Thomas de Game Spectrum parle masculinité toxique et culture du viol dans le jeu vidéo

Publié le Mardi 11 Février 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Le jeu vidéo est-il l'expression de la masculinité toxique ?
Le jeu vidéo est-il l'expression de la masculinité toxique ?
Qu'est-ce que le jeu vidéo raconte sur ceux qui y jouent ? Quelles images de la virilité produit-il ? Le gaming fait-il le jeu de la culture du viol ? On a papoté de tout cela avec Thomas, joueur érudit et créateur de la chaîne YouTube "Game Spectrum".
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Les jeux vidéo nous font-ils aimer la violence ? Comment peuvent-ils nous aider ? Vont-ils disparaître un jour ? Toutes ces questions, Thomas Versaveau ne se contente pas de se les poser. Il leur consacre carrément de vastes documentaires, réunis sur sa chaîne YouTube Game Spectrum. A travers le spectre du vidéoludisme, le jeune créateur aux près de 44 000 abonnés s'intéresse autant aux mécanismes de l'industrie qu'à ceux de ses joueurs.

C'est d'ailleurs le sujet de sa dernière enquête-fleuve : une plongée sociologique et gender studies du côté obscur des gamers, à savoir, leur masculinité toxique. Comment se traduit-elle ? Par quels moyens la culture jeu vidéo participe-t-elle à relayer des fantasmes de virilité bien réacs ? Et qu'est-ce que tout cela raconte-t-il sur les carences de l'industrie ?

Autant d'interrogations décortiquées dans l'excellent documentaire Qui sont les joueurs de jeux vidéo ?, une réflexion aussi vaste (enrichie par les interventions de la militante féministe Mar_Lard et des chercheurs Mehdi Derfoufi et Marion Coville) que passionnée : depuis sa mise en ligne en janvier dernier, la vidéo a suscité près de 1 700 commentaires sur YouTube. L'occasion de papoter en compagnie de son sémillant instigateur pour comprendre, au juste, ce que nous raconte le gaming sur le mythe de la virilité.

Terrafemina : Pourquoi souhaitais-tu explorer ce thème ?

Thomas : Les questions de genre me touchent depuis un moment déjà. Le fait de voir que les hommes ne se comportent pas correctement dans le milieu du jeu vidéo, et que c'est un problème structurel. Surtout, en consacrant un documentaire à la masculinité hégémonique dans ce domaine, je souhaitais également rappeler les enjeux politiques inhérents à l'industrie, ce secteur que l'on dépolitise bien trop souvent. Alors qu'il y a un lien entre cette masculinité qui transparaît à travers ces récits, la récupération de cette culture par l'extrême droite américaine, et un scandale comme celui du Gamergate.

 

Ta réflexion s'ouvre justement sur la polémique du Gamergate. A savoir, une très violente campagne de harcèlement qui, en 2014, a notamment visé la développeuse féministe Zoë Quinn. Celle-ci était accusée, par toute une frange de joueurs, d'avoir eu des relations avec le journaliste Nathan Grayson afin d'obtenir une critique positive de son jeu "Depression Quest" sur le site spécialisé Kotaku. Pourquoi est-ce encore si important d'en parler ?

T : Il était important de rappeler que le Gamergate était un mouvement réactionnaire, qui a participé à harceler, cyber-harceler et menacer de mort plein de gens qui travaillent dans le jeu vidéo, notamment des femmes et des personnes non-binaires. On pouvait l'envisager à l'époque comme un retour de bâton face à toutes les impulsions féministes qui espéraient tracer leur voie dans ce milieu très masculin afin de proposer des choses différentes, et face aux femmes qui désiraient, elles aussi, faire partie de cette culture.

Quand la développeuse Zoe Quinn a été harcelée, plusieurs arguments majoritaires sont ressortis : les internautes qui menaient ce mouvement prétendaient défendre l'éthique journalistique, par exemple. Mais en vérité, le Gamergate était avant tout une campagne diffamante et très violente à l'égard des femmes, d'où a émergé une pensée quasiment complotiste et réactionnaire, supposant que toutes les développeuses couchaient forcément avec les journalistes qui écrivaient sur leurs créations.

Mais à l'époque, dans la presse et sur le web, on n'a pas forcément suffisamment mis l'accent sur ces diffamations, justement. A travers la médiatisation de l'affaire revenait surtout cette idée selon laquelle deux camps s'affrontaient, et que la vérité devait se trouver tout juste "au milieu". Or, ce n'est pas le cas ! Dans le Gamergate, on trouvait d'un côté un mouvement hyper misogyne et de l'autre, des victimes. Et c'est tout.

Il était important d'en reparler car il me semble que les choses ont un peu bougé. En 2014, les propos que je tiens sur les masculinités n'auraient pas été aussi acceptés. Dans le documentaire (et dans la vidéo qui s'ensuit : La place des femmes dans le jeu vidéo), j'interviewe la blogueuse féministe Mar_Lard, qui avait été victime d'une campagne de cyber-harcèlement en 2013 [suite à la publication d'un billet sur l'apologie du viol et la culture du sexisme dans le jeu vidéo, ndlr]. Or, suite à la mise en ligne, elle m'a dit qu'elle s'attendait à recevoir bien plus de réactions agressives, comme cela pouvait être le cas à l'époque, mais c'était très différent.

Dans ton documentaire, tu démontres que le jeu vidéo est non seulement le reflet de cette masculinité toxique, mais qu'il participe à la construire chez les joueurs. Peux-tu nous dire comment ?

T : J'évoque la plus grosse partie de cette industrie, la plus populaire et familière, le type de jeu vidéo dominant, à savoir celui qui correspond à la "masculinité militarisée". C'est-à-dire, des jeux focalisés sur la violence, le conflit, la conquête, la compétition, ces jeux où l'on t'incite à gagner en puissance, renforcer tes performances et ton pouvoir, devenir un personnage "plus plus plus", d'un monde à l'autre. Or, ce sont des valeurs indissociables de la construction des masculinités. Les notions de performance, de contrôle, de maîtrise. Bien sûr, on peut tous avoir envie d'incarner des modèles de virilité. Mais le gros souci, c'est que ce modèle-là domine l'industrie !

D'ailleurs, cela se traduit aussi dans le choix du support (console ou PC), qui suscite encore des débats très virulents entre les joueurs. Or, les critères qui seront évoqués pour te convaincre que "les jeux sur PC sont meilleurs" renvoient au même jargon de la performance. Et, la plupart du temps, cela aboutit d'ailleurs à un dénigrement des joueurs qui préfèrent la console, à un conflit. De façon plus évidente, le jeu vidéo dominant vend des fantasmes de virilité aux joueurs. Car pour beaucoup de mecs, c'est avant tout un espace pour rejouer sa virilité et sa masculinité, la réaffirmer.

A travers la culture geek, il y a toujours eu cette idée selon laquelle les joueurs ne pouvaient "réaffirmer" cette virilité dans une société plutôt dominée par les sportifs et les masculinités dites "traditionnelles". Alors le jeu vidéo serait devenu un moyen pour eux de retrouver du pouvoir. Et c'est un public qui correspond à une classe dominante. La conceptrice et game designeuse queer Anna Anthropy a d'ailleurs dit que le jeu vidéo était fabriqué par des mecs blancs cis hétéros, à destination des mecs blancs cis hétéros, à savoir non seulement ceux qui y jouent, mais aussi ceux qui en parlent – les journalistes. Le jeu vidéo s'enfermerait dans cette boucle.

"God of War 3", la toute puissance viriliste ?
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Dans cette boucle, on trouve aussi la pub. Selon toi, les spots participent depuis des années à "vendre cette virilité" en mettant l'accent sur la puissance masculine. On pense par exemple au slogan culte de la console SEGA : "SEGA, c'est plus fort que toi".

T : Oui, cela fait longtemps que les responsables du marketing emploient les recherches de sociologie pour comprendre comment ils peuvent s'adresser à leur audience. Et tous les moyens sont bons pour y arriver. Ce que le marketing a compris, c'est la dimension "genrée" des jeux vidéo et des images qui tournent autour. Dans les années 70 et 80, le public visé était plus diversifié, familial, les campagnes se destinaient à une audience plus large. Mais l'industrie a vite changé sa cible, pour laisser place à un modèle hégémonique beaucoup plus homogène, au sein duquel, malheureusement, tout le monde ne se retrouve pas. Quitte à perdre de vue ce qui rendait le jeu vidéo réellement contre-culturel et transgressif.


Cette diversité malmenée, elle se retrouve dans les jeux en soi. Les femmes y sont sexualisées, mais également violentées, assassinées...

T : Dans les jeux dominants, c'est vrai que les personnages féminins, par-delà le schéma de la demoiselle en détresse et de la princesse à délivrer, sont souvent invisibilisés et soumis à la masculinité forte. Mar_Lard m'évoque d'ailleurs le concept de "la femme dans le frigo", qui désigne un topo narratif selon lequel c'est la mort du personnage féminin qui va lancer l'aventure du personnage masculin – cette mort violente constitue le "moteur" du récit. On retrouve cela dans des oeuvres très connues comme la saga des Max Payne : la femme du protagoniste (que nous incarnons) est assassinée et c'est cela qui va ériger ce dernier en tueur incroyable.

Comme si les femmes dans le jeu vidéo devaient être martyrisées, en passer par les pires sévices pour devenir "fortes". Alors que chez les persos masculins, cela n'a rien du passage obligé. Les hommes sont forts "par défaut"...

"Max Payne" et le concept de la "femme dans le frigo".
"Max Payne" et le concept de la "femme dans le frigo".

On a tous à l'esprit des exemples plus ambivalents bien sûr. Je pense à la franchise des Tomb Raider. Le personnage de Lara Croft est complexe depuis sa création car il a plusieurs facettes. C'est une héroïne badass et en même temps, son design correspond au "male gaze", c'est-à-dire aux désirs masculins. Elle est objectifiée et son apparence témoigne d'un traitement "genré" indéniable. C'est justement cette ambiguïté qui est intéressante. Car au fil des volets, on va prendre conscience de sa vulnérabilité et en en même temps, elle va s'édifier en femme forte, prendre le pouvoir.

Des femmes, il y en a dans le milieu du jeu vidéo. L'"hégémonie" que tu évoques est masculine mais l'industrie a aussi ses pionnières...

T : Bien sûr. Il y a plein des femmes qui ont révolutionné le jeu vidéo. Je pense à Muriel Tramis, une conceptrice française, originaire de Martinique. Tramis a proposé dans les années 80 des jeux vraiment novateurs comme Freedom, qui aborde des problématiques raciales en nous mettant dans la peau d'un esclave. Et c'était il y a plus de trente ans ! A une époque où l'on ne pensait pas que le jeu vidéo pouvait être un moyen d'expression politique. Elle a même reçu la Légion d'honneur en 2018.

Mais ses jeux éducatifs ont beau être plus familiers aux yeux du grand public (elle est l'une des créatrices du logiciel Adibou), son nom est loin d'être connu de tous. Pourtant, elle a fait des choses incroyables, mais c'était une femme, et elle était noire, ce qui n'a fait que l'invisibiliser davantage. Parmi les grands noms, on peut aussi citer Amy Hennig, la réalisatrice et scénariste à l'origine de la licence Uncharted, une référence majeure aujourd'hui.

"Tomb Raider", et l'évolution du personnage de Lara Croft.
"Tomb Raider", et l'évolution du personnage de Lara Croft.

Dans le jeu vidéo, le changement passera forcément par de meilleurs personnages féminins. Dans Horizon : Zero Dawn par exemple (développé par Guerrilla Games), l'héroïne, Aloy, a un physique qui n'est pas trop dans les normes de beauté valorisés par la société, elle est intéressante et suscite de l'empathie. Bien sûr, il faudrait également travailler l'inverse pour bousculer les codes : proposer des personnages masculins plus vulnérables.

La question de la diversité est importante. Evidemment, quand on joue, on peut toujours "négocier son plaisir", se plaire à incarner une femme si l'on est un homme, et inversement. Les identités ne sont jamais vraiment figées, elles sont toujours fluides. Mais ce n'est pas pour cela qu'on aimerait pas voir des gens qui nous ressemblent à l'écran !

En fustigeant les jeux vidéo dominants et leur violence, ne craignais-tu pas qu'on t'accuse de diaboliser cette culture, comme ont pu le faire bien des médias traditionnels ?

T : Justement, ma position est différente, car je joue depuis longtemps, et j'ai consacré à cette culture beaucoup de vidéos, donc je pouvais "me permettre" d'évoquer cette masculinité hégémonique. C'était important d'apporter un regard critique "de l'intérieur". Et démontrer qu'on peut critiquer le jeu vidéo sans dénigrer ce qu'il peut nous apporter. D'ailleurs, même si elle a tourné sur certains forums et a engendré des raids de pouces rouges et de commentaires malveillants, la réception de la vidéo a plutôt été positive.

Thomas Versaveau de Game Spectrum
Thomas Versaveau de Game Spectrum

Tu parles de changement. Comment changer la donne ? Se détacher de cette attitude inhérente au gaming ?

T : Il faudrait d'abord bousculer le modèle économique du jeu vidéo, afin que celles et ceux qui souhaitent proposer des jeux différents puissent le faire en toute liberté, sans souffrir de la précarité. Cela permettrait de diversifier un milieu trop homogène. Car on ne peut pas aborder ces créations vidéoludiques sans évoquer celles et ceux qui les font. Quand tu t'intéresses aux jeux vidéo dominants, tu te rends compte que les personnages et les histoires conçus par les développeurs correspondent à ce qu'on leur demande d'être. Pour remplir correctement le cahier des charges et respecter des deadlines imposées, ils doivent eux aussi se surpasser physiquement, être dans la compétition, devenir hyper performants... en étant sous-payés.

Le parallèle entre les valeurs que nous vendent les jeux vidéo et les conditions de travail de ceux qui les conçoivent est frappant. Cette toxicité, en plus d'exclure les femmes, fait donc du mal aux hommes. C'est violent pour tout le monde. Hélas, c'est le contexte dans lequel on baigne, et cela ne se limite pas seulement aux jeux, mais au domaine technologique en général. Il suffit de voir comment est idolâtré Elon Musk [ingénieur co-fondateur et PDG de Tesla- ndlr]. On dit que c'est un génie qui contrôlerait tout, mais sans les centaines d'ingénieurs qui bossent pour lui (dans des conditions très discutables), que serait-il ? On l'iconise. Or, l'héroisation est elle aussi indissociable de la masculinité.

Elon Musk, et le culte de la personnalité... toxique ?
Elon Musk, et le culte de la personnalité... toxique ?

Ce culte du "génie masculin" est lui aussi construit socialement. Il n'est pas juste lié aux fictions ou au monde de l'informatique mais entretient aussi le capitalisme. Car si l'on fait perdurer ce fantasme du leader sacralisé, on ne sortira jamais du modèle capitaliste ! Cette masculinité hégémonique est un système d'exploitation à tous les niveaux.

Comme alternative à ce modèle hégémonique, tu évoques les queer games, c'est-à-dire, selon l'espace féministe et queer RESET, "des jeux créés par et pour des personnes queers, souvent épuisé·es d'être invisibles ou représenté·es par des stéréotypes blessants". Mais penses-tu que ces jeux indépendants puissent attirer un public large, qui ne soit pas déjà conscient de toutes ces problématiques ?

T : On pourrait craindre que les queer games prêchent seulement les convertis, mais ce ne serait pas vraiment un problème, car cela permet justement à ces derniers de préciser leur pensée – et il y en a toujours des nouveaux, de convertis ! Tu peux toujours devenir un "meilleur converti". Mais il est vrai qu'aujourd'hui, même si l'on en parle de plus en plus, les queer games restent minoritaires. Cela étant, ils proposent des choses super intéressantes.

A ce titre, j'ai beaucoup aimé les productions inclusives du studio français (et indépendant) Accidental Queens, fondé par Diane Landais, Miryam Houali et Elizabeth Maler. Notamment A Normal Lost Phone. C'est un jeu sur mobile qui te propose de retrouver le propriétaire d'un téléphone volé. Ton interface se modifie quand tu lances le jeu et qui te donne l'impression d'avoir trouvé un téléphone par terre. Tu dois comprendre à qui il est pour pouvoir le rendre. C'est un jeu de pistes et énigmes qui parvient à aborder des thématiques queer tout en interrogeant notre rapport voyeuriste au jeu vidéo.

"Shadow of the Colossus", un autre point de vue ?
"Shadow of the Colossus", un autre point de vue ?

Mais moi, je crois que les questionnements de toutes ces productions indés infusent progressivement dans le paysage mainstream. Il n'y a qu'à voir la qualité d'un jeu comme Life is Strange, développé par Dontnod Entertainment. D'ailleurs, le prochain jeu du même développeur, Tell Me Why, nous proposera d'incarner un homme transgenre ! Je pense aussi à une réussite comme Shadow of the Colossus, qui renverse justement ce fantasme de toute puissance masculine, puisque ton personnage ne gagne pas en "capacités" au fil du récit, il ne progresse pas. Et lorsque le protagoniste tue un colosse, ce n'est pas du tout "héroïsé". Au contraire, on se sent presque mal ! Cela prouve qu'on peut faire du jeu vidéo autrement.

Après on peut espérer que ce questionnement des genres ne soit pas qu'à "la mode", que ce ne soit pas simplement opportuniste de la part des studios. Il faut se dire que la bataille culturelle n'est jamais terminée et que tout n'est jamais acquis. Et c'est pour cela qu'il faut continuer d'interroger le jeu vidéo, et, surtout, se poser les bonnes questions.