Pourquoi il faut lire "Mes ancêtres les Gauloises", ce livre d'Histoire génial et féministe

Publié le Jeudi 05 Septembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Gravure - Les femmes à la Belle Epoque.
Gravure - Les femmes à la Belle Epoque.
Loin, très loin des "Gaulois" piteusement loués par Nicolas Sarkozy, "Mes ancêtres les Gauloises : une autobiographie de la France" est une réjouissante réappropriation du "roman national" dont l'on nous rabat les esgourdes. A l'heure de tous les extrêmes, l'autrice Elise Thiébaut retrace une certaine histoire de France à grands coups de figures féminines révolutionnaires.
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Difficile d'entendre les mots "roman national" ou "civilisation" sans penser aux saillies racistes, discours de division et autres digressions émaillées de "grand remplacement", déballées d'un ton alarmiste par quelques Gargamel en manque de plateaux-télé. Heureusement, à l'heure où le rapport des Français à leur passé est synonyme d'enfermement et d'exclusion, Elise Thiébaut nous revient avec un essai aussi personnel que pluriel, sorte "d'espace d'autobiographie collectif et partagé". L'autrice de Ceci est mon sang narre dans Mes ancêtres les gauloises les petites histoires des femmes qui constituent sa "lignée" pour mieux raconter la grande, d'Histoire. Celle d'un pays et des symboles, fantasmes et non-dits qui le constituent.

Non sans amour, Elise Thiébaut ressort alors ses albums de famille aux couleurs sépias et décoche quelques portraits de femmes des plus truculents. Des anonymes attachantes qui, suivant les siècles, renvoient aux maux de leur société : conflits internationaux, colonisation, violence masculine, discriminations diverses. Surtout, en remontant cette généalogie comme on le ferait d'une liane, l'autrice nous démontre que la violence patriarcale est, depuis bien trop longtemps déjà, une violence patrimoniale. Une idée puissante, qui fait de cette "autobiographie de la France" un antidote à tous les Eric Zemmour du monde - et aux imbuvables logorrhées "patriotes" qui inondent chaque jour nos timelines. Et si vous n'êtes toujours pas convaincu·e, voici trois raisons de décoller en librairie(s).

Pour contrer la violence patrimoniale

Après s'être livrée à des tests ADN, Elise Thiébaut se pose tout un tas de questions : qui tient les ficelles du "marché de la génétique" ? Quelle est donc sa plus ancienne ancêtre ? jusqu'où remontent ses origines françaises ? Et ce vertigineux voyage aussi factuel qu'introspectif la renvoie toujours aux "mâles du siècle" comme à leur violence. Exemple ? Rosalind Franklin. On doit à cette scientifique la première théorisation de l'ADN. Mais c'est à ses collègues Francis Crick et James Watson que tout le mérite est revenu - et le Prix Nobel avec. A l'origine-même de la conception de la mécanique génétique subsiste donc un fracassant "effet Matilda" - le fait de minorer l'apport des femmes scientifiques aux grandes découvertes de l'histoire.

Rosalind Franklin, à l'origine de l'ADN.
Rosalind Franklin, à l'origine de l'ADN.

Oui, qui dit patrimoine dit patriarcat. Dans La Bible, au sein du Livre de la Genèse, nous relate encore l'autrice, il est fait mention des descendants d'Adam et Eve. Mais des descendants seulement : les descendantes peuvent encore aller manger des pommes. Du rapt identitaire de trente-mille bébés en Espagne, de 1940 à 1980, retirés de leur famille pour être confiés à des familles franquistes, aux avortements forcés pratiqués à l'île de la Réunion dans les années 70, les "liens du sang" portent bien leur nom et traduisent toujours une forme de domination.

"La mémoire, les origines et l'identité sont depuis longtemps un outil d'oppression patriarcale, de la réappropriation de la généalogie à l'assignation de l'autre à une identité. Notre mémoire, tout comme la science du corps féminin, a été subtilisée par le pouvoir patriarcal", nous explique Elise Thiébaut au téléphone.

Pour (re)découvrir mille femmes inspirantes

Raison de plus pour se le réapproprier ! Car Mes ancêtres les gauloises, c'est cela : le désir de reprendre en mains une histoire (ré)écrite depuis trop longtemps par les hommes. L'occasion d'envoyer valdinguer bon nombre de mythes "so french" aux racines tenaces. Celui de la séduction à la française par exemple, et de toutes les stratégies de manipulation qui s'y rattachent. Aux Don Juan de pacotille, Elise Thiébaut privilégie ces femmes que l'époque a préféré rejeter, renier, oublier. En s'attardant par exemple sur son arrière-grand mère, elle relate la haine dont font l'objet ces figures marginales et pourtant centrales à notre patrimoine : les courtisanes. A l'heure où slut-shaming et hantise des "filles faciles" enveniment les débats, lire ses évocations des "cocottes et grisettes" n'en est que plus délectable.

Les Amazones, figures fières et "empouvoirantes".
Les Amazones, figures fières et "empouvoirantes".

"J'aime l'idée de faire honneur à ces femmes qui ont simplement osé être elles-mêmes, avec leur esprit frondeur, tête brûlée, fantaisiste, ce côté "en dehors des clous", "pas dans les règles", inconvenant et non-conforme", nous dit l'autrice. Et parmi celles-ci, une icône, aussi fantasmée qu'incomprise : l'Amazone. L'Amazone est cette femme aux mille visages, aussi bien présente dans la mythologie grecque - et ces divinités - qu'à l'ère moderne (des prostituées aux révolutionnaires). Pour l'autrice, elle a tout d'un role model sororal. Soient des femmes libres aux coutumes ancestrales, vivant en communauté, affublées d'attributs guerriers et ornées de coiffes "qui évoquent tantôt le bonnet phrygien, tantôt le chapeau pointu des sorcières". Elles pratiquent la chasse, la cueillette et la danse. Et le pouvoir de fascination qu'elles exercent ferait trembler plus d'un mâle alpha.

"J'avais envie d'évoquer ces traces du passé car je trouve qu'elles sont "empouvoirantes". J'aime donner des outils de libération et d'émancipation, à moi-même d'abord et aux lectrices", détaille l'autrice. Et pour cause : comme héritières potentielles des Amazones, elle désigne les Femen, celles qui se dressent, la poitrine nue, face à leurs oppresseurs. Guerrières, sorcières, courtisanes, constituent mille et une féminités inspirantes.

Pour sa puissance écoféministe

Greta Thunberg, nouvel espoir d'une génération éveillée.
Greta Thunberg, nouvel espoir d'une génération éveillée.

Mais les souvenirs que l'autrice brassent ne l'embourbent jamais dans une nostalgie délirante - contrairement à certains adeptes du "c'était mieux avant". Non, c'est au contraire le regard tourné vers l'avenir qu'Élise Thiébaut redonne vie à ses Gauloises. Car à quoi bon être obsédé·e par le passé si l'on se désintéresse des enjeux climatiques qui nous condamnent ? S'accrocher à ses "branches" et à ses "racines" en réfutant la mort de "Mère Nature" ? A l'heure où l'Amazonie est en flammes, cette "autobiographie de la France" secoue les idées fixes des adeptes d'une "France de souche" à force d'écoféminisme.

"Mes ancêtres les gauloises" d'Elise Thiébaut.
"Mes ancêtres les gauloises" d'Elise Thiébaut.

"Je me demande ce qui va nous remplacer quand tout aura disparu", déplore à ce titre l'autrice face aux désastres ambiants - pollutions industrielles, aliments cancérigènes, nuées de déchets défigurant les océans. Alors que bien des relecteurs de l'Histoire nationale nourrissent une forme d'éco-scepticisme (dangereusement) décomplexé, Elise Thiébaut rappelle que généalogie et écologie n'ont rien d'une liaison interdite, bien au contraire.

Interrogée par Terrafemina, l'autrice loue l'importance des livres de Françoise d'Eaubonne, à qui l'on doit le bien nommé Le féminisme ou la mort (meilleur titre ever). Une grande oubliée de l'Histoire et pourtant "première penseuse de l'écoféminisme en France", dont les réflexions, "sur la pollution, la surpopulation et le péril écologique" n'ont jamais été aussi actuelles.

En ce sens, les pages qu'Elise Thiébaut consacre à l'état de la planète nous évoquent les espoirs de demain : ces "jeunes pour le climat" qui, de Greta Thunberg à Anuna de Wever, sont bien les seules à protéger ces racines que l'on malmène. Jeunes femmes éloquentes, engagées, et pourtant aussi violentées que leurs ancêtres... Est-ce à dire que l'Histoire se répète ? Spoiler alert : malheureusement, oui. Raison de plus pour la changer.

Mes ancêtres les gauloises : une autobiographie de la France, par Elise Thiébaut.
Editions La Découverte, 265 pages.

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