Irene nous explique sa "Terreur féministe", éloge du "féminisme extrémiste"

Publié le Lundi 08 Mars 2021
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"La terreur féministe", radical manifeste sur la "violence féministe".
"La terreur féministe", radical manifeste sur la "violence féministe".
Quelle place tient la violence dans les luttes féministes ? Pour certaines, elle n'existe pas. La jeune militante Irene affirme le contraire. Dans son manifeste "La terreur féministe", l'autrice explique pourquoi des femmes violentent ou tuent. Et pourquoi il faut en parler.
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"Il faut la violence. Sinon, personne n'écoute". Cette phrase forte de Virginie Despentes (Apocalypse bébé) introduit la lecture la plus radicale de ce début d'année : La terreur féministe, essai limpide de la jeune activiste Irene (prononcez Iréné). Cet autoproclamé "petit éloge du féminisme extrémiste" détourne la tristement célèbre Une antiféministe de Valeurs Actuelles. Mais surtout, elle déconstruit la réflexion de la journaliste Benoîte Groult : "Le féminisme n'a jamais tué personne". En rétorquant par la négative.

A l'inverse, Irene déploie les portraits de celles qui ont tué. Victimes de violences physiques et/ou sexuelles, proches de victimes, ces femmes ont eu usage à la violence voire au meurtre face à leurs oppresseurs. Pour se défendre, pour survivre. Ita, la grand-mère de l'autrice, qui a menacé de mort son mari. Maria Del Carmen, qui a brûlé vif l'homme qui a violé sa fille. Jacqueline Sauvage, qui a tiré au fusil sur son mari Norbert Marot après quarante-sept ans de maltraitance. La jeune Soudanaise Nourra Houssein qui, mariée de force et victime de viols conjugaux, a poignardé son époux. Et a fini par être condamnée à mort par pendaison.

Dans ce panorama saisissant de 120 pages, citant entre deux histoires vraies les mots de Valerie Solanas ou de Lisbeth Salander (l'héroïne de la saga Millenium), l'activiste de 21 ans incendie le tabou de la violence féminine. Surtout, elle en dévoile la portée politique. La violence, dit-elle, peut être une stratégie d'autodéfense ou une forme de révolte subversive, quand elle n'est pas simplement une question de vie ou de mort.

Enrichie de faits et d'études, cette pensée dérange autant qu'elle captive par sa propension à mettre en évidence une certaine vérité. Surtout, elle valorise à travers une galerie de figures fortes l'idée d'une violence des femmes comme forme d'héritage non-accepté, silencié ou censuré. Au sein de ce matrimoine de la violence féministe, des récits individuels qui se rejoignent, mais aussi des organisations célèbres comme Rote Zora, groupe féministe armé ayant organisé plusieurs attentats deux décennies durant au siècle passé.

"Face à un système qui maltraite et peut aller jusqu'à tuer les femmes, riposter avec violence est vital, légitime et nécessaire. Si vous n'êtes pas prêtes à regarder la vérité en face, à laisser de côté cette croyance dogmatique du féminisme pacifique par essence, alors débarrassez-vous de ce livre", assure l'autrice en introduction.

Plutôt que de s'en débarrasser, il faut lire La terreur féministe. Et le relire, encore une fois. Pour Terrafemina, son autrice revient sur le pourquoi de cette violence féministe dont l'on préfère ne pas dire le nom.

Irène, l'autrice de "La terreur féministe : Petit éloge du féminisme extrémiste"
Irène, l'autrice de "La terreur féministe : Petit éloge du féminisme extrémiste"

Terrafemina : Les femmes que tu évoques "tuent pour ne pas mourir". Est-ce cela qui différencie leurs actes de la violence des hommes ?

Irene : Quand on parle de violences des femmes ou de violences féministes, il ne faut pas penser que c'est une violence égale à la violence patriarcale. La violence patriarcale assoit une domination, celle d'un groupe dominant sur un groupe dominé. En cela, elle est oppressive. Alors que la violence féministe est une forme d'autodéfense, une violence pour se sortir de l'oppression. La violence féministe n'est pas oppressive, elle est subversive.

On ne peut pas comparer ces deux violences car elles ne naissent pas des mêmes racines. Et n'explosent pas dans le même but. Dans La terreur féministe, je parle avant tout de femmes qui ont recours à la violence pour se défendre et surtout pour survivre. Car quand on a tendance à reprocher aux femmes leur potentielle violence, on oublie volontiers que parfois, la violence est la seule option, face à un vaste système de domination.

On a également tendance à penser que la seule manière noble de militer, c'est avec les mots, un argumentaire qui expliquerait le pourquoi du comment. Militer par le pacifisme. C'est une pensée classiste, dominante. Le patriarcat n'est pas une leçon qu'on nous a apprise avec un argumentaire en évidence, c'est quelque chose que l'on vit dans notre corps, nos tripes et notre chair. On a pas besoin de lire quarante mille livres pour comprendre pourquoi il oppresse.

Dans notre société, la violence du patriarcat a tendance à être normalisée. Mais quand les femmes ouvrent leur gueule, même sans avoir à agresser, elles sont directement taclées d'extrémistes, de radicales, accusées de vouloir couper la bite des mecs. Je constate qu'une violence est acceptée, une autre condamnée.

"La terreur féministe", l'essai radical et incendiaire d'Irène.
"La terreur féministe", l'essai radical et incendiaire d'Irène.

Il y a effectivement dans ton livre cette idée que le pacifisme est politique : c'est un outil de privilégiés.

I : Oui. J'évoque l'essai du philosophe Peter Gelderloos, Comment la non-violence protège l'État. Ce penseur et activiste anarchiste américain accole beaucoup d'arguments à cette idée. En fait, force est de constater que les premiers à en appeler au pacifisme sont les hommes blancs cisgenres un peu bobos, c'est-à-dire des individus qui ont moins de risques de se retrouver dans des situations de vie ou de mort, déjà, et qui ne se retrouvent pas jour après jour renvoyés à leur statut de dominés, ensuite.

Ces mecs ne se font pas siffler ou insulter dans la rue, harceler, ou menacer s'ils décident de répondre. Moi, ça m'est déjà arrivé de répondre "Ta gueule" à un mec qui me disait "T'es bonne" et à risquer de me faire casser la gueule. Idem, ces hommes-là ne ressentent pas l'angoisse de sortir à telle heure à tel endroit. Les mecs qui ne vivent pas ça, en quoi sont-ils pertinents pour critiquer cette violence qui est de l'autodéfense ?

Cette évocation des violences renvoie à l'une de tes assertions : "Le patriarcat est déjà extrémiste".

I : Oui, voilà. On est tout le temps en train de décocher aux féministes un vaste "Not all men", leur reprocher de mettre tous les hommes dans le même panier. Mais les femmes aussi, à différents niveaux, sont toutes mises dans le même panier, selon les discriminations de genre qu'elles subissent, à plus ou moins grande ampleur.

Dès le début, tu rectifies cet adage féministe : "Le féminisme n'a jamais tué personne", en disant : "Le féminisme a bel et bien commis des crimes et c'est tout à son honneur".

I : Oui. En fait c'est très particulier à la France, cette obsession pour le féministe pacifiste. L'Histoire des féminismes en soi n'existe pas officiellement, alors les militantes doivent chercher par elles-mêmes. C'est-à-dire que puisque les livres d'Histoire ne nous apprennent pas l'Histoire des féminismes, ceux qui s'y intéressent très peu vont finalement retenir une version très bourgeoise et institutionnelle du mouvement.

En définitive, on nous fait croire que la violence n'existe pas dans le féminisme "officiel" et cela est nourri par certaines affirmations d'activistes qui prétendent que le féminisme est le mouvement "le plus pacifiste de l'Histoire", ce qui élude une énorme facette du mouvement. Comme s'il fallait être fières de ce pacifisme.

Paradoxalement, les détracteurs reprochent aux nouvelles féministes d'être trop extrémistes alors qu'au siècle dernier, les nanas posaient carrément des bombes. Il y a une vraie méconnaissance historique du féminisme. Je pense que mettre le pacifisme en avant nourrit finalement des formes de complexes chez les femmes et les militantes. Au fond, cela ne fait que culpabiliser celles qui font usage de la violence et de l'autodéfense.

Misandrie, féminicides, révolutions : Irène nous raconte "La terreur féministe"
Misandrie, féminicides, révolutions : Irène nous raconte "La terreur féministe"

Le pacifisme est une véritable obsession culturelle. Or on peut juste regarder les choses en face : comprendre que, si, il y a eu de la violence dans le féminisme, et en chercher les raisons. Que l'on soit d'accord ou pas avec sa légitimité, l'important est de l'accepter, de la prendre en compte et d'en chercher les racines.

D'une certaine manière, un mouvement mobilisateur comme celui des collages contre les féminicides rétorque justement à ce féminisme "officiel". C'est une technique très simple à se réapproprier qui prend le contrepied d'un féminisme institutionnel et académique : à savoir, on ne demande pas la permission de la préfecture, on colle, et on te confronte chaque jour à la réalité, notre réalité. Pour ne plus l'ignorer.

Certaines militantes pourraient te rétorquer : la violence est une arme patriarcale, l'employer est contre-productif. Que réponds-tu à tout cela ?

I : C'est ridicule. Si c'est une arme patriarcale, c'est parce que l'on évolue au sein du patriarcat et que le patriarcat use de la violence – il n'est donc pas paradoxal d'employer ses armes. Les féministes luttent tout de même pour une société pacifiste et égalitaire : la violence n'est pas une fin mais un moyen, et plus précisément un moyen pour accéder à plus d'égalité, dans un système patriarcal et capitaliste où la non-violence n'est pas toujours suffisante, où demander gentiment ne suffit pas.

Ce n'est pas la non-violence qui fait tressaillir le machisme, le racisme ou le fascisme.

Concernant cette violence, tu cites le Scum Manifesto de Valerie Solanas. Mais tu épingles aussi les "positions condamnables" de ce classique misandre. Quelles sont-elles à tes yeux ?

I : J'évoquerais surtout l'aspect "binarité totale" des réflexions de Valerie Solanas. Publié dans les années 60, son livre est très binaire et ce n'est plus trop d'actualité, alors que la théorie queer a depuis largement été intégrée au combat féministe. Le livre de Solanas, vachement imagé, renvoie toujours les individus à leur anatomie. Et cela aussi n'est plus trop d'actu. Puis il y a des passages homophobes et transphobes.

Après, dernière chose, contrairement à Solanas, je ne milite pas pour "exterminer les hommes", mais ça, c'est un détail (sourire). A mes yeux, il ne faut pas prendre le Scum Manifesto comme le guide d'un idéal à atteindre. Il faut le lire dans son contexte, le relier à l'époque de publication, mais aussi à la vie de Valerie Solanas.

Surtout : il faut se questionner, se demander à quel moment le patriarcat inflige une telle souffrance aux femmes que cela pousse certaines d'entre elles à écrire ce genre de textes. C'est ça qui est important. La plupart du temps, on reproche aux femmes leur colère. Mais on ne fait pas l'effort de chercher les raisons de cette colère.

On pourrait aussi dire que le Scum est une oeuvre plus théorique, la tienne un essai plus sourcé, polyphonique et concret.

I : Oui, La terreur féministe est un livre de recherches, un bilan de toutes les choses que j'ai pu apprendre sur le sujet, un recueil d'histoires qui ont eu lieu, avec tout un aspect personnifié – j'accole des visages et des prénoms aux faits que j'évoque. Je croise également les pensées de différents auteurs pour essayer de proposer une vision plus globale, qui ne soit pas unilatérale, ce qui n'est pas le cas de Valerie Solanas.

Avec son éventail de portraits, mon livre démontre également l'aspect systémique de ces violences, le fait que les victimes ne sont pas des cas isolés, proies d'hommes malades, mais bien au contraire, qu'elles baignent dans un système beaucoup plus large. Je tenais finalement à sortir de l'abstraction. Cette même abstraction que l'on retrouve lorsque les médias évoquent "l'extrémisme" supposé des féministes sans jamais vraiment dire ce qu'ils entendent par là – qu'est-ce qui rend une féministe "extrémiste" au fond ?

Moi je voulais contrebalancer en mettant des noms, des vécus, des visages sur ce qui poussent les femmes à la violence. Je le rappelle : aucune des femmes mentionnés dans ce livre n'en a fait usage par hasard.

Mais dans ton livre, tu conclues tout de même : "Personnellement je ne veux pas d'un féminisme violent". Envisages-tu la violence comme une "dernière solution" ?

I : Je trouvais cela important de le dire. Car le débat violence / non violence peut verser dans l'incompréhension globale. Comprendre : celles qui acceptent l'idée de violence féministe ont tendance à être perçues comme des femmes qui adorent faire ça, qui kifferaient casser des vitres en manifs, ce genre de choses. C'est faux.

Quiconque a fait usage de la violence contre un système d'oppression aurait à l'inverse adoré ne pas avoir recours à ces moyens extrêmes. C'est juste qu'au bout du moment... il n'y a pas le choix.

La terreur féministe: Petit éloge du féminisme extrémiste

Un livre d'Irene aux éditions Divergences

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