"Je suis une femme racisée et voici le racisme que je vis au quotidien"

Publié le Jeudi 18 Juin 2020
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Témoignages du racisme quotidien en France/photo d'illustration
Témoignages du racisme quotidien en France/photo d'illustration
Elles ont 18, 25 et 30 ans, elles sont noires et métisses et nous racontent le racisme auquel elles sont confrontées depuis leur enfance. Microagressions, humiliation, harcèlement : voici trois témoignages de ce fléau ancré dans la société française, encore aujourd'hui.
À lire aussi

En France, le racisme est systémique et institutionnel. Il est aussi subi dès le plus jeune âge par les personnes racisées. Souvent banalisé par ceux et celles, Blanc·he·s, qui usent d'insultes comme de simples "blagues", sans vouloir reconnaître la discrimination raciale qui les nourrit.

Alors qu'une mobilisation antiraciste historique dénonce les violences policières et sonne le "ras-le-bol" d'une négation nocive, les langues se délient sur les micro-agressions, les amalgames et le harcèlement quotidiens que rencontrent les minorités.

Trois jeunes femmes, âgées de 18 à 30 ans, nous confient ces mots qui les hantent encore aujourd'hui. Des remarques sur leurs cheveux, "trop crépus donc pas jolis", des insinuations sur leur filiation, "c'est pas ta mère car vous n'êtes pas de la même couleur", ou encore la fétichisation crasse du corps des femmes noires par l'homme blanc. Des témoignages nécessaires, qui mettent face à ce fléau trop souvent ignoré, voire excusé par la société.

Estelle, 25 ans : "La bulle a enfin éclaté"

"Ça a commencé très tôt, dès le primaire, avec des remarques telles que 'regarde, sa peau elle est sale, je veux pas jouer avec elle', et plus indirectement les traitements différents des maîtresses à mon égard assez souvent. Même avec de très bonnes notes, je n'étais, par exemple, jamais autant mise en avant que mes camarades blancs.

J'étais toute petite donc outre le répéter à ma maman parce que je sentais que ce n'était pas normal, je n'avais pas d'autres armes. C'est avec le temps que j'ai pu commencer à comprendre par moi-même comment réagir, mais ça n'a pas été tout de suite. Ayant évolué du primaire jusqu'au lycée dans l'enseignement privé catholique avec des jeunes issus de familles ayant des gros moyens financiers, j'étais très souvent la seule racisée, donc j'ai presque fini par intérioriser tous ces comportements et remarques.

Ça passe beaucoup par des blagues déplacées, par des regards appuyés de la part de certaines personnes dans les transports ou dans la rue, et bien entendu par des commentaires sur mes réseaux sociaux. Il y a aussi l'exemple très parlant de la personne blanche que je ne connais pas et qui, dans les transports en commun, décide de toucher mes cheveux parce que, je cite : 'Ça lui faisait envie'. Ou encore par le passé, lors d'un rencard, un jeune homme qui s'est senti obligé de me préciser qu'il n'avait jamais essayé avec une Noire donc qu'il n'attendait que ça. Et bien entendu le comportement éternel du vigile de magasin qui me suit dans tous les rayons, étant certain que je vais voler quelque chose parce qu'il semblerait que ma couleur de peau le lui indique...

La phrase qui me hante encore aujourd'hui : 'T'as de la chance d'être claire et d'avoir pris des traits fins'. Sans aucune hésitation.

À présent, je les confronte systématiquement. Déjà pour 'éduquer' les gens, dans le sens où je sais qu'on n'est malheureusement pas tous éveillés de la même manière à ces questions, mais aussi simplement parce qu'il y en a assez. À 25 ans, j'en ai déjà vécu et entendu des vertes et des pas mûres, et le sentiment de ras-le-bol est réel. Ce qui se passe en ce moment permet d'ailleurs de forcer les gens à ouvrir les yeux sur ce que la communauté noire subit partout sur la planète. Ce problème se fait étouffer depuis bien trop d'années, et la bulle a enfin éclaté."

Une manifestante lors du rassemblement du 13 juin, place de la République, à Paris.
Une manifestante lors du rassemblement du 13 juin, place de la République, à Paris.

Eva, 18 ans : "Je ne peux plus supporter le mot 'Bamboula'"

"Je suis d'origine ivoirienne et camerounaise et je suis une personne racisée. Je ne me rappelle pas exactement de la première fois où j'ai été confrontée au racisme car il y en a eu beaucoup. Et avec le temps, tu finis par ne même plus les compter. Mais les premières remarques que j'ai eues visaient souvent mes cheveux. On les jugeait 'trop crépus donc pas jolis'. Quand tu reçois ce genre de critiques, tu te sens immédiatement rabaissée. Tu deviens petit à petit complexée. Surtout une personne comme moi qui, à la base, n'a pas du tout confiance en elle.

A ce moment-là je ne réagissais pas forcément, je laissais faire. J'ai aussi eu droit à 'T'es belle pour une noire' ; 'T'es vraiment super belle mais dommage que tu sois noire ça gâche tout' ; 'T'es une esclave comme tes ancêtres' ou encore 'On ne te voit pas dans le noir'. Ce sont toutes ces remarques qui me reviennent le plus souvent et que je subis très fréquemment. Parfois, je ne me laisse pas faire je leur réponds intelligemment car je considère que ces personnes sont ignorantes, mais il m'arrive aussi de me braquer, de m'énerver. Et puis je ne peux plus supporter le mot 'Bamboula', on m'a tellement nommée ainsi !

La mobilisation actuelle me semble importante car il faut faire évoluer les choses, je fais partie de la nouvelle génération et je suis concernée par le racisme, le combat qu'on mène à travers les manifestations etc. C'est pour permettre que demain, toutes les personnes racisées, nos futurs enfants, nos futures petits-enfants puissions vivre dans un monde où notre couleur, notre origine ou même notre type de cheveux ne soient pas un frein à notre réussite, ni à notre vie quotidienne."

Om, 30 ans : "Au Monoprix, le vigile me suivait partout"

"Je suis métisse. Ma mère est Anglaise-irlandaise et mon père noir de Trinité-et-Tobago. Je n'ai plus de contacts avec ma famille paternelle ni mon père. J'ai grandi avec une mère célibataire et passé une grande partie de ma scolarité en France.

Un des événements qui me vient à l'esprit, c'est le jour où une petite fille blanche que je ne connaissais pas est venue vers moi après que ma mère m'ait déposée à l'école. Elle m'a dit : 'c'est pas ta mère. C'est pas possible car vous n'êtes pas de la même couleur. Elle te ment, tu as été adoptée'. Le soir, je me brossais les dents dans la salle de bain avec ma mère, et je me suis rendu compte, à mon grand choc, qu'on n'était effectivement pas de la même couleur. Je me souviens avoir été très contrariée du fait qu'elle m'ait menti : si on n'était pas de la même couleur, on n'était pas de la même famille. Elle a dû m'asseoir et m'expliquer que je venais de deux cultures différentes, que mon père venait d'un endroit différent du monde et que j'étais métisse.

Il y a aussi un élève de ma classe qui laissait des messages sur la boite vocale de la maison, avec son père, pour nous faire savoir que ma mère était probablement un prostituée parce qu'elle avait couché avec un noir, que j'étais 'une atrocité d'être venue au monde' et que je devais retourner dans mon pays. Ça s'est passé toutes les semaines pendant un ou deux ans.

Durant toute ma scolarité en France, les élèves et les professeurs mettaient un point d'honneur à m'humilier, à me faire sentir que j'étais différente, stupide. A me dire que je n'aboutirais à rien. Je pense qu'à cet age-là, c'est très difficile d'avoir la force mentale de comprendre, déjà ce qu'il se passe, et puis de réagir. Surtout quand on est la seule personne de couleur dans sa classe. Et que tout le monde fait partie ou prend parti pour ce système d'humiliation qui s'installe. On finit par penser que c'est de notre faute, on se sent sale. On ne comprend pas ce qu'il se passe car ça n'a pas de sens.

Beaucoup de personnes pensent qu'être raciste, c'est dire quelque chose de foncièrement raciste. Alors qu'en réalité, ça en vient au ton, au changement d'attitude, à la façon dont les gens se permettent de vous parler, au dédain qui se voit chez eux quand ils s'adressent à vous. C'est beaucoup plus complexe, c'est tout un système de micro-agressions et de comportements différents qui est dirigé envers vous.

Une manifestante lors du rassemblement du 13 juin, place de la République, à Paris.
Une manifestante lors du rassemblement du 13 juin, place de la République, à Paris.

Quand j'étais ado, on allait chez H&M juste pour regarder. La plupart de mes potes étaient blancs et systématiquement, sur le chemin de la sortie, l'agent de sécurité me mettait sur le côté et me demandait d'ouvrir mon sac. Plus tard, en emménageant à Paris, j'allais au Monoprix faire mes courses et le vigile me suivait partout. Et puis il y a aussi ces amis qui se permettent de dire 'Mais t'es pas vraiment noire', ou de faire des commentaires sur l'Afrique en rigolant, des blagues racistes avant de se retourner vers moi et de me lancer : 'non mais pas toi'. Des mots dits pour rabaisser, ou pointer du doigt le fait qu'on soit différent.

Aujourd'hui, je travaille dans un bar en Islande. Un jour, un client m'a traitée de n****. Quand je me suis énervée, il l'a répété et a dit qu'il rigolait. Et au lieu de me défendre, mes collègues m'ont seulement suggéré de ne pas le prendre 'aussi personnellement'. C'est vraiment quelque chose que je vois souvent chez certains amis : on blâme la victime plutôt que l'agresseur. On ne reconnaît pas qu'il s'est passé un acte raciste, on donne toujours une excuse.

Désormais, je confronte ces personnes à chaque fois. Ça m'a demandé beaucoup de travail pour être fière de là d'où je viens. J'ai aussi dû faire beaucoup de recherches car il y a un conflit en moi du fait que je sois Anglaise, l'un des pays qui a le plus colonisé au monde, et vienne de Trinité-et-Tobago, l'un des pays qui a été le plus colonisé au monde. C'est un conflit à la fois culturel et historique. Maintenant, c'est mon devoir en tant qu'être humain de prendre mon courage à deux mains et de me soulever contre les situations racistes.

Ce qui me hante, c'est le fait que dans les pays majoritairement blancs, on ignore le racisme, personne ne dit rien. Notre société, notre Histoire sont basées sur des mensonges. Toute l'Europe s'est construite sur le colonialisme, et la façon dont on dépeint les cultures noires est très négative. Il faut que l'on raconte la véritable Histoire des colonies. Il faut revoir l'éducation.

Je suis vraiment pour ce qui est en train de se passer en Angleterre, où l'on est en train de déboulonner les statues de personnes qui ont perpétré des génocides envers les Noirs. Le fait que leurs actes ne soient pas racontés est aberrant. On doit tout déconstruire, s'éduquer et éduquer dans les écoles. Il faut aussi travailler sur la sous-représentation de diversité en position de pouvoir, que ce soit dans le milieu artistique, les médias ou encore la politique.

Les colons blancs sont coupables de génocides envers les communautés noires, et ils ont mis un point d'honneur à ce que l'on apprenne que les cultures noires sont des cultures primitives, que les Noirs étaient des sauvages qu'on a dû éduquer. Il n'y a qu'une race : homo sapiens. On vient toutes et tous d'Afrique, on vient toutes et tous d'une personne noire. Être blanc, c'est techniquement avoir moins de pigments sur la peau. Donc le concept de la race pour moi, c'est une notion qu'on a créée pour nous différencier et nous traiter différemment, et c'est ancré dans notre système."