Pourquoi il faut absolument parler fric entre femmes

Publié le Mercredi 13 Avril 2022
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Pourquoi il faut absolument parler fric entre femmes
Pourquoi il faut absolument parler fric entre femmes
L'argent est un sujet tabou. Entre femmes particulièrement, on a tendance à soigneusement éviter de l'aborder au-delà de thématiques superficielles comme le prix de nos vacances ou du loyer. Pourtant, parler fric ouvertement contribuerait à éradiquer les inégalités financières.
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27,4 % en 1995 contre 22,3 % en 2019. Cinq petits points seulement, voilà de quoi s'est réduit l'écart de revenus entre les hommes et les femmes en 24 ans. Pourtant, rappelle Les Echos qui relaie l'édition 2022 du dossier de l'Insee consacré aux inégalités salariales hommes-femmes, les travailleuses sont "meilleures à l'école, plus diplômées, presque aussi actives que les hommes et bien plus nombreuses à occuper des emplois de cadre." Et toujours moins payées.

Ce qui joue ? Un sexisme systémique, une dévalorisation des métiers occupés en majorité par des femmes, un déficit de confiance lors des négociations salariales qui prend racine dans une éducation genrée, un plafond de verre toujours quasi impossible à briser, et la façon dont la maternité impacte les carrières de celles qui continuent de prendre davantage en charge les enfants que leurs pères.

Aussi, les discussions sur le fric, l'argent, la thune qu'on gagne ou qu'on aimerait gagner restent un tabou encore plus oppressant pour les employées que pour leurs homologues masculins.

On s'est demandé : lutter pour libérer la parole autour de ce sujet pourrait-il contribuer à éradiquer ces inégalités ? Sans aucun doute, nous répond Morgane Dion, activiste et co-fondatrice avec la journaliste Léa Lejeune de Plan Cash (ex-Equally Work), média féministe et plateforme de formations dédiées à ces questions. "Parler d'argent, c'est souvent comme aller chez le dentiste : inconfortable", annonce ainsi leur site. "Pour rompre les inégalités financières, il faut rompre le tabou et passer à l'action. Les femmes doivent se saisir de cet outil d'émancipation ou d'indépendance qu'est l'argent et ne pas avoir honte d'en gagner."

Décryptage et mode d'emploi d'un thème dont on devrait s'emparer urgemment.

"Pour 40 % des femmes, le stress lié à l'argent les rend malades"

C'est la première question qu'on pose à Morgane Dion lorsqu'on la joint par téléphone : le sujet de l'argent est-il particulièrement tabou chez les femmes ? "Absolument", répond-elle. "D'ailleurs, qu'il s'agisse de la question de la négociation salariale ou de l'argent en général, 40 % des femmes disent que le stress lié à ce domaine les rend littéralement malade", constate Morgane Dion. "Stress, angoisse, maux de ventre... Ça se traduit ensuite par le fait que les femmes ne négocient pas leur salaire par exemple."

Et les chiffres sont édifiants : "59 % des hommes négocient contre 34 % des femmes", affirme l'experte en égalité femmes-hommes et consultante en diversité et inclusion auprès d'entreprises.

Ce qui explique cet écart ? Plusieurs biais sociétaux coriaces. "Déjà, la perception des personnes qui recrutent. Les études montrent que celles-ci vont être beaucoup moins à l'aise face à une femme qui négocie, et donc, être moins enclin·es à vouloir travailler avec elle que si elle n'avait pas négocié." Seulement, si elle négocie moins ou pas, elle sera moins bien payée.

"Ensuite, il y a le coût social de la négociation. Le fait que les femmes qui négocient vont être considérées comme trop exigeantes, et 30 % plus susceptibles de recevoir des commentaires négatifs - 'trop autoritaire', 'agressive', 'intimidante'", énumère la spécialiste. "C'est rarement conscientisé, mais ces préjugés autour des femmes et de l'argent, et des femmes et du pouvoir plus généralement, vont finir par jouer dans leur esprit à elles, et les bloquer dans ces démarches".

Une réalité qui vient tout droit des rapports de domination sociaux, du manque de représentation de femmes à des postes hauts placés, ou encore du fait que, ne l'oublions pas, elles ne sont autorisées à ouvrir un compte bancaire à leur nom, à travailler sans le consentement de leur mari, et donc à gérer leurs propres revenus, que depuis 1965.

Et puis, il y a l'influence des oeuvres fictionnelles qu'on retrouve dans les livres, à la télé, au cinéma.

Des idées reçues véhiculées dans la culture populaire

Carrie Bradshaw, stéréotype ultime de la femme panier-percé.
Carrie Bradshaw, stéréotype ultime de la femme panier-percé.

"La culture populaire occidentale n'inclut pas du tout les femmes à la capacité de gestion de l'argent", observe encore Morgane Dion. Elle cite un exemple flagrant : la série Sex & the City. "Bien que le show ait beaucoup joué sur la libération sexuelle des téléspectatrices, l'héroïne, Carrie Bradshaw, est désastreuse avec ses finances. Dans un épisode, elle ne peut pas devenir propriétaire de son appartement car elle a acheté trop de chaussures au cours de sa vie. Et pourtant, c'est celle qui est sexy, mise en avant, et que l'on veut devenir."

Il est vrai que l'une des citations les plus connues de la New-Yorkaise n'est autre que : "J'aime mon argent quand il est là où je peux le voir : sur des cintres, dans mon armoire".

Des exemples comme ça, il y en a plein, affirme l'experte. "Dans Big Bang Theory encore, le personnage féminin principal de Penny, rendu sexy, est elle aussi absolument catastrophique avec l'argent. Elle est très dépensière bien qu'attirante, ou plutôt, très dépensière donc attirante". Une sorte de façon plus ou moins subtile de placer les femmes en position de vulnérabilité, de dépendance. Choses fragiles en grand besoin de protection externe. Sous-entendu de la part d'un homme qui viendra s'occuper d'elle et de leurs finances, puisqu'elles n'en ont pas les moyens (au propre comme figuré) de le faire elles-mêmes.

"Il y a cette espèce d'obligeance de 'sois belle mais pauvre', un petit peu", analyse-t-elle. "Le message derrière c'est : donnez de l'argent aux femmes et elles vont le dépenser sans considération. Mais au moins, elles sont belles".

Alors, certes - pourrait-on dire, étouffé·e de mauvaise foi - il s'agit de fictions qui ne sont pas pensées pour refléter totalement la société dans laquelle nous vivons. Seulement, c'est là que le bât blesse. Car si ces oeuvres s'éloignent effectivement des expériences du commun des mortel·les (qui peut vraiment s'acheter la bagatelle de 40 000 dollars de chaussures avec un salaire de pigiste ?), elles contribuent allègrement à former les esprits et à véhiculer des préjugés dont les conséquences, elles, s'ancrent bel et bien dans la réalité.

"Quand Alexandria Ocasio-Cortez a été élue au Congrès américain en 2018, elle a fait une apparition télé pour débattre de ses positions", se rappelle notre interlocutrice. "Ce jour-là, elle portait une robe assez luxueuse, et elle s'est pris une vague de commentaires négatifs. Non pas sur les propos qu'elle avait tenus, mais sur le vêtement en lui-même. La question qui était posée était : 'Si elle est capable de dépenser autant dans une robe, peut-on lui faire confiance pour prendre des décisions pour le pays ?'. Des propos qui n'auraient jamais été formulés à propos d'un homme vêtu d'un costume à 4000 euros."

Simplement parce que dans la masculinité, la réussite financière est encensée, valorisée (créant parfois une injonction inverse) et non synonyme de menace. Un bilan qui ne fait qu'appuyer la nécessité d'aborder ce sujet librement.

Comment et pourquoi en parler ?

"Il faut en parler pour détabouiser, mais vraiment en parler", insiste Morgane Dion. "Aujourd'hui, quand on évoque l'argent entre femmes, c'est souvent assez surfait. On va mentionner le budget vacances, le loyer, mais rarement des questions dans le vif du sujet - plan de financement, investissement crypto etc." Un réflexe qu'on retrouve aussi dans les médias.

"Les magazines estampillés masculins vont, pour beaucoup, parler de la dernière appli pour investir, de comment utiliser son rendement. Les magazines estampillés féminins, eux, vont plutôt eux se pencher sur comment dépenser moins, faire des économies. On revient au raccourci femmes = dépenses. Alors qu'en parler vraiment, effectivement, lève une forme de crainte, on apprend des choses. Se partager des conseils, comment on s'est sortie de telle ou telle situation, permet derrière de réels impacts, et sur la façon dont on va négocier son salaire, notamment".

La spécialiste le remarque : lors des formations dédiées aux femmes qu'elle organise sur les négociations salariales, elle demande systématiquement quelle est leur principale problématique dans l'exercice. "Elles me disent qu'elles ne savent pas, concrètement, comment faire et comment calculer leur valeur."

"C'est un exercice qu'on n'apprend pas en école ou en université. Et si vous ajoutez ça au fait que les femmes ont tendance à sous-estimer leurs réalisations, à avoir moins confiance en elles (le fameux "déficit de confiance", ndlr), elles ne vont pas négocier parce qu'elles pensent qu'elles ne vont pas y arriver. Les hommes, eux, négocient plus souvent, plus tôt. Déjà parce qu'on leur apprend dès petit que tout ce qu'ils font est génial, et cela joue véritablement sur ce domaine."

Morgane Dion tient toutefois à souligner le besoin de ne pas considérer ces conversations et les progrès qu'il est impératif d'enclencher sur la question comme relevant uniquement d'une responsabilité individuelle.

"On parle ici de négocier son salaire, mais que ce soit pour les hommes et les femmes, au-delà de savoir si on possède soi-même la confiance nécessaire pour le faire ou non, savoir que l'on est en position de négocier, c'est un privilège. Il ne faut pas oublier qu'il y a toute une base de salarié·es, essentiellement des femmes, qui constituent la base de la force de travail en France, et qui occupent souvent des postes précaires. Pour elles, il n'y a aucune marge de manoeuvre puisqu'il y a tellement de travailleur·euses pauvres que d'autres prendront leur place si elles refusent ces conditions."

L'activiste conclut : "Et ici, ce sont davantage des questions de politiques publiques et d'accompagnement anti-systémiques que des cas de responsabilité personnelle", qu'il est essentiel de mener. Une thématique tout aussi urgente et là encore, à soulever sans attendre.