"On m'a dit que je n'avais pas vraiment accouché" : quand césarienne rime avec culpabilité

Publié le Vendredi 19 Mars 2021
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
"On m'a dit que je n'avais pas vraiment accouché" : quand césarienne rime avec culpabilité
"On m'a dit que je n'avais pas vraiment accouché" : quand césarienne rime avec culpabilité
Les femmes qui ont accouché par césarienne témoignent fréquemment d'une certaine culpabilité. Un sentiment causé par l'impression de n'avoir pas "vraiment" donné la vie, ou par les réflexions critiques et injustifiées de l'entourage. Enquête autour d'un phénomène toxique.
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En France, et depuis une dizaine d'années, 20 % des accouchements sont réalisés par césarienne, soit une femme sur cinq qui donne la vie par ce biais. Une procédure courante, généralement pratiquée lors d'une indication médicale pour la mère ou le foetus, en cas d'urgence lorsque le travail n'est pas assez rapide, ou dans d'autres, plus rares, suite au choix de la parturiente.

Mais si l'opération est maîtrisée par les obstétricien·ne·s qui s'y attèlent, elle ne vient toutefois pas sans risques, physiques comme psychologiques. Au-delà des effets de l'intervention chirurgicale sur leur corps, nombreuses sont les femmes qui témoignent d'un sentiment de culpabilité lié à ce type de naissance. Certaines allant même jusqu'à estimer qu'elles n'ont pas "vraiment" accouché, puisqu'elles n'ont pas "poussé". Et à en souffrir terriblement.

Ce mode de pensée semble avoir plusieurs origines : l'impression de ne disposer d'aucun rôle dans la venue au monde de leur enfant, de n'avoir pas "réussi" à donner la vie comme la nature le dicterait, mais aussi une pression culturelle et sociale nocive qui prend source dans le mythe archaïque de la "bonne mère", de la "mère sacrificielle" ("tu enfanteras dans la douleur" et autres injonctions ancestrales), et se traduit par des réflexions constantes de la part de leur entourage. Voire même, de soignant·e·s.

On a voulu en savoir davantage sur cette "honte" ressentie par trop de jeunes mamans, et pour cela, donner la parole à plusieurs d'entre elles, ainsi qu'à des expert·e·s qui étudient le sujet et opèrent en première ligne. Une façon, surtout, de disséquer pourquoi il est essentiel de s'en affranchir prestement.

Une "crainte d'être un échec"

En France, 20 % des accouchements se font par césarienne.
En France, 20 % des accouchements se font par césarienne.

Alice a 36 ans et a accouché deux fois par césarienne. Lors de la première, elle à 27 ans et habite en France. A l'époque, sa poche des eaux se rompt à 35 semaines de grossesse. Deux jours après son arrivée à la maternité, alors qu'aucune contraction n'est à déclarer, elle fait ce qu'on appelle une procidence du cordon. Une descente pathologique du cordon ombilical avant la tête du foetus qui, si elle reste extrêmement rare, peut s'avérer très dangereuse pour le bébé. Elle est emmenée en urgence au bloc, et seulement 13 minutes après avoir averti les infirmières, son fils naît.

Il est un "petit miraculé" pour l'équipe de soignant·e·s, son accouchement un "cas de succès". Elle, le vit comme "choc", un "traumatisme". "Je m'en suis beaucoup voulu, j'avais vraiment cette sensation de ne pas avoir accouché. En plus, j'étais totalement endormie donc c'était un peu triple peine. Aucun moyen de raconter la rencontre [censée être] si 'magique'".

La deuxième fois, elle a 33 ans. Il s'agit à ce moment-là d'une césarienne choisie et justifiée par l'issue de sa première grossesse, pratiquée en Angleterre. Un pays connu, rappelle-t-elle, pour ses accouchements très peu médicalisés. Une naissance beaucoup mieux vécue que 6 ans auparavant, puisque programmée et préparée en amont, et synonyme, pour elle, de moins de risques. "On peut dire que ces deux expériences on été chacune pleines de rebondissements à leur manière, et teintées de la vision extrêmement différente de chaque pays sur l'accouchement", nous confie Alice. "Mais avec un point commun : la césarienne, et cette culpabilité que l'on traine telle un boulet."

Ce sentiment toxique dont elle peine à se défaire, explique-t-elle, est très lié "aux questions que l'on vous pose après l'accouchement. 'Ça s'est bien passé ?', 'Tu as accouché 'naturellement' ?'" Autant de réflexions qui pèsent sur sa conscience, à tel point qu'elles manquent d'influencer sa décision pour la venue au monde de sa cadette.

"Au moment de la décision pour mon deuxième accouchement, j'ai vraiment hésité jusqu'au bout. Je savais que j'avais peur de l'accouchement naturel. Je me disais : 'Et si je revivais la même chose que pour le premier ?' Mais le regard des autres et cette crainte d'être un échec si je n'accouchais pas par voie basse, c'était difficile". Elle finira par rétorquer à son entourage oppressant qu'on (sous-entendu le corps médical) lui a dit d'accoucher par césarienne. "Ainsi, j'arrêtais tout débat".

Quand le choix ressemble à un combat

Quand césarienne rime avec culpabilité.
Quand césarienne rime avec culpabilité.

Cette pression, Lilia, 33 ans, ne la connaît elle aussi que trop bien. Son histoire est semblable à celle d'Alice, puisque la jeune femme a également eu recours à deux césariennes. Une en urgence, à 26 ans, lorsqu'à J+3 du terme, après huit heures en salle de travail et plusieurs techniques de déclenchement, les contractions ne démarrent pas. Et une par choix, à 31 ans. Comme pour Alice, les commentaires de son entourage sont nombreux et peu bienveillants. "J'ai eu pas mal de remarques comme quoi je n'avais pas vraiment accouché, que l'accouchement, le vrai, se fait dans la douleur et que c'est ça qui forge le lien mère-enfant", nous raconte-t-elle.

Résultat : de véritables conséquences psychologiques à cette culpabilisation se font ressentir. "J'ai mis un peu de temps à accepter le fait d'avoir voulu cette césarienne sans l'admettre, alors que tout le monde me rabâchait que c'était 'dommage'. On ne cessait de m'affirmer qu'un 'vrai accouchement', ce n'était pas ça, que je ferai mieux la prochaine fois." Pire, on met sur le dos de cette "diabolique césarienne" les "retards de langage et un comportement assez explosif" de son fils, qui vient par ailleurs d'être diagnostiqué HPI (haut potentiel intellectuel) et TDAH (trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité).

La "prochaine fois" justement, lorsqu'elle accouche de nouveau par césarienne, Lilia reconnaît l'"immense soulagement" que cela a été. Pourtant, chacune de ses expériences se voit entachée par une maltraitance médicale et obstétricale bouleversante.

Pour son aîné, bien que tous les moyens aient été mis en oeuvre pour parvenir à une naissance par voie basse, rien n'y fait. Et c'est Lilia qui en paie les frais. "J'avais tellement peur d'accoucher par voie basse que je réussissais à tout bloquer, mon col s'est à peine dilaté durant ces 3 jours. J'ai demandé plusieurs fois (assez timidement) une césarienne, mais on me l'a refusée en me disant que je DEVAIS accoucher normalement. Puis, les soignant·e·s se sont rendu·e·s à l'évidence après m'avoir percé la poche des eaux : le travail ne viendrait pas."

Elle livre alors un récit glaçant, emprunt d'une grossophobie crasse : "Ça s'est très mal passé, la péridurale ne fonctionnant pas correctement. Ils m'ont répété que c'était de ma faute, je n'avais qu'à pas être si grosse - je suis en obésité de type 2. Ils ont tranché dans le vif et ont dû me faire une anesthésie générale d'urgence. J'en garde peu de souvenirs mais j'en fais quelques fois des cauchemars. Le personnel m'a par la suite beaucoup blâmée de ne pas avoir accouché normalement, qu'à cause de moi, ça avait été le bazar."

Quatre ans plus tard, pour son second, elle tombe de nouveau sur une sage-femme peu encline à écouter sa peur de la naissance dite "naturelle". "Elle m'a culpabilisée, m'a traitée d'égoïste, m'a dit que plein de femmes subissaient des épisiotomies et qu'elles n'en mouraient pas... mais j'ai tenu bon. Je n'accoucherai pas par voie basse, un point c'est tout. Ma famille aussi m'a beaucoup culpabilisée, en me disant que c'était puéril, que je faisais un caprice. Finalement, la sage-femme a négocié ma césarienne avec l'équipe médicale en leur disant que j'avais été violée et que j'étais mentalement instable. C'était totalement faux, mais elle préférait croire ça plutôt que d'admettre qu'on puisse avoir une peur monstrueuse de se faire couper ou déchirer la vulve durant l'accouchement."

Pour elle, c'est inévitable, les équipes médicales doivent absolument se remettre en question pour espérer une meilleure relation soignant-soigné.

La césarienne, considérée comme une "déviance" ?

De l'importance d'écouter la volonté des femmes.
De l'importance d'écouter la volonté des femmes.

L'opposition plus ou moins ferme à la césarienne exprimée par certain·e·s soignant·e·s en dépit de la demande des patientes, Clémence Schantz, sage-femme et docteure en sociologie qui a co-réalisé le projet de recherche CESARIA (dont l'objectif était d'identifier les déterminants socio-démographiques de la pratique de la césarienne en France, au Cambodge, au Viêt-Nam, au Bénin et au Mali), l'explique entre autres par le fait qu'en France, la césarienne est considérée comme une "déviance" à l'accouchement "normal".

Dans un article intitulé Dépasser la tension éthique de la césarienne sur demande maternelle, et rédigé en collaboration avec Marie Lhotte et Anne-Charlotte Pantelias, elle analyse la façon dont la perception de la pratique, parfois même intériorisée par les patientes, influe sur les options qui s'offrent aux mères.

"La majorité des femmes et des sages-femmes partagent une vision de l'accouchement comme 'naturel' et considèrent la demande de césarienne comme relevant de la déviance. Lorsqu'elle est formulée, cette demande place les sages-femmes dans une situation de tension éthique. D'une part, les sages-femmes souhaitent orienter les femmes vers l'accouchement par voie basse qu'elles considèrent comme étant la norme, et ce choix incarne les principes éthiques de bienfaisance et de non-malfaisance. D'autre part, les sages-femmes expriment vouloir respecter le choix et la liberté des patientes, illustrant le principe éthique de respect de l'autonomie."

"Malgré cela", poursuit l'étude, "lorsque les sages-femmes sont confrontées à une demande de césarienne, elles ne peuvent la considérer pleinement comme l'expression d'autonomie d'une femme : elles ont tendance à 'pathologiser' cette préférence qui relève de la déviance, considérant qu'elle ne peut être que l'expression d'un traumatisme antérieur. Cette vision est partagée par la majorité des femmes, contribuant à la rendre inexprimable."

De la nécessité d'exprimer librement sa volonté

Lorsqu'on la contacte par téléphone, Clémence Schantz prévient : une césarienne est une intervention médicale lourde qui n'est pas anodine, et qui comporte des risques réels à ne pas prendre à la légère. Elle insiste cependant sur le besoin indispensable pour les femmes de pouvoir exprimer librement leur choix auprès des professionnel·le·s de santé, sans être jugées. Et l'affirme : en France, "il y a une forte stigmatisation" autour de la procédure.

Un fait particulièrement culturel qu'on ne remarque pas partout dans le monde, puisqu'aux Etats-Unis ou dans certains pays d'Asie comme le Cambodge par exemple, où elle a réalisé sa thèse, les chiffres sont tout autres : quasi un tiers des femmes y accouchent par ce biais. "Dès qu'on décentre le regard, ça permet de remettre les choses en question", lance la chercheuse.

Comment explique-t-on cet écart ? D'une part, par la vision de l'accouchement "naturel" considéré comme une norme sociétale dans notre pays, de laquelle il semble difficile de se départir (une norme possiblement renforcée par les mouvements actuels qui prônent les naissances naturelles, au risque, quelques fois, de créer de nouvelles injonctions). D'un autre, par l'éternel (et dangereux) mythe de la "mère sacrificielle".

"Je pense que la France, comme dans beaucoup de pays, on s'accroche encore beaucoup trop à l'image de la mère qui souffre et qui se sacrifie pour ses enfants. On sacralise cette souffrance, sans laquelle on ne nous reconnaît pas le statut de mère", observe Lilia. "Tant qu'il y aura cette sacralisation de la douleur et du sacrifice de la mère- et de la femme en général-, on aura des personnes pour affirmer qu'une césarienne n'est pas 'un vrai accouchement'.".

Clémence Schantz reprend : "C'est comme le fait de ne pas vouloir allaiter. Il y a encore, dans notre société, cette vision de la femme qui s'épanouit par la maternité, et sa vie doit tourner autour de ça", déplore-t-elle. "Dans une autre étude que j'ai menée à ce sujet, parmi les femmes interrogées qui ont accouché par voie basse, 94 % s'estiment satisfaites de leur accouchement. Pour celles qui donnent la vie par césarienne, le taux est bien plus bas, avec seulement 24 % des interrogées à témoigner d'une expérience positive."

"Cette norme et ce jugement de la société ont donc des répercussions très fortes sur elles et l'image qu'elles ont d'elles-mêmes. Un phénomène qui les rend également plus à risques de dépression post-partum, de subir des difficultés dans leur relation avec leur enfant, dans leur couple, ou avec leur famille." Un constat sur lequel plusieurs professionnel·le·s de santé souhaitent ardemment travailler.

Retrouver un rôle pour mieux vivre sa césarienne

Avoir "les petits moments de bonheur de la voie naturelle", même par césarienne.
Avoir "les petits moments de bonheur de la voie naturelle", même par césarienne.

Au-delà du regard des autres, c'est celui que l'on porte parfois sur soi, qui peut s'avérer facteur de souffrances profondes aux conséquences multiples. Gynécologue-obstétricien à la Pitié-Salpêtrière, à Paris, Pr Jacky Nizard nous décrit justement la culpabilité intériorisée de certaines de ses patientes, et les dégâts psychologiques qu'elle implique.

"Après une césarienne, certaines parturientes ont l'impression qu'elles n'ont pas accouché, qu'on a fait sortir leur enfant, qu'elles n'ont rien fait. Voire même, qu'on a pu leur voler leur accouchement, et le vivent plutôt mal. C'est un sentiment qui influe sur le post-partum, sur le vécu en général et ce, même à long terme. C'est pourquoi, en tant que professionnels, il est nécessaire d'arriver à trouver des solutions pour qu'elles se sentent mieux. Il faut permettre à ces patientes de mieux vivre la césarienne."

Pour ce faire, il co-crée en 2018, avec l'équipe médicale de la maternité, le protocole Happy César, "où le couple est remis au centre de la naissance". Un procédé qui permet aux parents de "mettre au monde leur enfant, même en cas de césarienne", explique le spécialiste. Et qui proscrit fermement l'attachement au lit des bras de la femme, comme il est encore le cas dans d'autres hôpitaux.

"Le principe est que le couple soit ensemble le plus souvent possible. Quand la mère entre au bloc avec son conjoint, puis à travers toutes les étapes. Au moment de la naissance par exemple, on baisse le champ opératoire de façon à ce qu'elle puisse voir le bébé. Elle pousse pour le faire naitre, le papa coupe le cordon, la sage-femme lui permet de faire du peau à peau. On retrouve les petits moments de plaisir et de bonheur de l'accouchement par voie naturelle, même s'il s'agit d'une césarienne".

Bien sûr, par temps de Covid, Happy César a été mis à mal. Mais les premiers retours sont "miraculeux". "Les femmes le disent : j'ai donné naissance, même par césarienne. Et c'est exactement le but", précise Jacky Nizard. "Que ce soit leur accouchement et que nous soyons là uniquement pour les accompagner dans ce moment comme pendant l'accouchement par voie naturelle. Il est extrêmement important de remettre le couple au centre du soin, de le rendre acteur, de lui donner le droit de choisir quand il y a un choix à faire, de le faire prendre part aux décisions".

Au sujet de la césarienne de choix, il explique qu'elle est rare mais pratiquée et tout à fait acceptée dans son service, "lorsque la mère a bien compris les enjeux". "La césarienne comporte un peu plus de risques d'infection et d'hémorragie, la convalescence est également plus compliquée. Et puis, il y a une hypothèque pour les grossesses d'après. Ce n'est pas anodin".

D'ailleurs, il explique que le taux stable de la France, et le fait que le pays se situe dans le tiers des nations européennes à en pratiquer le moins, est un bon indicateur. "C'est le reflet d'un bon système de santé. Un taux raisonnable qui remplit son rôle de protéger maman et bébé, [et qui traduit] une bonne réflexion sur ce qui est utile et bien pour la patiente". Mais il l'assure : à la maternité de la Pitié-Salpêtrière, la décision de la mère demeure écoutée et lorsque possible, respectée.

Pour avoir à plusieurs reprises entendu cet argument, on lui demande : y a-t-il un lien plus fort entre la mère et le bébé lorsque la naissance est "naturelle" ? "Non, ce n'est pas l'accouchement qui joue, mais plutôt l'environnement". Comprendre que, peu importe comment vient au monde un enfant, ce qui compte c'est que la parturiente se sente bien. Ce à quoi il oeuvre au quotidien, soulignant le caractère essentiel de ces projets "bienveillants", "positifs". "C'est de la bientraitance, et cela traduit aussi le plaisir de s'occuper des gens, et de faire avancer la médecine. On y travaille sans relâche. Il faut du temps, mais on y croit", conclut-il.

De leurs côtés, Alice et Lilia souhaitent finir sur un message nécessaire. Celui d'assurer que "tous les accouchements sont des vrais", et qu'accoucher par césarienne revient à "donner la vie autant que n'importe quelle naissance". Des mots qui, sans aucun doute, sauront trouver destinataires.