"Les mâles du siècle", le film qui prend le pouls des masculinités après #MeToo

Publié le Vendredi 12 Mars 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Les mâles du siècle", le docu qui fait sortir les hommes de leur zone de confort.
"Les mâles du siècle", le docu qui fait sortir les hommes de leur zone de confort.
Avec leur documentaire "Les mâles du siècle", Laurent et Camille Froidevaux-Metterie témoignent de ce que le féminisme a fait (ou non) aux hommes. Et ce, en interrogeant diverses formes de masculinités. Mais pourquoi donc donner la parole à ces messieurs ?
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Ce que le féminisme a fait aux hommes... ou pas. C'est là le topo des Mâles du siècle, ambitieux documentaire à rattraper ici-même en VOD. Tout au long de cette minutieuse enquête, le réalisateur Laurent Metterie et la philosophe, professeure de sciences politiques et autrice Camille Froidevaux-Metterie (La révolution du féminin, Folio Essais, 2020) se sont attardés sur la situation des masculinités à l'ère des nouvelles révolutions féministes. Le mouvement #MeToo a-t-il réellement chamboulé la virilité ?

Une question intrigante, et qui génère une multitude de réponses, plus ou moins explicites, dans la bouche des hommes interrogés face caméra. Soumis à une pluralité de thématiques (répartition des tâches ménagères, sexualité, égalités professionnelles, libération de la parole féministe), ces interlocuteurs de tout âge délivrent un constat global en demi-teinte. En ressort cette impression que ces messieurs "font des efforts" (à la maison, pour s'exprimer, à la machine à café)... sans pour autant s'être émancipés de leur sexisme ordinaire.

C'est ce bilan nuancé, qui s'éprouve aussi bien par les phrases formulées que par les lapsus, pauses et silences, qui fait la qualité sociologique de ce documentaire polyphonique. Demeurent cependant au bout de l'introspection des doutes bien légitimes : les hommes ont-ils leur mot à dire sur les luttes féministes ? les interroger sert il vraiment le combat militant ? La parole masculine ne risque-t-elle pas de noyer celles qui importent vraiment ?

Autant de questions qui méritaient bien un échange avec sa co-instigatrice et conseillère scientifique.

Camille Froidevaux-Metterie et Laurent Metterie, auteurs du documentaire "Les mâles du siècle".
Camille Froidevaux-Metterie et Laurent Metterie, auteurs du documentaire "Les mâles du siècle".

Terrafemina : Quelle était la démarche initiale de ce documentaire ?

Camille Froidevaux-Metterie : L'idée n'était pas d'aller voir des hommes pour leur demander quoi que ce soit sur le féminisme ou les femmes, mais de partir du féminisme pour essayer de nous interroger sur ce qu'il avait produit (ou pas) sur les hommes.

Tout est parti d'un instant vécu. Laurent [Metterie, le réalisateur, ndlr] a été témoin d'une scène très sexiste dans un bar et n'est pas intervenu. Je lui ai alors demandé : "Pourquoi n'as-tu rien dit ?". C'est cette phrase qui a été à la source d'un questionnement plus global chez lui : pourquoi les hommes, même ceux qui "s'efforcent" d'être féministes, sont bien souvent incapables de mettre en oeuvre leurs convictions, dans l'espace public notamment ? En somme, comment est ce possible d'être à la fois sensible au féminisme et de ne pas le traduire par des actes au quotidien ?

De ce point de vue, nous pensions qu'en interrogeant plusieurs profils différents, nous pourrions observer une sorte de tournant générationnel – une génération d'hommes dont la prise de conscience serait plus forte. Ce tournant s'est avéré beaucoup plus récent que nous ne l'avions pensé : il ne concerne pas tant les hommes dans la trentaine, que ceux qui sont dans la vingtaine. C'est là qu'on repère principalement les effets concrets du féminisme sur les hommes.

Avec Les mâles du siècle, il ne s'agissait donc pas de donner la parole aux hommes, mais de la leur prendre. D'ailleurs, quand Laurent Metterie les a rencontrés, il n'a jamais dit en amont qu'il s'agissait d'un échange sur le féminisme. Ce n'est qu'à la fin de l'entretien qu'il posait une question explicite.

Nous avons mené une enquête sociologique, avec un guide d'entretien que j'ai élaboré en déroulant le fil chronologique des thématiques féministes (procréation, travail, famille, genre, sexualité...). Mené en face-à-face par Laurent, les entretiens duraient au moins une heure, ce qui nous a fourni un corpus d'une quarantaine d'heures.

D'ailleurs dans ce que vous dites (Ce que le féminisme produit (ou pas)"), c'est le "ou pas" qui résonne : bien des hommes interrogés n'échappent pas aux réflexes sexistes.

CFM : Oui, on voit chez beaucoup de ces hommes qu'ils s'efforcent de répondre dans le bon ton, mais qu'ils ne sont pas aussi exemplaires qu'ils le prétendent – leurs remarques, mais aussi leurs gestes et leurs silences en disent souvent bien long. Mais on observe tout de même une légère ouverture, un petit espoir qui se dessine, chez les plus jeunes notamment. C'est parce qu'il montre cela, que le documentaire peut selon nous permettre une prise de conscience. Il a d'abord été fait pour les hommes.

Certains d'entre eux, qui ont vu le documentaire, nous ont d'ailleurs dit qu'ils avaient parfois l'impression de se voir et de s'entendre... et que ce n'était pas forcément très agréable. S'ils avaient une idée d'eux-mêmes plutôt positive par rapport à ces combats, le documentaire les a amenés à réfléchir à certaines attitudes qu'ils ne pensaient pas forcément problématiques.

Au fond, Les mâles du siècle, c'est comme un miroir dans lequel les hommes se regarderaient. On espère donc que ce reflet les conduira à se questionner et à, s'interroger plus longuement, plus honnêtement.

Malgré cette note d'intention se pose cette question : on entend déjà les hommes toute l'année, alors pourquoi leur dédier 2 heures 20 ?

CFM : On les entend, d'accord, mais : on les entend sur quoi ? Bien souvent, parler d'eux-mêmes, de leurs projets, de leurs politiques... Ici, il s'agit de venir les déranger sur des sujets qui concernent les femmes dans une perspective féministe, on vient les sortir de leur zone de confort. Certes, on entend des hommes parler d'eux, mais on leur a imposé de le faire au prisme des batailles féministes.

Ils parlent donc du travail domestique, de la charge mentale, du plaisir féminin, des violences sexuelles, de l'apparence... L'un des hommes interrogés dit par exemple qu'il pourrait se charger des tâches mais qu'il s'en abstient parce qu'il sait que sa compagne le "fera mieux". Il définit là ouvertement la charge mentale. C'est intéressant de saisir cela. Quant au plaisir des femmes, on apprécie d'entendre des hommes hétéros qui ne se posent pas généralement pas la question, ou si peu.

On a voulu leur laisser le temps de la réflexion. Les entretiens étaient longs, le documentaire l'est également. Lorsque l'on conserve certains silences au montage, cela produit un effet de résonance. Les interventions des hommes sont par ailleurs entrecoupées de lectures par des femmes de textes féministes majeurs aux perspectives diverses. À la fin de ces intermèdes qui sont autant de contrepoints, le nom de l'autrice concernée s'inscrit et met du temps à disparaître.

C'est là encore un temps de réflexion, qui pose les termes féministes du sujet qui sera ensuite débattu par les hommes. La pensée féministe scande ainsi les trois parties au sein desquelles l'on s'interroge sur bien des thématiques: "Hier" (les droits procréatifs, la question de la famille et des enfants), "Aujourd'hui" (le sexisme, la sexualité, les violences sexuelles), et "Demain" (la fin de la binarité, la convergence des genres, la question des hommes féministes).

Quant aux interlocuteurs, on a essayé de faire un portrait de chacun d'eux sans les présenter, en ne leur donnant ni âge ni prénom, afin d'éviter que les personnes qui regardent le documentaire y projettent leurs attentes et/ou leurs préjugés. De même, l'absence de voix off est voulue, on ne voulait pas apporter de méta discours contre productif, ni donner de clés de "prêt-à-penser".

Je pense que selon qui l'on est, selon ses propres convictions ou son vécu singulier, la perception de ces hommes sera très différente. Certain·e·s les trouveront "bien féministes", d'autres seront plus alerté·e·s par le sexisme de leurs remarques. Car ce que l'on donne à voir et à entendre, c'est la complexité du moment féministe où nous sommes, marqué par de grandes avancées mais aussi d'immenses chantiers.

Au sujet de ces thématiques : quel intérêt trouve-t-on à interroger les hommes sur les droits procréatifs, par exemple ? En quoi ont-ils leur mot à dire ?

CFM : Ma conviction, c'est que pendant très longtemps, les hommes ont pu faire comme si le féminisme n'existait pas, considérant que c'était des affaires de "bonnes femmes" un peu "hystériques" sur les bords. Or, depuis #MeToo, ils ne peuvent plus esquiver ces questions car le mouvement vient directement les interpeller et les impliquer frontalement Quand on parle des violences sexuelles, il s'agit des hommes depuis toujours, il s'agit du patriarcat.

Après la nouvelle révolution féministe, la question de la place des hommes et surtout de leur implication se posée désormais. Le féminisme n'est pas une politique, ce n'est pas la simple égalité femmes-hommes : c'est un projet de transformation globale de la société. Il a pour but de renverser l'ordre patriarcal des choses, c'est-à-dire un système de hiérarchisation sexuée du monde, qui se fonde sur la minoration et l'infériorisation des femmes d'un côté, et les privilèges masculins de l'autre, et bien évidemment leur pouvoir.

L'objectif du féminisme est donc de faire advenir une société totalement nouvelle. Ce qui n'est pas rien. Je pense qu'un projet d'une telle ampleur n'est pas réalisable sans les hommes qui doivent prendre conscience de leurs propres privilèges et de la domination qu'ils exercent, en acceptant le constat féministe global, comme le fait que les femmes continuent d'être opprimées, objectivées, violentées, dans notre société soi-disant émancipée.

Il faut qu'ils regardent cette réalité en face et qu'ils prennent la mesure de leur propre implication dans ce vaste scandale qu'est l'objectivation perpétuée du corps des femmes. Les hommes sont à la fois le problème et une partie de la solution. Quand on est féministe, on ne peut être que misandre : comment ne pas l'être face à la puissance des mécanismes entretenant la domination masculine ? Mais on peut être à la fois misandre et souhaiter que les hommes participent au mouvement de renversement du patriarcat.

Parmi cette variété de voix, on trouve enfin celles de personnes transgenres. Au final, on se dit que les transidentités semblent, plus que d'autres, pouvoir déboulonner les stéréotypes de genre.

CFM : Oui, deux femmes transgenres tenaient effectivement à témoigner de leur expérience vécue de la masculinité assignée. On entend également un homme transgenre. Je crois que, de manière générale, les personnes les moins binarisées indiquent la voie concernant cet éveil des consciences. La fluidité du genre, la résistance aux assignations binaires, la déconstruction des stéréotypes genrés, la dé-binarisation, tout cela, c'est l'avenir, c'est l'horizon qui se dessine. Nous souhaitions que cela résonne dans ce film.