Culture
Les soeurs Wachowski sont de grandes cinéastes féministes (et voici pourquoi)
Publié le 3 octobre 2019 à 18:02
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Un essai des plus stimulants revient sur le sens profondément "émancipatoire" des autrices de "Matrix" et "Sense 8". L'occasion de célébrer la dimension empouvoirante de leur art.
Trinity, icône badass de Matrix Trinity, icône badass de Matrix© Warner Bros
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"Ils seront toujours nécessaires ceux qui indiquent aux peuples ce qui les rapproche par-delà ce qui les divise". Ce sont ces mots du romancier viennois Stefan Zweig (Vingt-quatre heures de la vie d'une femme) qui introduisent Lilly et Lana Wachowski : la grande émancipation (éditions Playlist Society). Une formule à la force toute politique qui annonce la couleur. Car dans cet essai d'à peine cent pages, Erwan Desbois retrace avec enthousiasme et modernité les convictions des cinéastes à qui nous devons quelques-unes des plus belles pièces de la pop culture, de la trilogie Matrix à la série Sense 8. Une lecture idéale à l'aune de Matrix 4, projet ambitieux qui suscite la plus vive perplexité.

Il y a quelques années encore, la transition de genre opérée en 2010 par Lana et en 2016 par Lilly Wachowski semblait bouleverser journalistes et public. Or, l'analyse percutante d'Erwan Desbois nous démontre à quel point leurs blockbusters, loin de cacher ce que l'on ne saurait voir, n'ont jamais cessé de refléter les doutes et certitudes de ces soeurs prodigieuses. Quêtes d'identité et de liberté, déboulonnant les genres (cinématographiques, mais pas que !) et les constructions sociales, leurs oeuvres disent déjà tout.

Des histoires personnelles, donc, mais également engagées, empouvoirantes, féministes... Si si. Et si vous doutiez encore de toutes ces choses, l'auteur Lilly et Lana Wachowski : la grande émancipation vous explique tout.

Bound, la première libération
"Bound", thriller lesbien et féministe. © Dino De Laurentiis Company

Le focus d'Erwan Desbois : "Leur premier long-métrage, le film noir Bound est une charge contre le patriarcat. Chose rare, c'est une romance lesbienne hollywoodienne qui n'est jamais parasitée par le moindre "male gaze", ce regard (et ce désir) masculin qui pèse trop souvent sur ce genre d'histoires. D'ailleurs, il y a bien LA scène de sexe tant attendue par le spectateur, mais elle arrive très tôt. Ce qui fait que l'on peut immédiatement passer à autre chose ! C'est comme si les Wachowski se débarrassaient au plus vite de ce passage obligé souhaité par les producteurs.

De plus, cette séquence charnelle est importante dans le récit des deux protagonistes, Violet (Jennifer Tilly) et Corky (Gina Gershon), car elle cristallise leur relation. Elles font l'amour pour elles, pas pour le public ! Et ce dernier va épouser leur vision du monde. A travers ce duo féminin, les Wachowski mettent en scène une première "grande libération" : ces femmes vont s'émanciper d'une autorité patriarcale répressive, mais également des contraintes capitalistes qui tournent autour de cette autorité. Elles sont prises au piège car elles n'ont pas d'argent, et cela les met au service des hommes, pour trois fois rien. Elles vont donc se battre ensemble pour se libérer de toutes leurs chaînes.

Ce combat, c'est aussi l'histoire de Matrix. La ligne était tracée dès le départ. C'est comme si chaque film ajoutait une brique supplémentaire au même discours, à un niveau de plus en plus vertigineux"

L'oeil de Terrafemina : Plus les années passent et plus la dimension militante de Bound, "néo-noir" célébré par la communauté lesbienne, devient l'évidence-même. La preuve ? Entertainment Weekly a récemment révélé que cet exercice de style aux six millions de dollars de budget, préparant le terrain pour le projet Matrix, aurait très bien pu ne pas voir le jour. L'actrice Jennifer Tilly détaille au magazine américain qu'à l'époque, un studio avait offert aux Wachowski "un plus gros budget pour faire de l'héroïne principale un homme". Ben voyons.

Les Wachowski ont évidemment refusé, quitte à risquer des conditions de tournage beaucoup moins confortables. Cette détermination a fait dire à la comédienne que leur love-story LGBTQ aux couleurs nocturnes "reformait le genre" du polar. Lui donnait un nouveau corps. A raison.

Trinity, une femme badass pas comme les autres
Trinity, icône badass de la trilogie "Matrix". © Warner Bros

Le focus d'Erwan Desbois : "Dès le premier volet de la trilogie Matrix (1999), le personnage de Trinity, incarné par Carrie-Anne Moss, dénote par rapport à la façon dont l'industrie fantasme les héroïnes 'badass'. Certes, avec ces blockbusters, on reste dans des codes très hollywoodiens (comme le démontrent la grande scène de guerre de Matrix Revolutions par exemple, où cet éternel motif de l'héroïne sacrifiée). Mais il ne faut pas oublier que c'est Trinity qui ressuscite Néo (Keanu Reeves). D'emblée, elle existe par elle-même, autant qu'un protagoniste masculin. Elle est émancipée en tant qu'individu. En cela, Trinity est un écho lointain aux héroïnes de Bound. C'est-à-dire qu'elle connaît sa place dans la société qu'elle investit, sans qu'un homme lui dise jamais quoi faire.

Cependant, Trinity n'est pas Lara Croft ! Elle ne s'inscrit pas dans une démarche individuelle d'opposition. Simplement, elle est l'égale de Morpheus et Néo, leur "alliée". Cela prouve bien que les Wachowski, les femmes sont égales aux hommes. D'ailleurs, dans Matrix, hommes et femmes sont vêtues des mêmes tenues, adoptent les mêmes codes vestimentaires. Il n'y pas de distinction genrée ou de sexualisation forcée des personnages féminins. C'est une démarche que les cinéastes ne cesseront jamais de poursuivre.

Dans un film comme Cloud Atlas, qu'importe le sexe ou le genre, chaque personnage a le même droit d'exister. Le point culminant de cette logique est évidemment leur série Sense 8 (sur Netflix), où les huit personnages ne sont finalement qu'une seule et même personne"

L'oeil de Terrafemina : Si la portée iconique de Trinity l'a volontiers dépassée, son interprète Carrie-Ann Moss n'a jamais caché son admiration sincère pour cette hacker girl emblématique. Il y a sept ans de cela, bien avant que ne soit annoncé un Matrix 4, la comédienne l'affirmait au site IGN : "Je ne jouerai jamais un autre personnage comme Trinity, par respect pour elle et par respect pour le film. Je n'incarnerai plus une fille vêtue de cuir qui porte des coups de pied dans les jambes de ses adversaires. Cela n'aurait aucun sens pour moi. Ce serait comme tricher". Preuve en est que cette héroïne indémodable est unique en son genre.

De beaux espoirs post-#MeToo
"Sense 8", une série ovniesque et libératrice. © Netflix

Le focus d'Erwan Desbois : "L'oeuvre des Wachowski fait d'autant plus sens après le mouvement #MeToo. Un segment du film Cloud Atlas nous renvoie directement à cette révolte : en 2144, les employées sur-exploitées du fast food "Papa Song", toutes de sexe féminin, finissent par contester l'ordre établi en clamant : "Je ne serai pas la victime d'abus criminels'. Dans Sense 8 également, le personnage de Kala décoche à son mari Rajan : 'Même si nous sommes mariés, mon corps m'appartient. Ce n'est pas une parcelle de terrain à acquérir et à labourer'.

Globalement, leurs créations nous parlent de luttes et de contraintes. Ce ne sont pas que des thématiques qui les obsèdent simplement : elles les touchent personnellement. De par leur changement de sexe, on peut très bien imaginer les problèmes et les réflexions auxquels elles ont pu être confrontées. Certaines de leurs oeuvres évoquent la manière dont des protagonistes blancs hétéronormées (comme ceux de Matrix et Sense 8) vont sortir des cases qu'on leur impose. Et par-là même, de leurs privilèges.

Mais pour ce faire, il faut lutter. Ce combat en vaut la peine car au bout, il y a la joie. C'est le message de Sense 8, qui se conclut sur une scène de célébration, comme s'il s'agissait du point final de toutes les luttes. Avec leurs films à grand spectacle, les Wachowski ne désirent que cela : réunir les gens. Cette union passe par la sexualité. Dans Bound et Sense 8, le sexe est une force purement positive et joyeuse. Comme la musique ! Quand les personnages de Sense 8 font l'amour, on a l'impression d'en revenir à avant les années-sida, comme si aucun nuage ne planait au dessus de cette sexualité libérée. C'est presque utopique."

L'oeil de Terrafemina : Cette révolte est féministe et sexuelle, mais pas seulement. Car comme le masque de V for Vendetta (superproduction scénarisée par les Wachowski), tout le monde la porte en soi. Dans son essai, Erwan Desbois met en évidence cette citation de Lilly et Lana Wachowski, interviewés par le magazine The New Yorker en 2012 : "L'expression "sortir du placard" est censée prendre une signification plus large que celle rattachée aux homosexuels. Nous pensons que les personnes gays et queer ne sont pas seules à vivre dans des placards. Tout le monde est dans cette situation. Nous avons tendance à nous enfermer dans ces boîtes, ces pièges".

Derrière cette évocation explicite du "coming-out", un beau message, s'appliquant autant aux figures de leur cinéma (de Néo à la clone Sonmi-451) qu'à leur audience : chaque voix a la possibilité de faire entendre sa contestation, personnelle et politique. En imaginant des univers où tout est lié (les personnages, leurs causes, leurs intrigues, leurs corps), les Wachowski font de chaque parole libérée la partie d'un tout, fort et vertigineux. Un bel espoir post-#MeToo s'il en est, résumé par cette tirade de Cloud Atlas : "Un océan n'est rien d'autre qu'une multitude de gouttes".

La révolution sera intersectionnelle
"Cloud Atlas", une cartographie intersectionnelle. © Anarchos Pictures

Le focus d'Erwan Desbois : "Leur cinéma puise sa source dans le courant de pensée intersectionnelle, qui s'est développé aux Etats-Unis dans les années 90. Selon ce courant, toutes les discriminations forment un tout indivisible : elles se nourrissent entre elles. De Matrix à Sense 8 en passant par Cloud Atlas, leurs oeuvres illustrent avec ludisme cette convergence des luttes. L'idée est la suivante : toutes les contraintes sont liées et nous devons les combattre en même temps. C'est pour cela que l'union est si importante. Cette idée d'intersectionnalité est très complexe. Et pourtant, les Wachowski la rendent 'pop' et limpide. Pour elles, il faut toujours se libérer de quelque chose. Du sexisme, du capitalisme, du racisme...

La révolte des minorités contre toutes les formes d'oppression, aux quatre coins du globe, sur 500 ans de différence, est le pitch-même de Cloud Atlas. Et c'est quelque chose qui fait sens dans l'industrie hollywoodienne actuelle. La façon qu'a trouvé le capitalisme de désamorcer les problématiques sociales est de toutes les traiter une par une. En produisant, comme c'est le cas aujourd'hui des grosses machines qui se disent 'girl power' par exemple, comme Captain Marvel. Or, leur film 'girl power', les Wachowski l'ont fait il y a plus de vingt ans déjà, et il s'appelle Bound !

Aujourd'hui, leur art n'est plus seulement féministe, il est devenu antiraciste, anticapitaliste. C'est comme si le fait d'avoir changé de genre leur avait permit d'être d'autant plus en adéquation avec ce qu'elles sont et leurs convictions, de faire sauter les barrières. Plus question d'individualiser les sujets et les personnes, comme le font trop souvent les films mainstream.

Et ces convictions militantes, elles les expriment par le ressenti : la musique et le montage, notamment. Par la sensualité aussi. Je pense à la grande scène de fête dans Matrix Reloaded. Ou au concept de Cloud Atlas : prendre de grands acteurs pour les métamorphoser au gré des genres, des âges et des races. Car chez les Wachowski, les idées partent du cerveau et sont directement exprimées par le coeur et par le corps"

L'oeil de Terrafemina : Les réflexions de Lilly et Lana Wachowski : la grande émancipation nous invitent à revisiter celles de Cáel M. Keegan, chercheur américain en sexualités et auteur de Lana and Lilly Wachowski: Sensing Transgender. Aux yeux de l'érudit, les "Wacho" proposent du cinéma "transgenre". Comprendre, un art "fluide", remettant en cause les constructions sociales et la binarité des genres. Peut-être sont-elles les seules cinéastes à le faire de façon si spectaculaire ?

Dans cette captivante entrevue accordée au pureplayer féministe Deuxième Page, Keegan nous explique non seulement que le parcours de Néo dans Matrix est le récit d'une transition ("La réalisation de l'identité, le changement de nom, la thérapie hormonale- la pilule rouge-, la chirurgie, et l'intégration dans un 'nouveau' corps et un nouveau genre") mais que l'oeuvre des cinéastes dans sa globalité témoigne parfaitement de l'expérience des personnes LGBTQ : "[être] dans un monde qui ne nous considère pas, une réalité qui n'est pas conçue pour nous, dans laquelle nous luttons pour donner un sens à ce qui est en nous, [où nous sommes] pris-e-s dans une contradiction [entre] ce qui est supposé être " réel ", défini par les autres [et] ce que nous ressentons intérieurement". Absolument vertigineux.

De la puissance féministe de Bound aux allégories "transgender" éparpillées dans Sense 8, le cinéma des Wachowski n'en finit pas d'éveiller les consciences et d'inspirer les militances. De quoi vibrer d'excitation à l'approche d'un quatrième Matrix dont l'on sait si peu de choses.

Lilly et Lana Wachowski, la grande émancipation
Un essai d'Erwan Desbois.

Editions Playlist Society, 90 p.

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