"Pornocratie" : Ovidie raconte sa plongée dans le côté obscur du porno

Publié le Mardi 17 Janvier 2017
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
Interview : Ovidie nous parle de son documentaire "Pornocratie"
Interview : Ovidie nous parle de son documentaire "Pornocratie"
Durant quinze ans, Ovidie a baigné dans le milieu de du porno. Aujourd'hui réalisatrice de documentaires, elle propose ce mercredi 18 janvier sur Canal+ "Pornocratie", une enquête sombre sur la multinationale qui contrôle presque entièrement l'industrie du X. Une pieuvre aux mille visages dont les premières victimes sont les actrices. Entretien.
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Aujourd'hui, le porno, c'est 100 milliards de vidéos regardées dans le monde chaque année et 45 millions de streaming par jour. Des chiffres affolants. Mais le porno, c'est aussi une industrie qui souffre. L'arrivée des tubes - des sites qui proposent des millions de vidéos gratuites - a fait péricliter le marché. Car on le sait peu, mais YouPorn, PornHub et les autres sont alimentés par des films piratés en toute illégalité. Résultats ? Les sociétés de production mettent la clé sous la porte, et les actrices paient les pots cassés. Obligées de travailler pour un salaire toujours plus ridicule, elles sont aussi forcées d'enchaîner les tournages, de dire oui à des pratiques toujours plus hardcore.

Ancienne actrice et réalisatrice de films X, Ovidie connaît donc bien le milieu et a assisté à son naufrage. Aujourd'hui réalisatrice de documentaires, elle présente ce mercredi 18 janvier Pornocratie sur Canal+. Durant de longs mois, elle a enquêté sur le côté obscur du business du porno et a découvert que derrière les fameux tubes se cache une seule et unique multinationale : Mindgeek. Composée de sociétés opaques, adepte de l'évasion fiscale, c'est elle qui gouverne le porno, elle qui est à l'origine de tant de souffrances humaines. Avec force et courage, Ovidie raconte comment la naissance d'un nouveau système a fait perdre tout contrôle à l'industrie du X. Rencontre avec une auteure militante.

Terrafemina : Qu'est-ce qui vous a motivé à traiter ce sujet précis ?

Ovidie : La maturation a été assez longue. Les choses se sont étalées sur plusieurs années avant que l'on entre en production. J'avais commencé à collecter beaucoup d'informations de mon côté, mais au début, je ne savais même pas que j'allais en faire un film. La première chose qui m'a interpellé date de l'époque où j'avais réalisé Rhabillage (sur France 2 en 2011), un documentaire qui portait sur la reconversion des actrices et du droit à l'oubli. J'ai découvert à ce moment-là que l'un des obstacles majeurs à ce droit à l'oubli, c'était l'apparition des tubes.

Face à moi, j'avais des actrices qui avaient arrêté le X depuis plusieurs années et qui m'expliquaient qu'elles se retrouvaient sans leur consentement sur les tubes. C'est par exemple le cas de Tabatha Cash. Après l'arrêt de sa carrière, elle a été tranquille pendant plusieurs années. Puis, son image a ressurgi sur Internet. Des personnes mal intentionnées ont alors commencé à faire circuler ces vidéos dans son environnement social et tout est remonté aux oreilles de ses enfants, de ses amis, etc. Le cauchemar a commencé, et elle a donc dû déménager. Entendre un peu partout que des actrices se retrouvaient sans leur consentement sur les tubes, c'est ça qui a été le point de départ de Pornocratie. Puis moi-même j'étais concernée, parce que j'ai essayé de faire retirer des vidéos et je me suis rendue compte que c'était mission impossible. Quand je parvenais à en faire retirer une, il y en a deux qui ressurgissaient le lendemain.

Que s'est-il passé ensuite ?

Ovidie : J'ai pris contact avec un avocat qui m'a expliqué que tous ces sites sont domiciliés dans des paradis fiscaux. Selon lui, il était impossible de leur mettre la main dessus, il m'a donc conseillé de laisser tomber. Puis, en décembre 2012, il y a un homme du nom de Fabian Thylmann qui a été arrêté à son domicile, à Bruxelles. A ce moment-là, la presse allemande s'est mise à parler de lui en l'appelant " le roi du porno ". Et là, je me suis rendue compte que cette personne détenait les plus gros sites, qu'il était à lui seul responsable de la majorité de la consommation du porno dans le monde, et que je n'avais jamais entendu parler de lui. Et là, j'ai eu envie d'enquêter là-dessus. Je me suis dit : "Ok, je ne suis plus vraiment dans le milieu du porno, mais j'y ai encore des contacts et des amis. Donc comment se fait-il que je n'ai jamais entendu parler de Fabian Thylman ?"

A mesure que vous avanciez dans votre enquête, vous attendiez-vous à découvrir autant de choses ? Avez-vous été choquée par certaines découvertes ?

Ovidie : J'ai vraiment appris les choses au compte-goutte. Je n'ai pas été prise dans un état de stupeur, je ne me suis pas pris des informations terribles en pleine face d'un seul coup. J'ai donc commencé à parler de mon envie de documentaire à Jérôme Pierrat, un journaliste spécialisé en criminologie, en lui expliquant que je ne me lancerais jamais dans l'aventure sans avoir une prod solide et coutumière des documentaires d'investigation. Jérôme Pierrat m'a présenté Magnéto Presse, une boîte de production, et c'est à partir de ce moment-là que tout s'est mis en place.

Après, est-ce que j'ai été choquée par certaines choses ? Je dirais que je savais à peu près tout virtuellement. A partir du moment où je me suis lancée dans cette aventure, je savais à peu près à quoi m'attendre. Je savais que les pratiques étaient de plus en plus hard et que les conditions sanitaires étaient de pire en pire. Mais j'avoue que lorsque je suis arrivée à Budapest et que j'ai vu cette jeune actrice russe qui faisait des quadruple anale, je me suis un peu pris de plein fouet toute cette violence. J'essaie de ne pas être dans l'émotion, de garder de la distance avec le sujet du film, de ne pas être trop dans l'empathie, parce que sinon, j'implose. Mais quand je suis rentrée de mon deuxième voyage à Budapest et que j'ai regardé les images, j'en ai chialé. J'imaginais le niveau de violence, mais le fait d'y être confrontée, c'est encore autre chose.

Dans votre documentaire, un producteur explique clairement que la loi française interdit de montrer du porno à des mineurs, ce qui est actuellement impossible à contrôler avec les tubes. Pourquoi les institutions publiques ne s'intéressent-elles pas à tout ça ?

Ovidie : Ça, c'est une vraie question. En France, la diffusion de contenus pornographiques est soumise à réglementation, et une vraie réglementation. Par exemple, pour qu'un film X soit diffusé à la télévision, il est soumis à des règles très strictes. Il ne doit pas être diffusé avant minuit, il est soumis à un double cryptage, etc. La vente de DVD et la vente de magazines pour adultes sont également soumis à réglementation. Même les sites Internet français respectent la loi. Les plus gros sites font attention de ne pas diffuser du contenu accessible aux mineurs. Ce qui est fou et que je ne comprends pas c'est comment les tubes – qui représentent à eux seuls 95% de la consommation du porno dans le monde – puissent agir en toute impunité et que ça n'émeuve personne, que personne n'intervienne. En vrai, c'est très facile de faire respecter la loi. Les sites qui ne respectent la loi, on peut les couper en 5 minutes. On ne peut pas couper des sites parce qu'ils diffusent du contenu pornographique, mais on peut couper des sites qui ne respectent pas la loi.

Alors, il y a toujours des gens pour dire que de toute façon il y a toujours des moyens de contourner. Soit. Mais c'est moins frontal. Un enfant de 11 ans ne va pas savoir comment on contourne. Beaucoup d'enfants atterrissent là-dessus par accident aussi. Donc ça mériterait qu'on se penche dessus. Mais non, bizarrement on laisse faire ! Pendant que je tournais Pornocratie, il y a l'un des fondateurs de YouPorn qui m'a expliqué qu'à l'origine, le site avait un disclaimer (barrage qui demande d'entrer sa date de naissance). Mais au bout d'un moment, le disclaimer a atteint un plafond en termes de connexions. Ces sites-là font leur beurre en générant un maximum de trafic. Et au bout d'un moment, YouPorn a été dépassé par d'autres tubes qui n'avaient pas de disclaimer. Du coup, ils se sont dit que pour continuer à grossir, ils étaient obligés de faire sauter ce barrage. On n'a pas gardé cette explication dans le film, mais elle est intéressante. Parce que ça veut dire qu'ils ont conscience qu'une grosse partie de leur fréquentation provient de personnes mineures, mais ils ont besoin de cette fréquentation pour grossir et ne pas se laisser doubler par les autres.

...

Et malheureusement, personne ne fait rien...

Ovidie : Oui. Et selon moi, il y a plusieurs raisons à cela. De mon côté, j'ai essayé de contacter des personnes au gouvernement, notamment du Ministère du droit des femmes et de la famille. Et ce qui ressort en général des conversations, c'est qu'aucune personnalité politique ne veut s'emparer du sujet par peur de passer pour liberticide. Je pense qu'ils ont aussi encore en tête l'énorme échec qu'a été Hadopi. Donc, ils ont encore peur de passer pour des cons.

Et puis, il y a un autre gros problème, c'est que les personnes qui auraient le pouvoir de légiférer, ne comprennent rien à Internet, et surtout, ne comprennent rien au porno. Il y a très peu d'experts et de consultants en questions pornographiques. Personne ne prend le sujet au sérieux. On parle du porno comme si c'était un espèce de tout homogène. Mais en mettant tout dans le même panier, les gens ne font plus la différence entre le porno légal et illégal. Pour eux, le porno c'est fouillis, c'est sale et c'est mal. Donc les gens qui pourraient légiférer n'ont pas envie de se rendre compte que les producteurs un peu à l'ancienne comme Dorcel – qu'on les aime ou qu'on les aime pas – qu'ils respectent au moins la réglementation. Peut-être qu'un jour, un ministère réac ou complètement conservateur va passer au pouvoir et qu'il va tout couper, un peu comme rêvait de le faire David Cameron au Royaume-Uni.

Les actrices sont les premières à trinquer. Leurs revenus ont chuté de moitié, elles doivent supporter des tournages toujours plus hard. C'est quoi leurs moyens pour lutter contre ces multinationales qui tiennent l'industrie du porno ?

Ovidie : Elles n'ont aucun moyen pour lutter, surtout lorsqu'on se rend compte qu'une multinationale a le quasi-monopole, plus particulièrement aux Etats-Unis. Personne ne peut s'exprimer contre eux. En grossissant, Mindgeek a pu racheter à tort et à travers, et se faisant, l'industrie est devenue moribonde. Pour trois cacahuètes, ils ont pu racheter plein de studios qui étaient déjà saignés à blanc. Donc aujourd'hui, une personne qui travaille dans le milieux du X aux Etats-Unis ne peut pas se positionner contre eux. Si on parle contre eux, on se retrouve blacklisté, on ne peut plus travailler. C'est un vrai monopole. On a un espèce de prolétariat constitué des actrices et des acteurs, et ils ne peuvent ni se plaindre ni se fédérer. Et puis au final, c'est le serpent qui se mord la queue. S'ils ne sont pas contents, ils ne peuvent pas aller travailler ailleurs vu qu'une seule société détient presque tout.

Votre documentaire détricote très bien ce côté obscur de l'industrie du X. Pensez-vous qu'à votre échelle, vous pouvez faire bouger les lignes ?

Ovidie : Je prends l'exemple de Mindgeek dans mon film, parce que je le trouve extrêmement parlant. Mais ce qu'il faut comprendre, c'est que même si Mindgeek disparaît demain, ce sera une autre boîte qui prendra sa place. Ce n'est pas une lutte contre une multinationale en particulier, c'est plutôt le décryptage de tout un système qui relève de l'uberisation. Ce sont des énormes plateformes informatiques qui n'ont aucune connexion avec les acteurs et les actrices qui sont en bout de chaîne. Et comme il n'y a pas de connexion, il n'y a pas d'empathie. Tout ça reste très distancié et c'est quelque chose qu'on retrouve finalement dans la plupart des autres corps de métier. C'est un capitalisme sauvage exacerbé par le fait qu'il n'y a pas de réglementations.

Qu'est-ce qu'il faudrait aujourd'hui pour que les actrices retrouvent un peu de dignité ?

Ovidie : Je pense qu'il serait intéressant de réglementer tout ça et de faire appliquer la loi de protection des mineurs. Cette histoire de monopole a des répercussions jusqu'au niveau sanitaire. A un moment dans le film, on parle de l'épidémie de syphilis de 2012. Il est intéressant de voir que la même année, Mindgeek a financé une vaste campagne contre la mesure B (une loi qui impose aux acteurs le port du préservatif sur les tournages californiens, ndlr). Ils ont envoyé des acteurs et des actrices faire des spots télévisés en disant "Votez contre cette mesure ! Si vous nous l'imposez, les productions vont aller tourner ailleurs, la Californie va perdre des emplois" Et quand on y réfléchit bien, on se dit que c'est complètement fou.

Vous qui défendez un porno féministe, ça vous fait quel effet quand vous voyez que PornHub propose des catégories "pour femme", voire "féministe" ?

Ovidie : Ça me fait doucement rigoler. C'est la même chose que les grosses compagnies qui prétendent avoir une action écologique. Ils misent à fond sur un marketing très girly en essayant d'attirer une population féminine. Et c'est vrai que c'est diablement malin. Parce que personne ne peut imaginer qu'une entreprise trouble, violente, qui a des montages financiers obscurs, se cache derrière ces campagnes pop et acidulées. L'année dernière, au moment de la journée de la femme, le 8 mars, ils ont contacté par mail un certain nombre de réalisatrices féministes. Certaines m'ont transféré le mail, c'était fort de café ! C'est-à-dire qu'ils proposaient une collaboration à ces réalisatrices pour la journée de la femme. Ils leur demandaient de mettre gratuitement sur leurs sites des extraits de leurs films et de faire une campagne promotionnelle pour dire "Regardez, PornHub est le nouvel ami des femmes". C'est d'un cynisme complètement fou. C'est du pipeau et ils le savent.

Mais ils communiquent souvent en disant : "30% de nos internautes sont des femmes". Je suis quand même hyper dubitative. Un de leur business, c'est la collecte de données personnelles, c'est leur trésor de guerre. Du coup, ils sont supposés proposer de la publicité ciblée en fonction des goûts de leurs internautes et de leur genre. Et si on est une femme et qu'on atterrit sur ces sites ou qu'on les fréquente régulièrement, on s'aperçoit que soit leur système de donnés déconne, soit ils savent très bien que leurs spectateurs sont majoritairement des hommes. Parce que les publicités, ce sont des extenseurs de pénis ou des spams du genre " ta voisine cochonne t'attend ". Pour des raisons de marketing, ils ont un espace porno féminin – faut voir ce qu'ils mettent dedans en plus – mais c'est juste histoire de se dédiaboliser.

Pornocratie, les nouvelles multinationales du sexe, un documentaire d'Ovidie, à voir le mercredi 18 janvier à partir de 21h sur Canal+