtant, une dizaine d'années plus tard, la réalité est moins réjouissante que cette revanche savoureuse sur le formateur ne pourrait le laisser paraître. Voilà, dès que je dois me glisser derrière le volant, je flippe. J'appréhende le moment où je passerais du confortable siège passager à la place du conducteur (ou en l'occurrence, de la conductrice), pendant des heures - voire des jours - avant même de devenir maîtresse du véhicule.

Souvent d'ailleurs, je finis par me dégonfler, demandant mi-honteuse, mi-terrifiée à mon partenaire de me prêter main forte. Comprendre de me remplacer sur toute la durée du trajet. Chaque fois, je me dis que la prochaine, je vaincrais mon appréhension, et chaque fois, je termine recroquevillée à regarder le paysage défiler sur ma droite. Et mon argument phare pour que ça passe - "comme ça, je m'occupe du bébé !" - finit par avoir bon dos.

D'abord persuadée qu'il s'agissait d'une attitude isolée découlant d'une flemme générale, j'ai ensuite plus longuement analysé ce réflexe contraignant, dont j'aimerais clairement me débarrasser. Au-delà d'une peur du faux-pas ou du danger (pour autrui ou moi-même), c'est d'une crainte de ne pas être assez compétente ou légitime, et par conséquent du fait de ne pas avoir assez confiance en moi sur la route, que vient ce sentiment.

En questionnant mon entourage, plusieurs proches m'ont aussi confié passer ou être passées par là. Notre point commun : nous sommes des femmes et avons l'impression de devoir constamment faire nos preuves pour mériter notre place sur l'asphalte. "Comme si la route était un espace d'homme", me lance l'une d'elles. Alors, impression fantasmée ou réalité fondée ? Décryptage de ces inégalités quasi centenaires, et de quelques façons d'y remédier.

La prise de risque, un comportement valorisé dans la masculinité

La prise de risque, un comportement valorisé dans la masculinité
La prise de risque, un comportement valorisé dans la masculinité

Marie-Axelle Granié est directrice de recherche en psychologie sociale du développement à l'Université Gustave Eiffel, à Lyon. Elle a, entre autres, réalisé plusieurs études sur les différences de comportement derrière le volant en fonction du genre et mené des recherches chez les plus jeunes sur les stéréotypes associés aux hommes, aux femmes et à la conduite.

Lorsqu'on lui évoque par téléphone l'idée que la route serait, justement, "un espace d'hommes", elle nuance : "Un espace d'hommes, de moins en moins. Jusqu'à il y a quelques décennies encore, on constatait une grande différence entre les kilomètres parcourus par les hommes et par les femmes. Mais aujourd'hui, on compte autour de 11 000 kms parcourus en moyenne par les hommes français, et 10 000 chez les femmes françaises. L'écart, même si l'usage reste différent (en majorité, les femmes font des trajets urbains et péri-urbains courts et fragmentés, les hommes de longs trajets sur des voies rapides, ndlr), s'est réellement réduit."

"En revanche, je dirais que la route est un espace masculin en termes de comportement, oui", poursuit-elle. "Parce que la prise de risques et l'infraction sont des attentes, des comportements plus valorisés du côté du masculin que du féminin. Ainsi, et j'ai pu le voir lors de nombreuses études, les personnes qui se reconnaissent dans les traits stéréotypiquement masculins, relevant de la domination, de la recherche de compétition, prennent plus de risques quel que soit leur sexe. Ce n'est pas une prédisposition biologique, c'est une façon de se positionner par rapport aux autres."

Et inversement, les personnes qui se reconnaissent dans les traits associés à la féminité auront tendance à manifester moins de comportements à risques, et à avoir une perception des règles routières plus morale. "A protéger les autres d'elles-mêmes", précise la spécialiste. Pour les premières, "bien conduire" signifie maîtriser son véhicule, et pour les autres, respecter les règles. Une différence qui s'intègre aux esprits dès le plus jeune âge, remarque-t-elle, puisque déjà au collège, les enfants qu'elle a pu interroger dans le cadre de son travail associent la voiture à la masculinité.

"Ce qui ressort [de ces discussions], c'est que l'homme est naturellement compétent. La prise de risques devenant un signe de compétence au volant, laquelle est un signe de masculinité", dissèque Marie-Axelle Granié. "Le syllogisme devient : 'si je prends des risques, c'est que je suis bien un homme'. On peut même aller jusqu'à dire, en suivant ce raisonnement, qu'il n'est pas à l'avantage des femmes de se présenter comme compétente au volant, et que se dire que l'on n'est pas compétente est une preuve de féminité."

"Femme au volant, mort au tournant" : origine d'un stéréotype infondé

Lorsqu'une fille s'inscrit à l'auto-école, elle part souvent du principe qu'elle va échouer.
Lorsqu'une fille s'inscrit à l'auto-école, elle part souvent du principe qu'elle va échouer.

Une vulnérabilité intériorisée qui scelle le sort de nos propres capacités ? C'est en tout cas ce que ressent Emilie, 38 ans, qui "refuse de prendre l'autoroute depuis des années". "Je conduis uniquement pour emmener les enfants à l'école ou à leurs activités. Sinon, c'est mon mari qui s'y colle. Je n'ai jamais été à l'aise avec la vitesse, et je me laisse volontiers transporter. Comme si je me confortais dans ce cliché qui voudrait que la place de la femme soit sur le siège passager. Ça me révolte et en même temps, ça me rassure".

Pour Marie-Axelle Granié, rien d'étonnant à cela, puisque les filles sont conditionnées dès le plus jeune âge pour le penser. "On leur apprend dès le départ qu'elles ne vont pas y arriver, de la même manière qu'on leur dit que les mathématiques, les sciences, et tout ce qui touche à la technologie, ce n'est pas pour elle", déplore-t-elle. "'C'est normal que tu n'y arrives pas, tu n'es pas naturellement compétente pour ça', leur répète-t-on, et notamment énormément pendant leur apprentissage de la conduite."

Lors de l'étude qu'elle a réalisée, baptisée Permis H-F, elle observe d'ailleurs une différence de taille à ce moment clé. "Lorsque les filles s'inscrivent à l'auto-école, elles pensent déjà qu'elles vont échouer. Les garçons, eux, avant même de commencer à conduire, sont déjà convaincus qu'ils vont réussir. C'est ce qu'on appelle la sociabilisation de genre. Et il y a une sociabilisation de genre très forte concernant la conduite".

Un concept qui se traduit, entre autres, par la façon dont l'entourage des filles va s'inquiéter beaucoup plus de leur réussite au permis que pour un garçon, dont les moniteurs vont reprendre leur comportement au volant à outrance, ou encore dont les apprenti·e·s auront plus ou moins confiance en leur habilité à y arriver.

Et puis, il y a les remarques et clichés sexistes qui s'imprègnent dans nos esprits autant qu'ils hérissent nos poils. L'incapacité des femmes à réaliser un créneau, ou l'insupportable "femme au volant, mort au tournant" en tête de liste. Un "proverbe" répugnant qui, en plus d'être effrontément discriminant, ne reflète absolument pas la réalité. Il n'y a qu'à regarder les chiffres des accidents de la route pour voir que 82,5 % des auteurs présumés d'accident mortel sont des hommes. Dramatique et tristement révélateur.

"[Ce dicton] n'est pas apparu à cause du comportement réel des femmes, ni à la naissance de l'automobile", souligne la chercheuse, "mais lorsque les classes moyennes et ouvrière y ont eu accès. Le véhicule est devenu un moyen d'émancipation de la femme, et il fallait trouver une excuse pour les garder au foyer." Celles-ci sont décrites comme trop tête en l'air, rêveuses, trop occupées à se maquiller dans le rétro pour se concentrer sur la route - et feraient ainsi de piètres conductrices.

En 1906, l'homme de lettres Gaston Labadie-Lagrave y allait même de sa petite analyse : "Les imperfections naturelles des femmes les rendront toujours inaptes à conduire". Rien que ça. Ou encore : "Au lieu de regarder devant elle si la route est libre, elle s'égarera dans une rêverie sans fin. (...) Il est trop tard pour éviter la catastrophe... sa main droite se trompe de levier et ses pieds, empêtrés dans le pli de sa robe, ne retrouvent pas la pédale qui interrompt la transmission du pouvoir moteur... En résumé, il est très probable que l'art de conduire un (sic) automobile ne deviendra jamais un métier de femme".

Un stéréotype qui, à une époque, a également contaminé le monde du vélo. "Tout ce qui permet aux femmes de sortir de chez elles, de s'autonomiser, de prendre leur indépendance, a été à chaque fois considéré comme impossible pour elles à utiliser. Dans le sens où elles n'en seraient pas capables." Les mécanismes classiques d'un machisme répressif, qui se sont infiltrés jusque dans les lois de certains pays. On pense notamment à l'Arabie saoudite, qui n'a autorisé les femmes à conduire qu'en 2017, au prix d'un combat acharné et de la liberté des militantes féministes.

Plus qu'émanciper la femme, faire réaliser sa vulnérabilité à l'homme

Comment faire pour reprendre confiance ? Ne pas céder à la "menace du stéréotype".
Comment faire pour reprendre confiance ? Ne pas céder à la "menace du stéréotype".

Maintenant, comment retrouver confiance - et volant - sereinement ? D'abord, en tentant de ne pas s'enfermer dans la "menace du stéréotype". Une expression qui implique qu'on aurait tellement peur de le confirmer, qu'on finirait par lui donner raison - on se concentrerait davantage sur la perception qu'ont les autres de soi que sur ses propres gestes. Ensuite, puisqu'on ne peut pas lutter contre le stéréotype en lui-même, se rendre compte que c'en est un, et qu'il ne se fonde sur aucune base réelle. "On a l'aptitude de ne pas s'y conformer", estime également Marie-Axelle Granié, qui encourage vivement à déconstruire ces biais dès l'enfance.

Elle soulève toutefois un point essentiel : "Si vous augmentez la prise de confiance des femmes au volant, vous augmentez la prise de risques", et par conséquent, les probables accidents. "Ce n'est donc pas tant qu'il faille augmenter le sentiment de compétence des femmes que de diminuer celui des hommes", prévient l'experte.

Et d'insister : "Plus que l'émancipation de la femme au volant, il est important de faire prendre conscience à l'homme de sa vulnérabilité et de sa fragilité. Qu'il remette les pieds sur terre et que les parents remettent les pieds sur terre à leurs garçons". En arrêtant, notamment, de considérer "normal, voire sain, voire valorisant", leur envie de sauter partout, de grimper aux arbres - et à l'inverse presque inquiétant qu'ils ne le fassent pas.

Autres façons de s'affranchir d'une crainte qui puise sa force dans des inégalités, pour le coup, bel et bien fondées : la pratique comme remède à une conviction personnelle plus ou moins consciente de notre incapacité à rouler - ou en tout cas, à rouler avec autant d'adresse que nos pairs. Tiphaine, elle, a guéri son appréhension de la voiture par... la voiture.

A 40 ans, elle a décidé de faire un pacte avec elle-même : conduire la moitié de la distance dès qu'elle prend le volant en couple plus d'une heure. "Au début, je demandais une validation constante de mes décisions à mon partenaire, et le consultais systématiquement pour vérifier la moindre indication. Petit à petit, à force de pratique, j'ai acquis des réflexes sûrs, et je prends plaisir à trimballer notre troupe (deux petits chiens en plus de leur couple, ndlr) d'un point à l'autre de la France. Même avec notre camion Ford sans direction assistée", sourit-elle.

Une technique qui donne envie de s'y (re)mettre, et par la même occasion de tordre le cou à quelques préjugés réducteurs. Alors, en route ?