Mais qui est vraiment Rosie la Riveteuse, l'icône pop et éternelle du féminisme ?

Publié le Jeudi 21 Novembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Beyoncé, la Rosie "pop-féministe" ultime ?
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Cela fait des décennies que Rosie la Riveteuse se tape l'affiche au fil des manifestations féministes et des revendications "girl power". Mais qui est-elle vraiment ? Un livre captivant nous dit tout sur la "Che Guevera" du féminisme pop.
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L'affiche vous est forcément familière. Bandana rouge à pois blancs dans les cheveux, le poing levé, le biceps gonflé, comme pour faire un bras d'honneur, un bleu de travail au corps, et une punchline en exergue ("WE CAN DO IT"), la jeune femme présente une mine pleine d'assurance et une attitude aussi sanguine que son rouge à lèvres. Ainsi se présente Rosie la Riveteuse, l'icône des mouvements féministes.

Mais qui es-tu réellement, Rosie ? A cette question répond La véritable histoire de Rosie la Riveteuse, un livre d'utilité publique à mettre entres toutes les mains. Et qui nous dévoile en cent pages à peine les mille visages d'un "mème" avant l'heure.

De la propagande au pop féminisme

Impossible de rester de marbre face à l'ouvrière Rosie. Son regard d'une réjouissante arrogance donne du fil à retordre aux machos qui voudraient lui proposer un bras de fer. On l'imagine bouffer des misogynes comme d'autres se goinfreraient d'épinards. Et pourtant... Quand elle apparaît pour la première fois, en 1943, la riveteuse n'a rien de révolutionnaire. Imaginée par le dessinateur Howard Miller, Rosie n'est rien d'autre qu'un poster épinglé dans une usine américaine, la Westinghouse Electric Manufacturing Company.

Son air assuré n'a alors qu'une raison d'être : en plein conflit mondial, cette riveteuse (autrement dit, une ouvrière qui fait des assemblages) encourage toutes celles qui remplacent les hommes (voire "leurs" hommes) partis sur le front à "charbonner". Ce n'est pas une figure de contestation, mais une image de propagande. Rosie s'adresse à ses consoeurs travailleuses (surnommées les "Rosie" en allusion à une chanson populaire de l'époque) pour les inciter à tout donner pour leur nation. Rien d'anti patriarcal, tout de patriotique !

Il faut attendre la première moitié des années 80 pour que Rosie se métamorphose. Une petite maison d'édition féministe américaine, l'Helaine Victoria Press, distribue alors des posters et des cartes postales afin de relater l'histoire des femmes. Ses instigatrices, Jocelyn Helaine Cohen et Nancy Victoria Taylor Poore, décident d'intégrer la Rosie de 1943 à ces visuels. Sur la carte postale, il est précisé que 80 % des 20 millions de femmes qui ont servi l'industrie américaine durant les années 40 ont été renvoyées à leur foyer une fois la guerre achevée. Et oui, la Seconde Guerre mondiale n'a jamais été l'occasion pour les Rosie "de se soulever contre les stéréotypes de genre et les inégalités", déplorent les journalistes Catherine Mallaval et Mathieu Nocent. Rosie est le visage de cette désillusion. Elle est désormais considéré comme un personnage significatif de la condition féminine.

Mais féministe, elle le deviendra aux yeux d'un très large public bien des années plus tard, avec l'explosion du "pop-féminisme". Pour cette nouvelle vague, les cultures populaires, la pop music, la mode et les nouvelles technologies sont des sources indéniables de contestation et d'engagement féministes. Et les "role models" de ces activistes connectées vont consacrer Rosie en véritable "queen".

De Christina Aguilera en 2007 (dans son clip Candyman) à Beyoncé en 2014 (sur Insta) en passant par la chanteuse Pink (le clip Rise Your Glass), les idoles "girl power" de cette génération se griment toutes en Riveteuse. Il faut dire que "POP", Rosie l'est à toute blinde. Son biceps nous renvoie à ceux de Wonder Woman. Sa force et son entrain aux dessins animés relatant les aventures de Popeye, le marin musclé. Et, comme les oeuvres pop art, Rosie ne cesse d'être imitée et déclinée.

Et puis, à l'instar des femmes "empouvoirées" qui atomisent les charts dans le courant des années 2000, Rosie n'est pas du genre à se laisser faire. Elle est "badass" : c'est une dure à cuire. Et si les cils noirs et le rouge à lèvres qu'elle affiche sont les attributs traditionnels des pin-ups, elle renverse ce stéréotype désuet haut la main avec sa posture héroïque et déterminée. Sans oublier sa réplique-phare aux faux airs de slogan Nike : "We can do it !". Nous pouvons le faire. Quatre mots forts qui, pour les jeunes générations féministes, personnifient comme un refrain punchy l'idéal de la sororité, cette fameuse solidarité féminine qui pourrait briser des murs.

Qui veut la peau de Rosie la Riveteuse ?

En un peu plus d'un demi-siècle, Rosie serait-elle tout bêtement passée de créature patriote à frousse du patriarcat ? Rien n'est si simple en fait, comme le développe le vertigineux essai de Catherine Mallaval et Mathieu Nocent. Car la "véritable histoire" de cette Riveteuse traîne son lot de chimères. Son identité, comme son image, s'arrache. Au milieu des années 90, Géraldine Doyle, citoyenne américaine, déclare être l'ouvrière qui a inspiré, cinquante ans plus tôt, la "Rosie" d'Howard Miller. Photo à l'appui. Vingt ans plus tard, un chercheur américain révélera qu'en vérité, il n'en est rien : Géraldine Doyle n'est pas "la vraie Rosie". Énième désillusion !

La Rosie symbolique, elle, ne va pas vraiment mieux. Sarah Palin, la gouverneure de l'Alaska anti-avortement et super-réac, n'hésite pas apparaître grimée en Rosie le temps d'une campagne électorale. Une triste farce reproduite par Ivanka Trump (fille de) en août 2018, l'une et l'autre brillant par leur absence totale de convictions féministes. Entre deux récupérations politiciennes, Rosie est même apparue dans quelques pubs. Dont celles de la marque Clorox, nous vantant les mérites... des ménagères qui font reluire leur parquet. De la "pop" au marketing "pépite sexiste"-friendly, il n'y a qu'un pas.

Rosie la Riveteuse n'est pas simplement une balle que l'on s'envoie à l'aveugle. C'est un mythe, complexe et ambivalent. Pour les féministes peu convaincues par l'idée très start-up "d'empowerment", Rosie est avant tout un symbole de l'idéologie américaine individualiste, malléable à l'envi et récupéré jusqu'à l'absurde par le consumérisme ambiant. Née d'une guerre mondiale et d'un contexte industriel, elle ne convient guère aux idéaux pacifistes chers à bien des militantes, luttant pour l'égalité des sexes et la chute du capitalisme. Et puis, il en faut toujours peu pour que la Riveteuse, affichée sur un t-shirt, se fasse l'égérie du "feminism-washing" - de ce "féminisme en toc" dont use ces marques qui écoulent des objets estampillés "girl power".

Et pourtant.. Rosie la Riveteuse est avant tout ce qu'on décide d'en faire. La preuve ? Dans la France des années 60, elle était totalement absente des manifestations féministes. Aujourd'hui, son expression ferme et inspirante ponctue les marches nationales les plus emblématiques, comme celle organisée par le collectif citoyen Nous Toutes en novembre 2018 afin de protester contre les violences sexistes et sexuelles. Partout à travers le monde, Rosie s'imite pour conférer un visage à la révolte des femmes.

Comme en Espagne, où, en 2014, un groupe féministe madrilène a brandi son effigie afin de s'opposer à un sévère projet de loi anti-IVG. Ou dans l'Iran de 2009, où, en hijab noir, Rosie se fait la voix des femmes d'un pays dont elle est pourtant loin d'être originaire. Et ce 23 novembre 2019 encore, nulle doute que Rosie la Riveteuse s'incrustera de nouveau dans la foule de la marche féministe Nous Toutes. Car si l'étrange histoire de Rosie est peut être celle de "l'illusion fugitive de faire partie du combat", dixit l'autrice et l'auteur, le combat, lui, est bel et bien réel.

La véritable histoire de Rosie la Riveteuse, Itinéraire féministe.

Par Catherine Mallaval et Mathieu Nocent.

Editions Librio, 90 p.