Véronique Olmi : "Bakhita m'a ébranlée profondément dans ma vision de la vie"

Publié le Lundi 25 Septembre 2017
Anaïs Orieul
Par Anaïs Orieul Journaliste
Véronique Olmi : son interview pour le roman Bakhita
Véronique Olmi : son interview pour le roman Bakhita
Esclave soudanaise devenue religieuse, canonisée en 2000, Bakhita fait partie de ces figures dont le destin extraordinaire n'attendait que le bon auteur pour être racontée. Véronique Olmi l'a fait et elle l'a extrêmement bien fait. Comment retracer ce parcours dément ? Comment rester fidèle aux émotions de Bakhita ? La romancière a répondu à nos questions.
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Publié fin août, le nouveau livre de Véronique Olmi vient de remporter le Prix du roman Fnac et est d'ores et déjà sélectionné pour le Goncourt. Un succès critique et publique largement mérité tant Bakhita touche au coeur et aux tripes. L'histoire - méconnue - de cette petite fille soudanaise enlevée au Soudan et transformée en esclave tient aussi bien du merveilleux que du terrible. Car Bakhita a connu un destin étourdissant. Esclave vendue à plusieurs reprises, passant de main en main comme un vulgaire objet, elle est tour à tour souffre douleur pour des petites filles arabes et servante auprès d'une riche turque particulièrement malveillante. Rachetée à l'âge de 13 ans par le consul d'Italie, c'est là que le destin de Bakhita se modifie. Du sordide, il y en aura encore, mais c'est l'espoir et la résilience qui vont l'emporter. Convertie au christianisme en Italie, affranchie par la justice, Bakhita devient religieuse. Décédée en 1947 à l'âge de 78 ans, la "Madre Moretta" (la petite mère noire) a laissé derrière elle de nombreux souvenirs douloureux et cinquante-trois ans de vie religieuse en Vénétie.

Véronique Olmi a eu un coup de foudre pour Bakhita alors qu'elle visitait une église. Elle travaillait alors sur un autre projet mais a tout laissé tomber pour écrire un roman sur cette femme devenue sainte. L'écriture de Bakhita lui a pris deux ans. Deux années durant lesquelles la romancière a créé autour de son sujet une histoire virevoltante et déchirante. Véronique Olmi ne nous épargne pas pas ni la douleur ni les tourments. Mais elle choisit toujours ses mots à la perfection. Ici, rien n'est gratuit. Et puis il y a le beau, l'espérance. En se plongeant dans les replis de l'âme de Bakhita, elle a aussi extrait de la pureté et une humanité préservée. Ce livre se place au plus près de son sujet et de ses émotions, rendant le récit très personnel et emportant le lecteur dans un tourbillon de sensations. C'est tellement magistral, tellement fort, que parfois, on en pleurerait presque. Alors on a demandé à Véronique Olmi de nous raconter sa rencontre avec Bakhita. Interview.

Terrafemina : Comment avez-vous découvert l'histoire de Bakhita ?

Véronique Olmi : C'est en visitant la petite église de Langeais (en Touraine) dont elle est la patronne du lieu, que je l'ai découverte. Il y avait son portrait et quelques dates biographiques, et après le choc que ces quelques éléments ont provoqué en moi, j'ai fait des recherches sur elle sur Internet. J'ai vu qu'il n'y avait pas de livre sur elle en français et j'ai dans le même temps découvert plus d'éléments biographiques sur sa vie. Tout de suite, j'ai décidé de foncer tête baissée.

Qu'est-ce qui vous a attiré chez elle ?

Véronique Olmi : Je pense que ce sont tous ces mots que j'ai lu dans cette église et qui défilaient comme ça devant mes yeux : Darfour, esclavage, Italie, religieuse, sainte... c'était un enchevêtrement de mots pour parler d'un destin incroyable. Et puis il y a cette chose assez forte et qui m'a marquée, c'est qu'elle avait oublié son nom. Chez elle, l'enfance était donc une partie occultée. Je me suis demandé comment on pouvait survivre et vivre, être résiliente et être tournée vers l'autre quand on avait quasiment plus de souvenirs d'enfance. Bakhita avait perdu son dialecte, son prénom, le nom de son village. L'enfance c'est quelque chose dont on se souvient par les choses que l'on nous raconte. Le récit qu'on nous fait de nous-même constitue nos souvenirs. Et elle, elle n'avait pas de témoins, de lieux, d'objets pour lui rappeler son enfance. Et ça, ça m'a beaucoup impressionné.

Comment s'empare-t-on de l'existence d'une personne ayant véritablement existé et comment la romance-t-on ?

V.O. : D'abord, c'est un travail sur le langage. J'ai réfléchi à comment raconter cette histoire, de quel point de vue, de qui parle et à quel temps, etc. J'ai recommencé quatre fois le tiers du roman pour trouver où me placer. Mon travail, ma recherche profonde intérieure, c'était de me demander : "Qui est cette âme-là ? Qui est cette personne ? Comment on grandit dans un monde aussi inhumain ?" Donc je me suis d'abord demandé où est-ce que je pouvais me placer par rapport à l'histoire. Ensuite est venu le choix des mots. J'ai un immense respect pour Bakhita qui avait caché trois éléments fondateurs importants de sa vie, comme les viols et la torture des seins. Je voulais les dire même si pour l'église catholique elle est présentée comme un être vierge. Je voulais approcher tout son parcours tout en respectant le fait qu'elle se soit tu. Il y a donc des mots que j'ai choisi de ne pas employer pour ne pas rajouter de l'offense à la violence. Tout a été un vrai travail sur le langage et le rythme du langage. Je voulais vraiment marcher avec elle et m'accorder à son rythme intérieur.

Quand on raconte de façon aussi viscérale l'histoire d'une femme noire lorsqu'on est une femme blanche, est-ce qu'on n'a jamais peur de trahir son sujet ?

V.O. : Je parle beaucoup de la couleur de sa peau dans le livre parce qu'elle est toujours ramenée à ça. Hors esclavage, elle est un objet de terreur puis un objet de propagande puis on objet d'idolâtrie. Donc elle est rarement regardée en tant qu'elle-même. Mais si je n'ai pas le droit de parler de Bakhita, c'est comme si je n'avais pas le droit de parler des petites filles de Boko Haram, des esclaves en Afrique, en Asie ou en Europe. Bakhita se dépasse elle-même pour devenir universelle. Donc je n'avais pas peur en écrivant.

"Bakhita" de Véronique Olmi
"Bakhita" de Véronique Olmi

En France comme ailleurs, on a du mal à reconnaître les figures et modèles noires. Pensez-vous que votre livre peut apporter une réflexion là-dessus ?

V.O. : Je ne sais pas ce que le livre peut apporter car je n'ai pas la bonne distance. Quand j'écris, je ne le fais pas pour témoigner ou revendiquer quoi que ce soit. J'écris vraiment parce que la littérature pose des questions plus qu'elle n'en résout. La question essentielle est celle du bien et du mal, et j'ai écrit Bakhita parce que je ne comprenais pas l'histoire comment l'humanité de cette personne-là avait pu survivre dans l'inhumanité. De la même façon que j'ai écrit Bord de mer (ed. Actes Sud) parce que je ne comprends pas comment on peut tuer ses enfants et ne pas se tuer après, j'ai écrit Bakhita parce que je me questionnais.

Ecrire ce livre a eu quel effet sur vous ?

V.O. : C'est un personnage que l'on ne rencontre pas sans être ébranlé profondément dans sa vision de la vie, avec un respect immense pour cette force intérieure et cette façon de protéger sa vie. Cela induit un respect de sa vie et donc une gratitude. Moi, j'ai le privilège de vivre une vie préservée et par Bakhita j'ai réellement appris la gratitude.

Vous avez également dit en interview que ce livre vous avez fait réfléchir sur l'esclavage moderne.

V.O. : J'ai écrit Bakhita au moment du Bataclan, des attentats de Nice aussi. Il y avait toujours ces réfugiés qui marchaient sur les routes, qui vont en centre de tri en centre de tri. Ça, c'était ce que je recevais du monde mais je ne me documentais pas sur l'esclavage moderne. Je me documentais sur l'esclavage de l'époque. Le livre terminé, je me suis documentée sur l'esclavage moderne et donc ces nouvelles pages qui s'ouvrent sur une prise de conscience plus grande que celle que j'avais à l'époque, qui était forcément liée à l'actualité mais qui était moins précisée par les chiffres et par les associations qui luttent contre l'esclavage. Ça, c'est vraiment une question que j'ai fouillé après.

Dans votre livre, vous racontez des scènes d'une très grande cruauté lorsque Bakhita est esclave. Qu'avez-vous ressenti en découvrant toutes ces horreurs ?

V.O. : Il y avait des choses que j'ignorais, comme les sévices du tatouage ou de la torsion des seins par exemple. Après, je me suis beaucoup intéressée aux livres qui parlent de l'esclavage africain en Amérique. J'ai beaucoup lu Toni Morrison, le livre d'Alex Haley, Racines, et je me suis aussi intéressée aux témoignages sur les camps de concentration, c'est pourquoi je cite Primo Levi. Il y avait déjà cette connaissance de l'instrumentalisation, de la maltraitance et de l'exploitation de l'homme par l'homme. Là, en l'écrivant, c'était sur deux pôles : il y a à la fois un bouleversement de moi, Véronique, et il y a aussi une conscience en tant qu'auteure. Ces passages-là sont ceux que j'ai le plus travaillé pour ne pas tomber dans le voyeurisme. Je me disais : "Moi je l'écris, elle a vécu tout ça". Mais c'est vrai qu'en écrivant la deuxième partie du livre quand elle arrive en Italie, l'écriture était moins difficile.

Comment passe-t-on du témoignage à l'oeuvre de fiction ?

V.O. : On fait des ellipses temporelles, on fait des choix. Les situations qui sont décrites sont toutes celles rapportées par Bakhita. Mais ensuite je crée des personnages qui vont cristalliser et rapporter l'histoire qui se déroule autour de Bakhita pour que tout passe par elle. Par exemple, j'ai inventé le journaliste qui lui explique ce qui se passe en Ethiopie, j'ai inventé le journal qui arrive au couvent et qui dit ce qui se passe en Lybie. J'ai aussi inventé le personnage d'Elvira qui cristallise le destin de nombreuses orphelines à l'époque. Il faut aussi savoir que je ne suis pas quelqu'un qui vais aller faire des vérifications dans les archives ou les bibliothèques. Je ne suis pas une vérificatrice ni une spécialiste même si mon livre a été relu par une historienne et qu'il y a beaucoup de documentations. Ce qui m'a intéressé, quand je suis allée en Italie par exemple, c'était plus le silence dans le cloître où elle avait vécu que les papiers de la congrégation. Ce qui m'intéressait, c'étaient les énergies qui me reliaient aux siennes.

Le succès de votre livre a-t-il changé quelque chose pour vous ?

V.O. : Pour l'instant, non. Je parle tous les jours d'elle ce qui fait que je suis encore dans cette réflexion autour du livre. Ce temps des rencontres, des interviews et des débats c'est comme une continuation de l'écriture finalement. A la fois je continue à parler d'elle et à la fois je reçois le regard des lecteurs sur elle.

Vous venez de remporter le prix du roman Fnac 2017 et on vous dit favorite pour le Goncourt. C'est quelque chose qui vous touche, les prix littéraires ?

V.O. : Si on sort un livre à la rentrée, c'est qu'on veut entrer dans le bal et qu'on veut danser. Je ne vais pas jouer l'hypocrite et dire que je me fiche des prix. C'est vrai que la rentrée littéraire est une exception culturelle française qui fait qu'il y a un travail autour du livre dans les maisons d'édition, avec les journalistes, avec les blogueurs, avec les libraires, etc. C'est unique, magnifique, violent, et la reconnaissance des prix, je pense que c'est important. C'est pas le but en soi parce que lorsqu'on écrit le livre on pense à tout sauf à ça. On ne sait pas quand on l'aura terminé ou quand il sortira. Heureusement, l'auteur n'a pas en tête ces paramètres-là quand il écrit. Ensuite, quand c'est fini et corrigé et qu'on choisit la date de la rentrée littéraire, on sait forcément où on va. C'est la cerise sur le gâteau on va dire.

Bakhita, éditions Albin Michel, 455 pages, 22,90€