Martine Delvaux est professoresse en études féministes à l'Université du Québec à Montréal, elle est aussi romancière et essayiste. Elle est l'autrice du livre Les Filles en série. Des barbies aux Pussy Riot, dont une nouvelle édition est paru en France le 7 février aux éditions Remue-Ménage.
Elle est chercheuse spécialiste des "boys clubs", ces clans d'hommes blancs fermés qui entretiennent le rejet des autres pour conserver le pouvoir. Elle nous décrypte ce phénomène et le lien qu'il a avec la Ligue du LOL.
Martine Delvaux : Le boys club est un dispositif, c'est-à-dire une structure, une organisation, un système, qui se déploie dans des lieux précis, permettant l'installation et l'exercice du pouvoir masculin (en particulier blanc et hétérosexuel).
Le boys club est partout, de manière plus ou moins évidente, et il est ce par quoi la masculinité s'incarne en un genre sexué "universel", "neutre" et "invisible", qui en vient à représenter tout le monde. Un monde, dès lors, qui se résume aux hommes blancs, hétérosexuels et de classe moyenne, contre le féminin, le racialisé, le pauvre, le queer, etc.
Si la masculinité est une idéologie (justement parce qu'elle domine, et si dominante qu'elle est invisible), le boys club en est le dispositif principal : ce qui la sous-tend. C'est d'une part la collectivité des hommes, et d'autre part le fait qu'ils fonctionnent "ensemble", qu'ils sont tournés les uns vers les autres, qu'ils défendent les intérêts les uns des autres.
L'expression tient son origine des clubs privés anglais de la fin du 19e siècle- ces good old boys clubs accueillant des anciens d'écoles privées anglaises qui, assis bien en haut de l'échelle sociale, menaient le monde. Au tournant du 20e siècle, il y avait plus de 200 clubs privés en Grande-Bretagne.
Les listes d'attente pouvaient atteindre 20 ans. S'effectue alors le passage des coffee houses du 19e (qui prenaient appui sur un profit commercial et l'affiliation politique) aux clubs "sans bénéfices" dont les revenus proviennent de frais d'inscription et qui s'organisent autour de professions, de loisirs, de positions politiques.
Les clubs privés avaient pour but de donner un espace aux hommes – en les séparant des femmes ("club" vient de "cleave" c'est-à-dire "cliver"). Le club était convivial, un endroit de repos et de confort où le réseautage pouvait s'effectuer sans la présence dérangeante des femmes (une présence qui venaient avec un sens d'obligation qui allait à l'encontre de la culture du réseautage).
C'était un lieu de désirs homosociaux et hétérosexuels, les seconds servant d'écran aux premiers, et les deux prenant appui et reproduisant une homophobie qui est le paravent et l'expression de la misogynie.
Il y a un lien direct entre les clubs privés anglais et les diverses fraternités et sociétés secrètes et moins secrètes présentes dans nos sociétés. La culture du club reste ainsi actuelle – qu'on pense aux réseaux sociaux (Facebook, Instagram...) et aux divers clubs créés par les commerces. Mais ce qui reste tout aussi actuel, c'est la ségrégation qui les accompagne.
M.D. : Si les clubs privés à l'ère victorienne ont fait de Londres une ville masculine, un "monstre" pour reprendre le mot de l'écrivaine Flora Tristan qui s'est travestie en homme pour pouvoir y avoir accès et critiquer la manière dont les clubs nourrissaient l'"immobilité de l'âme" et la fétichisation, il faut se demander ce que la culture des clubs conserve, aujourd'hui, de cet état de fait ? Comment ça participe d'un état général de non-mixité masculine, grandiose demeure aux plafonds de verre multiples ?
Ces clubs, en ligne directe des écoles privées pour garçons issus de familles riches, étaient la contrepartie de l'espace domestique, une autre demeure, en somme, comme le seront plus tard les Playboy Mansions et la garçonnière, les frat houses américaines, le garage de la maison de banlieue ou la man cave, les pubs, tavernes, bars, terrains de sports et vestiaires, etc.
C'est à la création d'une identité collective masculine que participent les clubs privés anglais. Ces clubs s'inventent de façon défensive. Ils viennent calmer l'angoisse que suscite la place des femmes et la montée du mouvement des suffragettes qui menace ce château qu'est la demeure des hommes.
Ce qui dérange, c'est peut-être, justement, l'association des femmes entre elles dans le but d'être autre chose que des ornements (qui à la fin du 19e siècle avaient entrepris de créer leurs propres clubs), le fait que l'équilibre social, matrimonial, sexuel... soit menacé.
D'où le fait que les boys club ne sont pas seulement sexistes, mais profondément misogynes et antiféministes (comme en témoigne la ligue du LOL).
Le club tel qu'investi dans l'Angleterre du 19e siècle et tel qu'il survit, intra ou extra muros, dans nos sociétés actuelles est un des dispositifs par l'entremise desquels s'invente non seulement la masculinité, mais par le biais desquels s'invente et se maintient la dualité et la hiérarchie entre les sexes et tout ce qui l'accompagne et la soutient : la misogynie, l'homophobie, le racisme, le classisme... et toutes ces formes de discrimination qui ont pour effet d'exclure certains corps au profit des autres, de considérer certains humains plus humains que d'autres.
M.D : Cette affaire nous rappelle que les boys clubs existent bien aujourd'hui, qu'ils sont polymorphes, partout et souvent invisibles ou soustraits au regard. D'où l'importance des réseaux sociaux! Le boys club se nourrit d'anonymat, et cet anonymat collectif permet d'installer un pouvoir.
Cette affaire de la Ligue du LOL nous rappelle que les boys clubs, qu'il s'agisse d'un groupe de journalistes et d'influenceurs ou d'hommes politiques, est essentiellement violent : cette violence a à voir avec le souhait de garder "pour eux" le pouvoir, en excluant "les autres" de mille et une manières – intimidation, moquerie, insultes, menace, violence physique, violence sexuelle...
M.D : Le boys club est vraiment partout. On y est confrontées qu'on le veuille ou non. Ces regroupements masculins sont au coeur des organisations les plus diverses, du gouvernement aux industries, en passant par les banques, les universités, les écoles... Toute l'infrastructure sociale repose sur ce repli des hommes entre eux, le fait qu'ils se regardent les uns les autres, s'adressent les uns aux autres d'abord et avant tout et se protègent.
C'est comme ça depuis toujours, ça l'est encore aujourd'hui même si, on l'espère, les choses commencent à changer grâce à la montée des femmes dans l'échelle administrative (celles qui arrivent à briser le plafond de verre) et dans les structures gouvernementales.
M.D : Les dénonciations auxquelles on assiste sont clairement un moyen d'attaquer cette structure (les mises à pied des membres de la Ligue du LOL en sont un effet direct), dans la mesure où on dénonce ainsi non seulement des individus mais tout un système. Même chose avec #MeToo. Il faut d'abord pouvoir analyser la structure du boys club, c'est-à-dire la faire apparaître, la sortir de l'invisibilité. C'est là l'importance de la dénonciation.
Après, il faut travailler fort à essayer de percer ces structures pour y inventer une place – en dénoncer la misogynie, le racisme, le classisme... de manière à exiger une plus grande représentativité des populations, une réelle diversité.
Au final, ça demande que les groupes exclus soient des alliés – que les femmes soient solidaires pour sortir du "syndrome de la Schtroumfette", ce qui signifie refuser un système où on élit une seule femme à l'intérieur du boys club, manière de jeter de la poudre aux yeux et de faire croire à l'absence de sexisme alors que ce n'est pas le cas. Manière aussi de reconduire ce qui est au coeur du boys club : tous ensemble autour d'une proie, d'un objet à désirer ou haïr collectivement, et à s'échanger.
M.D : La complicité des hommes fait partie intégrante du boys club. Qu'ils agissent ou non directement, dès qu'ils sont au courant, ils sont complices. C'est là une des dimensions importantes des mouvements de dénonciation – faire entendre à ceux qui se tiennent à côté qu'en fait ils sont tout autant au centre de la structure. Et que pour se montrer comme véritablement à l'extérieur du boy's club, ils doivent refuser de participer, dénoncer eux-mêmes, et ainsi sacrifier un certain nombre de privilèges.
M.D : "Time will tell", comme on dit en anglais. Mais je l'espère.
Ceci dit, ça risque de ne représenter qu'une petite étape, un bref moment. La lutte contre le boys club (qui sous-tend le patriarcat ou la domination masculine) est longue et ardue. Elle dure depuis des siècles, en vérité !