Rentrée littéraire 2012 : Yannick Grannec, « La déesse des petites victoires »

Publié le Lundi 03 Septembre 2012
Fanny Rivron
Par Fanny Rivron Journaliste
Rentrée littéraire 2012 : Yannick Grannec, « La déesse des petites victoires »
Rentrée littéraire 2012 : Yannick Grannec, « La déesse des petites victoires »
Dans cette photo : Adele
Dans « La déesse des petites victoires » (Éd. Anne Carrière), son premier roman, Yannick Grannec ressuscite le mathématicien Kurt Gödel, son épouse Adèle et leur histoire entre amour, génie et folie. Interview.
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Université de Princeton, 1980. Anna Roth, jeune documentaliste sans ambition, se voit confier la tâche de récupérer les archives de Kurt Gödel, le mathématicien le plus hermétique du XXe siècle, auteur du célèbre théorème d'incomplétude à l'âge de 25 ans et proche ami d’Einstein. Sa mission consiste à apprivoiser la veuve du grand homme, Adèle, une mégère notoire qui refuse de céder les documents d'une incommensurable valeur scientifique.

Tf : « La déesse des petites victoires » est un roman sur un mathématicien mais qui ne parle pas vraiment de mathématiques. Vous avez choisi de montrer Kurt Gödel sous un éclairage intime à travers les yeux de sa femme. Pourquoi ?

Yannick Grannec : « La Déesse des petites victoires » propose différents niveaux de lecture : un roman d'amour, la genèse d'une amitié, une épopée historique et scientifique. En l'occurrence, l'amour me sert de cheval de Troie : les mathématiques sont omniprésentes, mais elles vous prennent par surprise. L'idée était de faire partager ma propre passion amoureuse pour les sciences, sans lourdeur, en tissant les ponts naturels entre mathématiques, physique, philosophie et histoire ; entre les trajectoires individuelles et le destin collectif. Et quoi de mieux qu'une histoire d'amour pour emporter les plus mathématicohermétiques?

Tf : Le livre est centré sur l’amour-sacrifice d’Adèle la femme de Kurt Gödel. En parallèle on suit celles d’Anna. Ce roman était-il une façon d’interroger l’/les amour(s) ?

Y. G. : Anna et Adèle sont deux femmes en miroir; deux éducations, deux époques, deux personnalités opposées. Confrontée au même choix amoureux, la plus jeune empruntera-t-elle le même chemin douloureux et obscur? À chaque lecteur d'en rêver la réponse.

Tf : C’est aussi l’histoire de la naissance d’une amitié, fondée sur l’échange et la transmission entre Anna et Adèle

Y. G. : Adèle est une femme qui ne peut vivre que dans le don de soi, dans l'idée d'être « utile » à son homme. Après le décès de son mari, elle se laisse mourir. Anna est une jeune femme sans joie, dont l'existence confortable, sans être stimulante, a érodé l'instinct de vie. Les deux femmes vont se sauver mutuellement. Adèle transmettra cette joie et cette force qui lui ont permis de résister à un sombre destin?; Anna lui offrira ce cadeau inédit et précieux : l'écoute.

Tf : Sans Adèle, Kurt serait mort bien plus rapidement. Votre roman était-il aussi une façon de rendre hommage aux « personnes de l’ombre » qui accompagnent les génies de ce monde ?

Y. G. : Même si je suis fascinée par le génie d'un homme comme Kurt Gödel, il était impensable de construire un panégyrique unilatéral. À mon sens, il n'existe pas de hiérarchie entre les « surhommes » et les autres. Chaque être est un univers; chacun a une histoire à raconter. L’humanité est un système complexe d'interrelations et non une accumulation de destins dérisoires dont émergeraient, parfois, quelques individus hors-norme. Sans l'amour d'Adèle, la « faiblesse mentale » de Kurt l'aurait emporté sur son génie, bien avant qu'il n'éclaire le monde. C'est le bras d'Adèle qui tenait le flambeau.

Tf : Pouvez-vous nous en dire plus sur ce joli titre « La déesse des petites victoires » ?

Y. G. : Comme son ami Albert Einstein, Kurt Gödel était un « dieu » de l'Olympe scientifique. Ses « grandes victoires » dans la poursuite de la connaissance lui ont fait gagner la postérité. Les « petites » victoires appartiennent à Adèle : celle de faire survivre son anorexique mari un jour de plus, petite cuillère après petite cuillère; celle de planter un flamant rose kitsch dans son jardin de la petite ville snob de Princeton et de brailler : « et je vous emmerde ! » à la face de l'intelligentsia. Adèle, petite victoire après petite victoire, tient le cap et ne s'autorise pas la défaite.

Tf : « Tu devrais écrire un livre là-dessus, Anna. La destinée héroïque des pionniers de l’ère informatique. Gödel, Turing, von Neumann… », lance-t-on à Anna dans votre roman. Son personnage, c’est un peu votre double de papier ?

Y. G. : Je suis autant Anna qu'Adèle. Kurt que Leo… Je suis tous les personnages… et aucun. « La déesse des petites victoires » n'est en rien autobiographique, mais comme tout écrivain, j'utilise comme matière première mon ressenti et mes rencontres. Je récrée un semblant d'altérité, une véracité à partir d'un puzzle monstrueux dont les pièces appartiennent à d'autres. J'ai plaisir à animer mes « golems », tout en sachant très bien qu'ils sont loin de refléter la fascinante complexité des êtres que je tente d'incarner.

Tf : Vous avez travaillé à l’écriture de « La déesse des petites victoires » pendant quatre ans.  Avez-vous effectué un travail de documentation important pour construire les personnages de votre Kurt et de votre Adèle ?

Y. G. : Absolument! Et j'apprécie le « votre » de la question! « Mes » Kurt et Adèle sont nés « en creux ». Les biographies disponibles étaient principalement scientifiques et factuelles. Elles parlaient très peu de madame Gödel et en termes condescendants. Alors j'ai cherché, avec une seule question en tête : « Comment ce couple si dissemblable, le génie et la petite danseuse de cabaret, avait-il pu survivre 50 ans? » J'ai listé les personnages afférents, lu leurs biographies et leurs correspondances. Le roman se déroule sur presque un siècle, je me suis donc attelée à une chronologie détaillée, superposant les évènements de la vie personnelle des Gödel, les grands faits historiques, les découvertes scientifiques, jusqu'aux chansons à la mode et aux sorties de cinéma?! La plus grande difficulté était de comprendre certains sujets mathématiques ou physiques pour tenter de les vulgariser sans lourdeur. Quand je tirais un fil, un autre venait… Je me documentais sur le physicien Wolfgang Pauli et je tombais dans Jung. Je m'intéressais à la théorie du voyage dans le temps et je devais me plonger dans Kant... J'avoue que j'ai souffert de quelques bonnes migraines! Mais mon plus grand bonheur a été de voyager à Vienne et à Princeton. À Vienne, une vieille boutique de photographie, là où était établi le père photographe d'Adèle, m'a fait monter les larmes aux yeux. Devant la tombe commune des Gödel, au cimetière de Princeton, j'ai pleuré pour de bon. J'étais habitée par Adèle, elle me parlait la nuit, je n'avais, parfois, qu'à noter ses conseils à mon réveil…

Tf : « La déesse des petites victoires » est votre premier roman. Avez-vous une idée de ce que sera le deuxième ?

Y. G. : « Mag sein… ». « Ça se pourrait… », comme aurait dit « mon » Adèle.

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