Décolonisons-nous, le compte Insta qui déconstruit l'héritage post-colonial

Publié le Lundi 27 Juillet 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Décolonisons-nous, le compte Insta qui déconstruit l'héritage post-colonial
Décolonisons-nous, le compte Insta qui déconstruit l'héritage post-colonial
"Décolonisons-nous" a deux objectifs majeurs : déconstruire l'héritage post-colonial de l'insconscient collectif et nous introduire à l'antiracisme politique. Son créateur, Frank, nous explique pourquoi ce travail propre à chacun·e est primordial et revient sur ce qui l'a poussé à prendre la parole. Entretien.
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Le compte Instagram a un peu plus d'un an, et culmine déjà à plus de cent-quarante-mille abonné·e·s. Frank, 36 ans, l'esprit derrière Décolonisons-nous, souhaite rester anonyme. Il ne divulgue pas non plus ses origines ethno-raciales (il précise néanmoins être fils d'immigrés non-blancs ; de la deuxième génération, né en France). Une décision murement réfléchie.

Il nous confie que cela lui permet de se sentir "entièrement libre éditorialement parlant". "Libre de pouvoir m'exprimer sans me poser de questions sur ce que mon image pouvait véhiculer en parallèle", poursuit-il, "afin d'aborder les sujets les plus diversifiés possible, de façon à ce que l'audience s'identifie plus au contenu qu'à l'auteur et à son identité présumée".

Frank signe quasi quotidiennement des publications percutantes et nécessaires sur la question raciale, et l'héritage post-colonial qu'il entend aider à déconstruire auprès des personnes blanches et non-blanches. Des réflexions et analyses personnelles pointues, ainsi que des textes qui accompagnent des extraits de livres, d'interviews, d'articles abordant des sujets souvent volontairement tus.

Le 14 juillet dernier par exemple, il partage des images issues du documentaire de Daniel Kupferstein, intitulé Les balles du 14 Juillet 1953. Ce jour-là, des policiers sont venus charger une manifestation pacifique d'Algérien·ne·s. Ils tueront six personnes et feront une centaine de blessé·e·s, dont quarante par balles. Un massacre que peu connaissent, la faute à un effacement nocif de l'histoire et des crimes commis par la France.

Pour nous, il décortique les origines de Décolonisons-nous, détaille la négation du vécu de chacun·e qu'implique l'universalisme et répond au Premier ministre Jean Castex, qui a affirmé vouloir lutter contre "le séparatisme".

Terrafemina : Quand et pourquoi avez-vous décidé de créer ce compte Instagram ?

Frank : C'est une envie qui m'est apparue d'une manière tout à fait fortuite en mars 2019 pour ce qui est d'Instagram, mais la démarche reste dans la continuité logique du fort intérêt que je porte pour l'antiracisme depuis très jeune.

J'ai toujours aimé réfléchir, discuter, débattre sur ces sujets de société qui font directement écho à mon vécu. Ce qui n'est pas forcément le cas de toutes les personnes de mon entourage proche (famille et ami·e·s). Du coup, lorsqu'il y avait débat, une grande frustration se faisait ressentir, due au côté éphémère et vaporeux qui caractérisait ces échanges. J'avais donc ce besoin de "graver" ces idées quelque part comme sur un aide-mémoire.

L'aspect graphique et son association à un texte concis m'a semblé correspondre à la forme que je souhaitais, à savoir du contenu assez compact, visuel, explicite et allant à l'essentiel. Au fil des posts, les retour positifs et les remerciements venant autant de personnes blanches que non-blanches pour des raisons différentes, m'ont motivé à poursuivre. À travers la perspective des populations concernées, je souhaite que ce compte soit une introduction à l'antiracisme politique, dans un contexte d'abord français, européen puis par extension, global.

Êtes-vous seul derrière ce travail ? Est-ce un choix ?

F. : Je suis seul derrière ce compte pour le moment. Je n'avais jamais vraiment réfléchi à la question parce que jusqu'ici je l'avais toujours considéré comme un blog personnel. J'ai avancé au feeling en exposant simplement ma réflexion ou en partageant les contenus qui l'avait nourrie.

A qui s'adressent vos publications ?

F. : À toutes les personnes qui souhaitent s'informer, apprendre, s'éduquer sur les questions raciales et leurs problématiques, pour saisir la notion systémique du racisme, son ancrage dans l'histoire, notamment française ; et pour réfléchir aux solutions qui pourraient endiguer sa perpétuation.

À toutes les personnes qui souhaitent décentrer leur regard afin de comprendre l'enjeu d'une action antiraciste politique, et non plus se limiter à un discours simpliste et simplement moral qui n'aura pas d'impact sur la vie réelle, si ce n'est le maintien du statu quo.

À tou·te·s celleux qui souhaitent mieux comprendre les réalités des personnes racisées minoritaires dans une société majoritairement blanche.

Pourquoi est-il primordial de déconstruire l'héritage post-colonial de l'inconscient collectif, comme vous le mentionnez ?

F. : Parce qu'il est omniprésent dans toutes les sphères. Qu'elles soient familiales, amicales, institutionnelles ou professionnelles. Parce que le racisme que l'on connaît, et qui traverse la société, est hérité de notre histoire coloniale.

J'estime que la majeure partie des problèmes de discriminations raciales que notre société rencontre, réside dans un énorme déni de notre histoire coloniale très mal connue de la majorité de la population. Et elle est carrément sciemment abandonnée ou au contraire glorifiée par des élites intellectuelles et politiques.

Ce spectre du passé n'a jamais été clairement confronté, à tel point qu'il pourrit le quotidien de tout un pan de la population. La race avait été théorisée pour servir une justification d'entreprise esclavagiste et de colonisation, avec toutes les exactions qui l'accompagnaient. Elle a entraîné des conséquences mentales, matérielles et économiques, relationnelles, institutionnelles etc... qui n'ont jamais été soignées... Immergé·e·s, nous en sommes à ne pas trouver racistes des propos, des attitudes voire des crimes pourtant purement racistes.

Ce déni post-colonial nous empêche de nous confronter aux problèmes raciaux d'aujourd'hui, donc de prendre le taureau par les cornes pour en venir à bout plus rapidement, du moins d'en réduire les effets plus efficacement.

Quelles sont ses conséquences aujourd'hui ? Comment se traduit cet héritage au quotidien, pour les personnes racisées et les personnes blanches ?

F. : Selon le groupe auquel la société l'assigne racialement, une personne défavorablement racisée héritera d'un stigmate spécifique, qui n'aura pas forcément la même application qu'une autre personne assignée à un autre groupe.

Prenons pour exemple le plan relationnel et affectif, il y aura des cas de fétichisation, d'objectification, d'exotisation, de sous ou hyper-sexualisation etc... ; des problématiques spécifiques et différentes selon que la personne racisée minoritaire soit perçue comme noire, asiatique, arabe etc... On ne peut pas généraliser un problème d'un groupe à l'autre. D'où l'importance d'étudier toutes les formes du racisme systémique et leurs historiques.

Les répercussions sociétales s'expriment sur un large spectre de gravité si tant est qu'on puisse en juger. Graduable sur une échelle de violence plus ou moins dangereuse pour l'intégrité mentale et/ou physique. Partout et tout le temps. Dans toutes les strates de la société, on le sait dans le marché de l'emploi, le logement, l'accès à l'éducation, à la santé, les violences policières, les relations familiales, amicales, amoureuses... où prévaut un regard blanc normatif.

Chez les personnes blanches, ce filtre fait qu'elles ne se rendent parfois même pas compte d'agir ou de parler d'une perspective d'être universel par défaut, qui bénéficie de tout un tas d'avantages, et qui n'a pas à se questionner sur son expérience en société traversée par le racisme et sur l'impact que sa couleur de peau peut avoir dessus.

Cela peut s'exprimer par la cécité apathique aux expériences des populations racisées, qui annihile toutes leurs réalités à la simple évocation du principe d'universalisme dont elles sont le réceptacle, principe qui serait en soi uniformément effectif, preuve de l'avènement d'une société moderne post-raciale.

Beaucoup de Blanc·he·s prétendent qu'ils et elles "ne voient pas les couleurs". En quoi cette négation des différences propre à l'universalisme est-elle nocive ?

F. : C'est une négation du vécu de chacun·e. Nous l'avons vu, une société dans laquelle le racisme sévit, va assigner des populations à une race sociale, et leur attribuer tous les stéréotypes, préjugés, stigmates existants et spécifiques, ayant évolué avec le temps mais directement hérités de l'histoire coloniale qui a vu théoriser la race biologique.

Ne pas voir les couleurs c'est nier ces assignations et les expériences qui vont avec ; c'est effacer leur existence, donc aussi effacer leurs potentielles solutions puisqu'on ne pense plus le problème.

On ne fait que repousser à plus tard l'échéance, mettre la poussière sous le tapis... Dans les dires c'est tout beau tout parfait, alors que dans les faits, les couleurs ne sont pas invisibles, elles sont non seulement visibles et différentes (aucun soucis à cela car ce n'est que factuel), mais elles sont surtout arbitrairement sujettes à discriminations donc insidieusement hiérarchisées.

Pourquoi, selon vous, les adeptes de "colorblindness" ont-ils autant de mal à s'en détacher ?

F. : Rester colorblind c'est maintenir ce cocon de confort, une sorte d'auto-persuasion, où il n'est pas nécessaire de penser aux problèmes liés à la question raciale qui seraient résolus à leur simple négation. C'est des oeillères de défense. Il y a comme une naïveté involontaire ou non, assez parlante des adeptes qui mène à un fort décalage avec les réalités sociétales.

Pour les personnes blanches, c'est aussi les renvoyer à un questionnement qu'elles n'ont pas l'habitude de soulever : la place de leur couleur dans la société, et les avantages que celle-ci leur confère. Cela crée un malaise culpabilisant de penser sa couleur et tout le paradigme qui en découle. Alors que cette culpabilité n'a pas lieu d'être car il est question de système, pas d'individualité.

D'après vous, comment la mobilisation actuelle peut-elle faire changer les choses ?

F. : La mobilisation en elle-même est un changement. Elle fait déjà changer les choses. Elle n'est jamais suffisante ni parfaite, mais elle a le mérite de briser un état d'inertie, de créer des dynamiques. Le but final de l'éradication des inégalités, des injustices, du racisme, etc... ne se trouve pas dans le futur à une date précise. L'objectif se retrouve dans le fait de mener à bien des combats tous les jours.

Ce travail de déconstruction et de décolonisation des esprits, autant vous dire qu'il ne se compte pas en mois et que même armé de patience, je ne pense pas en voir le bout. L'objectif est de le mener tous les jours, quand notre santé mentale et physique nous le permet, en intégrant bien que cette lutte, cette résistance est le combat d'une vie. Certainement, de plusieurs générations encore. Et que c'est une démarche que nous devons faire pour espérer voir des avancements significatifs comme ça a été fait par le passé.

La vision sur le long terme et l'analyse de l'histoire sur le temps long sont la clef pour ne pas être déçu·e·s ou frustré·e·s. Nous ne sommes que le relais actualisé des combats passés. Il y a une notion de transmission importante qui est la colonne vertébrale du progrès. Ce que nous apprenons au travers de ces combats, nous permets de faire gagner du temps pour les jeunes générations qui reprendront et qui reprennent d'ores et déjà le flambeau.

Chaque avancée est un changement qui contribue au progrès vers une société toujours plus égalitaire et plus juste. Aujourd'hui, on profite des acquis de toutes les luttes passées. Demain on profitera des résultats de toutes celles qui sont menées aujourd'hui.

Craignez-vous qu'il s'agisse d'un "effet de mode" qui pourrait, en fin de compte, nuire à la lutte antiraciste ? Pourquoi ?

F. : Cela dépend de si on se place sur du court ou long terme. Sur une analyse à court terme, un essoufflement est possible. Même si certaines récupérations médiatiques et politiques peuvent décrédibiliser le mouvement, et que d'autres personnalités influentes l'instrumentalisent pour redorer leur image ; je ne pense pas que sur le long terme cela puisse nuire à la lutte antiraciste.

Elle se renouvellera de toute façon sous une autre forme parce que tant que les injustices existeront dans cette société, il est normal pour les premières personnes concernées (et leurs alliées) de résister, de se révolter, de faire perdurer la lutte et de la transmettre.

L'Histoire le prouve, la résilience est humaine.

Que répondez-vous au Premier ministre qui dit qu'il veut lutter contre le "séparatisme" ?

Qu'il serait judicieux et bénéfique pour l'ensemble de la société de considérer le dialogue, parce que leur refus catégorique porte la responsabilité de l'instabilité que nous connaissons. Que ce qu'il nomme séparatisme n'est que la réaction à une situation d'indifférence de la part des élites politiques successives qui n'a que trop duré.

Le vrai séparatisme, c'est de rester indifférent aux voix des populations que notre société altérise.