"Il n'y a pas de solutions clé en main" : Cyril Dion livre sa vision pour protéger le vivant

Publié le Mercredi 01 Décembre 2021
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Bande-annonce du film "Animal" de Cyril Dion
En filmant le voyage initiatique de deux ados engagés en quête de solutions face à l'effondrement de la biodiversité, le réalisateur écolo Cyril Dion signe un émouvant plaidoyer, "Animal", qui appelle à la responsabilité et à l'action. Rencontre.
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Les chiffres sont vertigineux : 60% des populations d'animaux sauvages vertébrés et 80% des insectes volants en Europe ont disparu ces 40 dernières années sous les effets conjugués de la pollution, la perte de l'habitat, la propagation de maladies, du changement climatique et de la surexploitation. Les scientifiques alertent : nous faisons face à la 6e extinction de masse. Mais ces appels restent vain. Rien ou si peu ne semble se mettre en place pour enrayer la catastrophe climatique.

Comment (ré)agir face à l'effondrement ? Comment coexister avec ce monde vivant mis à mal ?

Le réalisateur et activiste écologiste Cyril Dion (auteur du documentaire césarisé Demain) a choisi deux adolescents, Bella et Vipulan, comme porte-voix. Elle est anglaise, lui français, et ils font partie de cette nouvelle génération engagée convaincue que la planète deviendra inhabitable d'ici 50 ans. Dans le film Animal, ces deux jeunes narrateurs vont sillonner le monde à la rencontre des penseurs, des éleveurs et agriculteurs, des militants, des personnalités politiques afin de mieux cerner le problème et esquisser des pistes de réflexion.

Loin de délivrer un discours infantilisant et culpabilisant, Animal se regarde comme une odyssée lumineuse et inspirante pour repenser la place de l'humain au sein du vivant. Une immersion qui pose un regard nouveau et émerveillé sur la planète et ces écosystèmes que l'on considère comme acquis. Et qui donne envie d'agir, tout simplement.

Nous avons échangé avec Cyril Dion sur ce nouveau projet qu'il espère mobilisateur.

Terrafemina : Qu'est-ce qui vous révoltait à l'âge de Bella et Vipulan ?


Cyril Dion : L'impression d'être enfermé par la société. Je détestais l'école, je ne savais pas ce que je faisais là. Et je me projetais dans quelque chose qui n'en finissait pas : partir bosser le matin, faire un truc que j'aimais plus ou moins, rentrer le soir, avec très peu de moments de réelle liberté et de plaisir. Je n'avais pas envie de ça.

Animal s'apparente à un voyage initiatique, avec ses personnages, des rencontres, des aventures... Est-ce comme cela que vous l'aviez imaginé ?

C.D. : Exactement. A la base, on avait construit quelque chose d'hyper rébarbatif autour des cinq grandes causes de l'extinction, en y opposant des solutions à chaque fois. Mais très vite, avec mon chef opérateur, on s'est rendu compte que c'était Bella et Vipulan qui étaient intéressants : ce qu'ils vivaient, comment ils se sont transformés durant les 6 mois et demi de tournage. Ils ont tellement grandi et mûri pendant cette aventure.

Emouvoir plutôt que choquer, c'est votre stratégie pour pousser à l'action ?

C.D. : On voulait que le film soit émouvant car c'est l'émotion qui nous met en mouvement. J'adorerais que les gens soient un peu bouleversés. Pour moi, c'est ça le but d'un film ou d'un livre : ouvrir des espaces nouveaux à l'intérieur de nous, des choses que l'on n'avait pas vues ou pas comprises. Qu'on regarde le monde un peu différemment en sortant du cinéma.

Nous sommes régulièrement assommés de chiffres et de vidéos choc sur la maltraitance animale. On pouvait s'attendre à un film plus dur. Il est au contraire lumineux et plein d'espoir.

C.D. : Je voulais un savant dosage : que l'on puisse à la fois traverser la douleur, la colère, la peine de ce que l'on est en train de faire au monde vivant. Mais aussi l'émerveillement, l'enthousiasme, l'espoir.

Parce que c'est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons : nous sommes à la fois dans la merde, mais il existe des choses extraordinaires, une beauté sublime dont il faut se nourrir et qu'il faut sauver. Je voulais que l'on passe par toute cette gamme d'affects.

Animal est un film militant mais qui s'efforce de ne pas juger. Cet exercice d'équilibriste a-t-il été compliqué ?

C.D. : Personnellement, je n'aime pas qu'on me juge et qu'on me dise ce que j'ai à faire. Et puis, ça ne sert à rien de culpabiliser. Cela fait 15 ans que je suis engagé sur ces questions environnementales et je sais que dire aux gens que ce qu'ils font est nul, c'est inutile et cela n'a aucun impact. Au contraire, il faut créer du dialogue, faire en sorte que les gens soient bienveillants, qu'ils prennent de la distance et se comprennent.

Par exemple, une vegan est venue me voir en larmes après une projection pour me dire que c'était la première fois qu'elle voyait la réalité du métier d'éleveur. Et a contrario, des gens m'ont dit qu'ils n'avaient plus réussi à toucher un bout de viande après avoir vu le film car ils avaient compris ce que la consommation de viande quotidienne impliquait.

Il faut créer des ponts et accepter que la question environnementale est complexe. Se remettre en question et apprendre, c'est tout l'intérêt des films, des livres ou des oeuvres d'art.

Belle et Vipulan dans le film de Cyril Dion "Animal"
Belle et Vipulan dans le film de Cyril Dion "Animal"

Contempler le désastre à hauteur d'enfants est assez vertigineux. On constate leur lucidité et leur détermination par rapport à certains adultes. Vous filmez par exemple cette séquence lunaire lorsque Bella et Vipulan tentent d'interroger un cadre politique au Parlement européen et que celui-ci... fuit.

C.D. : Le fait d'avoir choisi Bella et Vipulan comme personnages principaux était une façon de récréer de la distance. Ils ne sont pas encore dans la rationalisation de l'adulte : ils sont choqués ou emballés. Et se retrouvent face au cynisme de la politique.

Cette perspective nous force à nous poser des questions par leurs yeux, à sortir d'une certaine zone de confort. D'un coup, on voit la réalité sous son jour le plus cru.

Animal est une ode antispéciste. Une philosophie qui semble inimaginable pour beaucoup de personnes alors même que la cause animale préoccupe 77% des Français·e·s.

C.D. : Je dirais même qu'Animal est un film "multispéciste", comme l'énonce le philosophe Baptiste Morizot. Etre multispéciste, c'est assumer qu'il y a une multitude d'espèces différentes et chacune mérite qu'on s'y intéresse et qu'on construise des égards particuliers. Tel est le but de ce film : proposer cette vision du monde qui rappelle que nous ne sommes pas seuls sur cette planète et qu'il existe plein d'autres espèces qui ont le droit d'être là aussi, qui tiennent le tissu du vivant, tout ce qui nous permet de respirer, de manger et de boire.

Nous, orgueilleux humains, avons l'impression de savoir ce qui a le droit d'être là ou pas. Quand ça nous casse les pieds ou lorsqu'on décrète que ça ne sert à rien, on dégage. Mais avec l'extinction de masse et la crise climatique, nous sommes confrontés à une limite écologique qui devrait nous faire réfléchir : notre destin est lié à cette imbrication très fine et mystérieuse d'espèces, de bactéries, de microbes, d'insectes, d'oiseaux, de mammifères.

Effectivement, plein de gens sont encore loin de le réaliser, mais plein d'autres en ont l'intuition. En voyant le film et en lisant des bouquins, peut-être évolueront-ils ?

Le film pose des diagnostics mais n'offre pas de solutions clé en main. Des initiatives fleurissent aux quatre coins de la planète, mais comment renverser la table de manière globale et radicale ?

C.D. : En fait, il n'existe pas de réponses clé en main. Et personne ne sait comment renverser la table. On me pose en permanence la question et ça me rend fou ! Il faut que chacun d'entre nous trouve le moyen de protéger le vivant dans sa vie quotidienne. Cela commence par ce qu'on mange ou pas, ce qu'on achète et ce qu'on achète pas, les gens pour qui on vote et pour qui on ne vote pas, les mouvements dans lesquels on s'engage... Il y a un milliard de façons de participer à ça.

Ce qui fait les grandes bascules des mouvements de société, c'est la correspondance entre l'émergence de récits nouveaux, des gens qui sont capables de penser le monde différemment, des rapports de force et des circonstances historiques qui servent de catalyseurs. Et c'est justement le cas en ce moment. Il y a des récits nouveaux- j'ai conçu Animal en ce sens-, des rapports de force qui émergent dans la rue, dans les tribunaux, en politique. Et une circonstance historique très puissante : le changement climatique.

A nous de choisir où l'on veut se situer là-dedans. Voulons-nous êtres des zadistes, des enseignants, des artistes pour penser le monde différemment, des gens qui inventent de nouvelles façons de faire de l'agriculture ou de la démocratie, des magistrats pour défendre ces causes ? Ou peut-être s'engager en politique et se faire élire pour faire avancer ces sujets-là ? On a besoin de tout cela en même temps. Localement, nationalement, internationalement. Voilà ce qui donne du sens à notre vie, pour nous et les autres.

Bella et Vipulan face à la pollution plastique en Inde dans le film "Animal"
Bella et Vipulan face à la pollution plastique en Inde dans le film "Animal"

L'économiste Eloi Laurent apporte un éclairage intéressant en proposant de sortir du dogme de la croissance. Il cite notamment quatre pays dirigés par des femmes (la Nouvelle-Zélande, l'Islande, la Finlande et l'Ecosse) qui ont fait de la santé ou du bien-être leur priorité. Une politique féministe est-elle l'une des clés pour rétablir un juste équilibre entre l'humain et le vivant ?

C.D. : On constate que les jeunes femmes sont à l'avant-garde de cette nouvelle génération militante. Il y a Camille Etienne en France, Bella en Angleterre, Luisa-Marie Neubauer en Allemagne, Adélaïde Charlier et Anuna De Wever en Belgique, Greta Thunberg en Suède.

J'y vois plusieurs explications. Cette crise climatique est lié au patriarcat : l'idée que les humains vont dominer d'autres formes de vie s'est d'abord exprimée entre les humains. Les blancs ont tenté de dominer d'autres personnes d'autres couleurs, dans d'autres contrées, mais aussi les femmes. Et ils ont reproduit cela sur le monde vivant. Rappelons-nous qu'il n'y a pas si longtemps, les animaux étaient considérés comme des "biens meubles". Je pense qu'appartenir à une minorité qui a été dominée permet d'avoir une sensibilité particulière à toutes les autres formes de vie en position d'être opprimées.

L'autre piste, c'est que culturellement- et on peut le regretter- les femmes sont élevées dans le "prendre soin" alors que les hommes sont élevés dans l'idée de conquérir. En termes d'égalité, c'est désastreux, mais cela rend les femmes plus sensibles au réflexe du soin.

Qui se trouve dans le réel au-delà des grands et beaux discours ? Trop souvent, les femmes. Il y a un véritable enjeu à ce que des femmes arrivent aux responsabilités et que les mecs et tous leurs délires descendent dans le réel, fassent à manger, les courses, s'occupent des gamins. En gros, qu'ils voient comment ça se passe "pour de vrai". C'est notamment valable pour les responsables politiques qui devraient aller sur le terrain et agir avant de parler.

A l'orée de la présidentielle de 2022, on constate que la question environnementale reste désespérément absente de la plupart des débats. Pourtant, tous les voyants sont au rouge. Que faudrait-il pour enfin créer un sursaut ?

C.D. : Le problème est double : nos démocraties ne sont pas des démocraties abouties. Et aujourd'hui, ce qui influence le plus sur les décisions publiques, ce sont les grandes entreprises, l'élite économique, les lobbies.

Tant qu'on laissera les responsables politiques et ces grandes entreprises grenouiller ensemble et défendre leurs intérêts mutuels au détriment du reste de la population et des écosystèmes, il n'y aura pas vraiment de solutions. On nous rabâche qu'il faut de la "croissance économique", libéraliser au maximum le marché et du travail. Nous sommes en gros les bras de ce système pour continuer à le faire marcher.

Il faudrait que l'on arrive à remettre tout ce système profondément en question et qu'on fasse émerger d'autres récits. Qu'on réalise enfin que nous sommes sur cette planète pour faire des choses beaucoup plus intéressantes que travailler, attendre nos petits week-ends ou nos vacances et acheter des trucs.

On imagine que vous êtes très courtisé par la sphère politique. N'êtes-vous vraiment pas du tout tenté de vous lancer ?

C.D. : Non. Et plus je les fréquente, moins je suis tenté ! Je suis persuadé que les gens ont beaucoup d'impact quand ils sont passionnés par ce qu'ils font. Et moi, ce qui me passionne, c'est de créer, d'écrire, filmer, faire des spectacles de poésie...

Le film est émaillé de chiffres éloquents. Il y en a-t-il un qui vous frappe particulièrement ?

C.D. : Le chiffre que j'ai toujours du mal à assimiler, c'est que chaque année, on tue 65 milliards d'animaux dans les abattoirs pour les manger. Si on y ajoute les animaux marins, on arrive à 150 milliards. C'est inimaginable.

Il faudrait donc réduire drastiquement notre consommation de produits d'origine animale- la viande, le poisson, les produits laitiers. C'est l'une des choses qui, à notre échelle, est le plus puissant et a le plus d'impact à la fois sur la disparition des espèces et sur le changement climatique.

Quel sont vos projets pour 2022 ?

C.D. : J'ai une série de trois documentaires de 52 minutes qui sera diffusée sur Arte, qui s'appelle Renaissance. Et un spectacle de poésie qui va tourner avec un album dont la musique est signée Sébastien Hoog, ainsi qu'un recueil de poésie, A l'orée du danger, qui sort en mars. Et je m'attelle à l'écriture de l'adaptation cinématographique du roman de Pierre Ducrozet, Le grand vertige. Il y a de quoi faire !

Animal

Un film de Cyril Dion

Sortie au cinéma le 1er décembre

Avec Bella Lack, Vipulan Puvaneswaran, Jane Goodall...