Ce que le super "A un cheveu près" nous apprend sur les discriminations capillaires

Publié le Lundi 25 Mai 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
A.I.M, Youtubeuse et militante, épingle les discriminations capillaires.
A.I.M, Youtubeuse et militante, épingle les discriminations capillaires.
Gorgé de textes, de sons et de vidéos, le passionnant webdoc "A un cheveu près" explore un sujet encore beaucoup trop tabou : les discriminations capillaires. L'occasion de parler privilèges de classe et racisme ordinaire, militantisme et "bataille du cheveu".
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"Je pense qu'il faut dire avec force que les femmes et les hommes noirs ont le droit de porter les cheveux tels qu'ils sont programmés génétiquement pour pousser, de manière crépue, bouclée". Ces mots implacables de l'anthropologue Ary Gordien sont au coeur du webdocumentaire A un cheveu près, orchestré par Laura Bannier et Noujoud Rejbi, étudiantes au Master journalisme et médias numériques de Metz.

Sous ce jeu de mots, un panoptique impressionnant d'une réalité encore trop ignorée : les discriminations capillaires. Oui, comme celles que vivent les hommes et femmes qui ont décidé de défendre la beauté du cheveu crépu sur Instagram. A découvrir ici-même, cette captivante enquête numérique entremêle longs textes riches de sens, témoignages audio éloquents et vidéos YouTube polyphoniques.

Mille et une façons de libérer la parole s'il en est. De par la pluralité des voix et témoignages que le document invoque, mais aussi la multiplicité des réflexions mises en avant et largement développées, A un cheveu près nous apprend bien des choses sur ces discriminations. Une étude du racisme ordinaire riche en réflexions.

En voici cinq.

Des échos à l'esclavagisme

Sur les réseaux sociaux, et notamment Instagram, les témoignages d'hommes et de femmes discriminés à cause de leur type de cheveux s'accumulent. Mais le problème ne date pas d'hier. Non, il nous renvoie à la colonisation de l'Afrique, nous explique A un cheveu près. Les moqueries que les tifs cristallisent pourraient donc être qualifiées de "post-colonialistes" : cette malveillance rappelle les "théories" profondément racistes sur le "cheveu acceptable" - et sur celui qui ne l'est pas. Ce qui n'est que trop peu écrit dans les livres d'histoire.

Ce fond esclavagiste, le chercheur au CNRS Ary Gordien l'énonce ainsi : la considération de la texture des cheveux fait partie des "critères de catégorisation" et de hiérarchisation des individus. En ce sens, les cheveux engendrent autant de préjugés et de violences que la couleur de peau. De la traite négrière émane donc un héritage accablant, qui malgré les années s'éprouve toujours, discrètement, presque inconsciemment, et violemment : la normalisation (occidentale) du cheveu lisse comme tif acceptable, détaillent Laura Bannier et Noujoud Rejbi.

Une nécessaire piqûre de rappel.

De l'école au bureau, les violences perdurent

Et ces discriminations concernent aussi bien notre histoire collective que nos histoires individuelles. C'est ce que démontrent les abondants témoignages qui ponctuent A un cheveu près. Des récits sonores (il suffit de cliquer sur les portraits des personnes interrogées) qui disent la perduration d'inégalités, de l'école à la vie pro. "Une copine m'avait dit que mes cheveux ressemblaient à des poils de chatte", nous raconte une jeune femme, Noal Mendy.

"Des connaissances me touchaient mes cheveux sans me demander, avant même de me dire bonjour ! Or, prendre la liberté d'entrer dans l'intimité de quelqu'un, c'est du harcèlement", poursuit sur le même ton Chériyane Courta. Et des récits de vie comme celui-ci, il y en a plein. Physique sans cesse commenté, analogies malheureuses au monde animal (avec sous-texte sexualisant en sus), "touchages de cheveux"... Les maux ne manquent pas.

"Les remarques et cas de harcèlement commencent dès l'école primaire, et elles se poursuivent au collège et au lycée. Très tôt, on observe des insultes de la part des camarades de classe qui ont des cheveux 'normés'", nous racontait encore Yassine Alami de l'association et page Instagram Hrach is beautiful. Interlocuteur majeur de cette étude très complète, ce jeune homme raconte avoir subi des pressions professionnelles évidentes : ses supérieurs l'obligeaient à attacher ses cheveux, sous peine de le virer. Tout simplement édifiant.

C'est une violence de classe(s)

Dès leurs origines historiques, les discriminations capillaires suggèrent un schéma bien établi : celui des rapports de domination inhérents aux classes privilégiées, instigatrices de cette norme esthétique. Et en vérité, tout cela n'a guère évolué.

"Il y a toute une catégorie de gens à qui l'on a affirmé que leurs cheveux n'étaient pas regardables, n'étaient pas acceptables par la société dominante, laquelle, visiblement, a les cheveux lisses", développe en ce sens la sociologue Juliette Sméralda, autrice de Peau noire, cheveu crépu : L'histoire d'une aliénation. Selon l'experte, cette lutte des classes toujours aussi vive a tout d'une "confrontation esthétique".

"Certaines catégories d'êtres humains n'ont pas les cheveux lisses et on s'en sert pour les discriminer", poursuit l'érudite, par ailleurs chargée d'enseignement à l'IUFC de l'Université des Antilles et de la Guyane. C'est comme si les classes dominantes, à savoir les personnes blanches, étaient "détentrices de l'esthétique", et d'une esthétique "arbitraire", fustige encore la sociologue. On l'a dit, on le répète : le cheveu est évidemment politique.

Les militances lui font face

Mais là où A un cheveu près apporte une pointe d'optimisme, c'est par la galerie de portraits qu'il déploie : une ribambelle de militantes et créateurs, activistes et entrepreneuses, bien décidés à changer la face d'un monde où le racisme ordinaire n'est pas simplement une question d'individus, mais de sphères puissantes et bien ancrées - les industries culturelles, l'univers des cosmétiques, la sphère de la mode internationale...

A titre d'exemples, l'on pourrait donc citer l'association Hrach is beautiful, laquelle célèbre la beauté des cheveux crépus des personnes d'origine maghrébine - un sujet longtemps resté dans l'ombre. Mais aussi Meryem Benomar, qui en créant sa marque (made in France) Shaeri désirait proposer des produits adaptés aux cheveux encore trop ignorés - à savoir les cheveux "métissés", mais également "tous les types de cheveux bouclés" en général.

C'est encore sur les réseaux sociaux, de Twitter à Instagram, que le militantisme perdure. Notamment à travers le mouvement "Nappy" (contraction de "natural" et "happy"), héritier du mouvement Black is Beautiful. Celles et ceux qui l'incarnent défendent le droit des cheveux crépus et naturels à exister, sans jugements de valeur ni violences symboliques. Fédérateur, le Nappy est un appel à (s')aimer : son histoire, son identité, et sa culture.

Car de tout cela, les cheveux sont le reflet. "On est belles et conscientes qu'avoir un cheveu crépu est une bénédiction, et non une tare. Nos cheveux crépus sont le reflet de notre identité, de notre personnalité ! Ce n'est pas juste un simple cheveu mais un sujet qui rassemble. Et à travers lequel on s'exprime avec assurance", décochait d'ailleurs dans nos pages la jeune militante Maëlle, créatrice du compte Instagram Holy Kurls.

Sous les discriminations, une vraie "bataille du cheveu"

"Il faut accepter sa nature de cheveu à la base. La bataille du cheveu sera gagnée le jour où ça deviendra un non-sujet. Les choses sont en train de bouger et je pense que le jour où ce sera accepté dans le milieu professionnel, la bataille sera gagnée", poursuit à l'unisson la créatrice Meryem Benomar. Au fil de ses panoramas très détaillés, A un cheveu près esquisse les grands traits de cette "bataille" qui a encore tout d'une lutte politique.

Car veiller à sensibiliser autrui quant à ces discriminations est une cause majeure qui renvoie à bien des enjeux, de la représentativité des minorités dans la culture (et notamment les livres pour enfants ou dessins animés, là où tout commence) aux dénonciations des injustices. Jusqu'à un travail plus global d'éducation, très bien défini par la vidéaste A.I.M, autrice d'une chaîne YouTube essentielle : "Don't touch my hair".

Le but de cette jeune YouTubeuse inspirante ? "A la fois éduquer les personnes non concernées à comprendre et à cesser de discriminer et en même temps réconforter et soutenir les femmes qui ont les cheveux crépus, frisés, les aider à se sentir mieux". Et ainsi, enjeu tout aussi féministe s'il en est, assurer une quête d'égalité qui passe - entre autres choses - par le fait de tendre son micro aux principaux et principales concernés.

Et cela, Laura Bannier et Noujoud Rejbi l'ont bien compris.