Black Lives Matter : pourquoi un hashtag ou un carré noir ne suffisent plus

Publié le Vendredi 05 Juin 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
L'activisme des célébrités serait-il en toc ?
L'activisme des célébrités serait-il en toc ?
Depuis le choc du meurtre de George Floyd, marques et célébrités s'engagent de toutes parts. Quitte à vriller sévère vers l'activisme en toc ?
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"Ne prétendez pas qu'il n'y a aucun problème aux Etats-Unis. N'ignorez pas le racisme. N'acceptez pas que des vies innocentes soient volées". Les messages (qui s'inscrivent noir sur blanc) sont sentencieux et la musique - pianotée - tout aussi solennelle. Non, la vidéo d'une exemplaire sobriété dont il est question ici n'émane pas d'un mouvement militant afro-américain : il s'agit d'un spot... Signé Nike. Alors que les citoyen·ne·s américain·e·s descendent dans les rues pour honorer la mémoire de George Floyd, la célèbre société le clame : "Les vies noires comptent".

Et va jusqu'à renverser son légendaire "Do it" en "Don't do it" (comprendre : ne niez pas la situation). Et elle n'est pas la seule à propager ces ondes progressistes. Des entreprises aussi mondialement célèbres que Louis Vuitton et Netflix épousent les pas de cet investissement "brandé" riche en mots-clés en relayant les mêmes assertions : il faut lutter contre les discriminations et les violences raciales, ne plus invisibiliser les minorités opprimées. Des paroles salutaires s'il en est. Mais qui font grincer bien des dents, de la part de nombreux internautes, militants et médias. Car peut-on vraiment envisager d'un oeil candide cet engagement "brandé" ?

A l'heure où la révolte résonne au sein des populations états-uniennes, entre élans citoyens, féministes et anti-racisme, certains voient en cette prise de position une forme d'opportunisme marketing éhonté. Un reproche adressé non seulement aux marques, mais aussi aux célébrités qui brandissent fièrement leurs hashtags et leurs carrés noirs...

"Ils prétendent se soucier de la vie des Noirs"

D'ailleurs, le site spécialisé Marketing Week ne mâche pas ses mots : les publications engagées instantanément virales des plus grosses entreprises ne seraient "qu'hypocrisie", notamment si l'on prend en compte la diversité (très) relative dont font bien trop souvent état les administrations desdites boîtes. En somme, le relais de spots et de cartons noirs appelant à soutenir des mouvements comme Black Lives Matter ne seraient que poudre aux yeux, de la part de marques aux hiérarchies supérieures généralement homogènes...

Et les observations de Marketing Week ne se limitent pas à de vagues suppositions, loin de là. Le journaliste Mark Ritson a observé l'implication de 46 entreprises "qui prétendent se soucier de la vie des Noirs", comme Reebok, Apple, Adidas, et Nike - évidemment. Verdict ? La grand majorité s'évertuent pourtant "à éviter résolument tous les visages noirs" dans leur équipe de direction. Niveau inclusion, il faudra donc repasser. "Un directeur général noir vaut bien un milliard de tweets Black Lives Matter", ironise encore le reporter. Ça fait mal.

Même état d'esprit dans les pages de Grazia, qui oppose l'engagement de l'acteur britannique noir John Boyega (Star Wars), bien présent lors des dernières marches états-uniennes (et salué par Mark Hamil), aux prises de position "solidaires", avant tout digitales, de célébrités blanches comme Emma Watson, Jake Gyllenhaal ou encore Taylor Swift. Autant de noms "people" prestigieux qui se sont avant tout contentés de participer à la campagne #BlackOutTuesday, en postant un emblématique carré noir sur les réseaux sociaux. Pour la revue, il s'agit là d'un militantisme timide : "une sorte d'activisme esthétique superficiel". Pas si loin du marketing.

"Lutter contre le racisme nécessite plus que des hashtags"

Mais que reproche-t-on au fond à cet activisme ? De n'être que "de surface", faisant la part belle aux symboles sans pour autant offrir "des discussions en profondeur" et, surtout, des moyens conséquents à la lutte des principaux concernés : par-delà la viralité des mots-clés, combien de ces célébrités ont-elles effectivement contribué aux mouvements, ne serait-ce que financièrement ? Et combien réitéreront leur engagement une fois l'actualité passée ?

Le risque d'un élan comme celui des stars face à #BlackOutTuesday serait de limiter cette réflexion à une "tendance" du moment. Or, contrairement à une publication Instagram abondamment likée, "le racisme n'est pas un instant, c'est un problème 365 jours par an", rappelle Grazia. Mais ces stars poursuivront-elles leur soutien ?

Des reproches pas si éloignés de ceux que perçoit aujourd'hui l'empire Nike. "Si Nike faisait pression pour un vrai changement, l'entreprise soutiendrait des projets de loi pour aider à mettre fin à ce racisme systématique, et ne se contenterait pas de simples annonces", tacle en ce sens un internaute, peu confiant envers le slogan renouvelé de l'entreprise ("Soyons tous acteurs du changement").

Les formes d'engagement pop (mots-clés, publications relayées en masse sur les réseaux sociaux, slogans divers et punchy) promues ces derniers jours par les marques et les célébrités blanches les plus applaudies ne seraient-elles que poudre aux yeux ? C'est en tout cas l'avis du Guardian, qui l'annonce sans détour : "Lutter contre le racisme qui a tué George Floyd nécessite plus que des hashtags".

"Les Blancs restent là où il n'y a que des avantages"

"[La mort de George Floyd] indigne les 'alliés' blancs, mais le reste du temps, les voix noires ne sont pas 'à la mode', leurs soucis ne sont pas assez dramatiques, simples, ni captés par la caméra", tacle l'autrice d'origine soudanaise Nesrine Malik, pour qui la véritable solidarité s'écrit sur le temps long, "dans l'inconfort quotidien consistant à prendre des risques, défier un système qui exclut subtilement mais catégoriquement les Noirs, quand il n'y a pas de 'récompense' à le faire". On pourrait voir là une critique du "diversity washing" : la réappropriation voyante de problématiques raciales dans un but opportuniste, peu honnête, voire purement commerciale.

Nesrine Malik pousse même la réflexion plus loin : célébrités et marques prétendument "alliées" n'envisageraient la réalité de la condition noire et l'histoire raciale particulièrement tragique des Etats-Unis que comme un simple divertissement et "une expérience esthétique", telles que peuvent l'être "les morceaux de hip hop et la culture populaire". En somme, l'expérience des personnes noires et "les angoisses viscéraux" qu'ils éprouvent sont encore bien trop ignorés par celles et ceux qui prétendent les défendre. Autant dire que l'autrice croit peu en les vertus de l'activisme pop : "Au final, les Noirs sont sur le terrain au péril de leur vie et de leurs moyens de subsistance, et les Blancs sont principalement en ligne, là où il n'y a que des avantages", s'attriste-t-elle.

Un constant cinglant qui bouscule quelque peu la solidité des publications "people" les plus "tendance" et autres "Créons le changement" promus par Louis Vuitton. Non, la vraie révolution ne sera pas instagrammée.