"Les seins condensent le tout de l'expérience vécue du féminin"

Publié le Jeudi 27 Février 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Si vous ne devez lire qu'un livre en mars...
Si vous ne devez lire qu'un livre en mars...
Couvrez ce sein, que je ne saurais voir ! Les poitrines des femmes suscitent toutes les passions. Alors que le regard masculin les sexualise à outrance (ou ordonne qu'on les étouffe à coups de soutifs), elles sont souvent synonymes de complexes... mais aussi de plaisir et de liberté. Dans "Seins, en quête d'une libération", la philosophe Camille Froidevaux-Metterie saisit tous ces paradoxes. Et c'est captivant.
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"Un jour, quelque chose se passe sur le torse de la toute jeune fille, un jour dont elle ne se souviendra pas : les aréoles se gonflent et forment comme l'annonce d'un futur sein". Après son essai essentiel Le corps des femmes : la bataille de l'intime, la philosophe et professeure de science politique Camille Froidevaux-Metterie revient avec une passionnante étude : Seins, en quête d'une libération.

Soient plus de deux-cent pages étoffées et limpides de témoignages, d'informations et de réflexions sur les seins des femmes, de leur apparition à l'enfance au regard qu'on leur porte à la ménopause, des bouts de tissus qu'on leur applique aux gestes érotiques qu'on leur prête (souvent maladroitement), entre allaitement et militantisme "No Bra" (celles qui refusent le port du soutif), diversité et complexité des corps. Dans Seins, en quête d'une libération, les poitrines se dressent comme des miroirs, captant comme nul autre indicateur les vécus des femmes de toute génération, mais aussi les regards de tous ceux qu'elles ont pu croiser sur leur chemin.

"Les seins condensent le tout de l'expérience vécue du féminin", écrit d'ailleurs l'autrice. Cette expérience n'a rien d'univalente. Elle a mille noms, visages et formes. Tous imprègnent ce livre galvanisant qui captive, amuse, indigne, émeut, et où l'érudition de l'autrice n'empiète jamais sur la vérité des paroles qui se libèrent au gré des pages. Vous l'aurez compris, c'est une lecture salutaire. Et voici pourquoi.

Pour sa grande histoire des seins

"Seins, en quête d'une émancipation", un opus féministe essentiel.
"Seins, en quête d'une émancipation", un opus féministe essentiel.

L'épopée des seins ravivée par l'autrice est passionnante car elle oscille toujours entre libération et injonctions. Il faut dire que si les poitrines fascinent, les obsessions qu'on leur applique étouffent. Comme l'idéal de la "demi-pomme", soit la forme standard "et socialement désirable" du sein, et ce depuis l'Antiquité, observe la philosophe. Des représentations d'Aphrodite aux tableaux de la Renaissance en passant par le Moyen Age, ces poitrines aux contours de fruits défendus perdurent dans l'inconscient collectif. Malheur aux "poires, melons et aubergines" ! Les seins "hors-normes" ne sont pas juste irrévérencieux, mais socialement inférieurs, vulgaires, trop populaires...

La quête d'émancipation que nous conte Camille Froidevaux-Metterie se décline en siècles. Avec en son coeur, l'exemple du soutien-gorge. Bien sûr, les femmes n'en ont pas toujours porté, rappelle la spécialiste. Ce n'est qu'au 14e siècle que l'on s'interroge sur la contention des seins, avant que le corset ne débarque au siècle suivant puis se généralise de façon industrielle dans les années 1830. Mais il faudra encore attendre les innovations de la créatrice de mode Madeleine Vionnet, puis le lancement dans les années 1930 du soutien-gorge élastique (inspiré par la brassière inventée par l'Américaine Caresse Crosby) pour que les femmes disent "salut" au soutif. Pour le bien commun ? Pas sûr.

Car les modes - contradictoires à souhait - qui traversent l'histoire des seins ne font qu'exacerber les complexes. C'est la réjouissante Emmanuelle, 39 ans, qui l'explique à l'autrice, en ressassant ses souvenirs d'ado : "Je me disais, genre, au Moyen Age, j'aurais été une bombasse, un petit buste avec après un corps qui s'élargit. Sauf qu'on était pas au Moyen Age, on était en plein milieu des années 90 : Pamela Anderson, Samantha Fox, les gros nichons... Y'avait soit le culte du corps androgyne façon Kate Moss, soit le culte du fameux 90-60-90 ! J'étais pas assez maigre pour avoir des petits seins et il me manquait des seins pour aller avec mon corps".

Pour la force de ses témoignages

Les mille visages des seins.
Les mille visages des seins.

Des paroles comme celle d'Emmanuelle, il y en a plein dans cette enquête ambitieuse. Des voix libres, d'enfants comme de septuagénaires, de teenagers et de mamans trentenaires qui, toutes, se racontent sans détour. Rien de mieux que cette polyphonie pour déboulonner bien des tabous. Le vécu des femmes ménopausées, par exemple. Cette période généralement marquée par une augmentation de volume de la poitrine peut voir éclore chez certaines "le sentiment d'une harmonie encore jamais ressentie", note l'autrice.

C'est le cas de Line, 50 ans : "Je crois que je n'ai jamais autant profité de mes seins qu'aujourd'hui [...] Et ils me le rendent bien, car ils sont devenus importants dans ma vie sexuelle", raconte-t-elle. Il faut dire que toute leur vie durant,, explique Camille Froidevaux-Metterie, "les seins vont et viennent sur les bustes des femmes, apparaissent et disparaissent, grossissent ou s'amenuisent, descendent ou remontent". Bien loin des images faussées que l'on s'en fait (uniformes, consensuelles, statiques, comme bloquées dans le temps) et largement banalisées par la publicité, les poitrines des femmes sont en perpétuelle mutation.

Une fluidité poétisée par Joséphine, 40 ans : "Des fois, ils se tendent, deviennent plus gros, des fois plus petits, c'est comme le soleil qui se lève et se couche". Bousculer notre confort de pensée n'est pas le moindre mérite de cette exploration passionnante des corps, où les principales concernées évoquent aussi bien le caractère sacré du sein que l'on donne, mystification qui au passage fait culpabiliser bien des femmes (comme si le sein était le point médian entre "maternité et moralité", remarque la professeure), que l'expérience douloureuse du cancer du sein.

"Je pense que c'est profond, c'est une blessure. C'est la féminité qui est blessée. L'intimité aussi, c'est une blessure de l'intime", raconte ainsi Marie, 50 ans, qui, comme bien des patientes a du accepter une opération afin que sa tumeur soit traitée. A ses côtés s'exprime Amazone, 66 ans. La sexagénaire a subi une mastectomie et son discours puissamment libérateur s'adresse à celles qui, en refusant la chirurgie réparatrice, se sont confrontées aux préjugés des professionnels de la santé : "C'est quand même marrant ce mot ["réparatrice"] parce que ça sous-entend qu'on est détruites. Là ils mettent 'refus' sur les dossiers. Mais ce n'est pas 'refus' ! C'est 'choix' !".

Pour sa cinglante critique du "male gaze"

A quel sein se vouer ?
A quel sein se vouer ?

Choix, obligations... On touche là le nerf de ce paradoxe qu'est le sein féminin. Partout, il s'affiche, dans les magazines, sur les murs, à la télé, aux quatre coins de cette société patriarcale. Mais loin d'être accepté, il suscite violences et jugements à l'emporte-pièce. Si bien que l'on s'efforcera de le cacher au mieux. Par peur des remarques déplacées et des agressions si banalisées notamment.

C'est par exemple ce que subissent les femmes aux poitrines trop généreuses. "Le harcèlement de rue, c'est tous les jours ou presque. Un mec qui me croise dans la rue et qui me dit : "Toi, je te fais une branlette espagnole direct". Et souvent, à un moment dans la conversation, il faut que quelqu'un fasse remarquer que j'ai des gros seins", déplore France, 29 ans.

Lorsque les seins sont regardés, "ils sont objectivés, comme détachés du corps qui les porte", analyse l'autrice le temps d'une réflexion qui fait écho à celle de la critique de cinéma Iris Brey. Dans Le regard féminin, la journaliste insiste sur la réalité du "male gaze", ce regard masculin qui objectifie le corps des femmes en lui apposant ses désirs. Dans Seins, il s'agit plutôt d'interroger le tout aussi pesant "regard paternel". Bien trop souvent, ce sont effectivement les yeux du père qui inconfortent. "Un jour, je suis allée acheter des vêtements, et dans la cabine, j'essaie un pull et je vois qu'il met vraiment en valeur mes deux petits bouts de sein [...] Le premier jour où je l'enfile, je descends et en bas des escaliers se trouve mon père, qui me dit : 'Oh ben dis donc, ça pousse !' et alors là, ça m'a complètement coupée...", témoigne en ce sens Judith, 38 ans.

De manière générale, être une femme avec des seins suffit pour être infantilisée. Même petits, les mecs ne se privent pas de commenter ou de "valider". Le regard du père est un préambule à tous ceux qui suivront. Lui le premier semble "jauger" et officialiser la fin d'une "innocence" fantasmée. Tout comme l'achat du premier soutif, d'ailleurs. Or le soutien-gorge lui aussi sexualise les seins. "Sans soutien-gorge, la plupart des seins n'ont pas l'apparence haute, ferme et pointue que la culture phallique impose comme norme. Les seins déliés se révèlent sous une forme fluide et changeante", écrit la philosophe Iris Marion Young, évoquée dans le livre.

Les travaux de Camille Froidevaux-Metterie et Iris Brey sont fondamentaux pour déconstruire cette vision hégémonique du corps des femmes. La lecture - jamais manichéenne - de Seins en dévoile toutes les contradictions, celle d'un patriarcat si obsédé par les poitrines qu'il semble les sacraliser alors qu'en vérité, il les dénature, trop occupé à les fétichiser pour réellement apprendre à correctement les toucher, les caresser...

"Il y a des garçons qui ne savent pas y faire, je sais pas... ils ont l'impression que c'est une table de mixage ou quoi ?", s'amuse d'ailleurs Luz, 20 ans. Charlotte, 33 ans, corrobore : "Soit c'est la cour de récré, c'est comme dans un château gonflable quoi [...] Soit y savent pas quoi en faire, ils tournent autour...". Ludique et cinglant !

Pour son engagement féministe

Un livre historique, émouvant, sororal...
Un livre historique, émouvant, sororal...

Mais Seins, en quête d'une libération ne se contente pas de tacler les injonctions à la féminité dont la société nous assaille. C'est avant tout un grand projet féministe. "Projet", oui, car son engagement dépasse de loin le simple cadre de l'écrit. Camille Froidevaux-Metterie ponctue ses réflexions de nombreuses photographies noir et blanc mettant en scène les poitrines de ses interlocutrices. Des portraits de seins, de tous âges, formes ou proportions, pourvus d'une esthétique très classieuse et échappant à tout type déplacé de sexualisation.

Là encore, les générations se côtoient, et avec elles des représentations de corps différents, hétéroclites, aux antipodes des diktats de beauté et des imageries photoshoppés. Si la couverture - qui se déplie façon panorama - nous présente cette mosaïque de seins comme une sérigraphie warholienne, ces intimités en pagaille ne sont en rien interchangeables. Elles diffèrent les unes des autres, et c'est précisément cela qui fait leur force.

Une pluralité célébrée par l'autrice, qui dresse une ode énamourée à cette "infinité de configurations mammaires" au sommet duquel trône le "sein rond et haut, la demi-pomme idéale", mais sans que jamais ne soient laissées de côté "la kyrielle des poires, pamplemousses, cerises, pastèques, oranges, framboises, figues, melons, citrons...".

Derrière cette démarche artistique se déploie un réjouissant appel à la sororité, que l'on pourrait résumer par la note finale d'un chapitre, une assertion aux airs de slogan body positive : "Nos seins sont beaux, tous les seins sont beaux !". Merci de faire passer le message.

Seins, en quête d'une libération, par Camille Froidevaux-Metterie.
Editions Anamosa, 220 p.

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