"La situation pour la communauté LGBTQ+ en Ukraine va empirer quoiqu'il arrive"

Publié le Mardi 08 Mars 2022
Pauline Machado
Par Pauline Machado Journaliste
Pauline s’empare aussi bien de sujets lifestyle, sexo et société, qu’elle remanie et décrypte avec un angle féministe, y injectant le savoir d’expert·e·s et le témoignage de voix concernées. Elle écrit depuis bientôt trois ans pour Terrafemina.
Un cadenas floqué d'un drapeau LGBT et ukrainien dans les rues de Kyiv.
Un cadenas floqué d'un drapeau LGBT et ukrainien dans les rues de Kyiv.
L'invasion russe en Ukraine alarme également la communauté LGBTQ+. Deux activistes resté·es sur place racontent et alertent.
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Depuis le 24 février, l'Ukraine est sous les bombes. Au total, le 8 mars 2022, ce sont plus de 2 millions de résident·es qui ont dû fuir le pays pour échapper à une guerre qu'iels n'ont pas choisie. D'autres, sont resté·es. Par choix ou par obligation, les hommes âgés de 18 à 60 ans ayant l'interdiction de quitter le territoire pour le défendre face à l'armée de Vladimir Poutine. Des troupes qui progressent malgré une résistance locale déterminée, et tuent de plus en plus de civil·es chaque jour.

Au dernier bilan de l'ONU daté du 7 mars, au moins 474 morts dont 17 enfants. "Les chiffres réels sont beaucoup plus élevés", précisent les Nations Unies.

Tymur Levchuk et Anna Leonova sont justement de celles et ceux qui n'ont pas quitté le pays.

Lui, est le directeur de Fulcrum. Elle, la directrice de la Gay-Alliance. Deux des plus importantes ONG de lutte pour les droits LGBTQ+ d'Ukraine. Depuis Lviv et Kyiv, où iels se sont réfugié·es respectivement, les deux activistes dressent un bilan effrayant de la situation, présente et future.

Que craindre de l'invasion quand on connaît la politique ouvertement LGBTphobe que mène le président russe à domicile ? Comment continuer à venir en aide aux personnes marginalisées ? Et surtout : pourquoi il est essentiel de médiatiser les conséquences dramatiques de ce conflit par-delà les frontières ? On a longuement échangé.

La menace Poutine

Quand on contacte Tymur Levchuk par téléphone, l'après-midi du 2 mars, il a déjà quitté la capitale Kyiv, sa ville d'origine. Avec sa famille, il est parti pour Lviv, à l'ouest du pays.

"Le premier jour de la guerre, il n'y avait encore que des attaques aériennes. Mais c'était si difficile d'entendre leur bruit que nous avons fait nos bagages immédiatement", nous explique-t-il. S'y sent-il en sécurité désormais ? Oui et non. "Si on parle de zones de guerre, c'est effectivement plus sûr ici. En revanche, pour ce qui est de vivre en tant que personne appartenant à la communauté queer et d'être accepté, pas vraiment."

L'activiste rappelle ainsi que, certes, "l'Ukraine a fait de grands progrès en matière de droits LGBTQ+ ces dernières années, mais les plus grandes organisations LGBTQ+ étaient situées à Kyiv, à Kharkiv, à Mariopol (des villes durement attaquées par l'armée russe aujourd'hui, ndlr). Si on parle des régions occidentales, comme Lviv, ces associations n'y existent pas, les Marches des fiertés non plus". Et l'homophobie semble davantage ancrée.

"L'Ukraine n'est pas un pays leader en matière de droits humains pour les personnes LGBT en Europe", reconnaît à son tour Anna Leonova, directrice de Gay-Alliance Ukraine (GAU). En couple, elle a fui Odessa pour Kyiv et nous répond depuis la capitale. "Mais par rapport aux autres pays de l'ancienne Union soviétique, la situation est bien meilleure. Bien sûr, il y a eu divers mouvements anti-identité de genre et anti-LGBT, mais ils ne sont rien comparés à ce qui se passe en Russie, au Bélarus et dans les pays d'Asie mineure."

Mobilisation pour l'adoption d'une loi anti-discrimination. Kyiv, 2021.
Mobilisation pour l'adoption d'une loi anti-discrimination. Kyiv, 2021.

Le gouvernement ukrainien a notamment interdit aux employeurs de pratiquer des discriminations fondées sur l'orientation sexuelle et l'identité de genre, et les règles ont été réformées pour permettre aux personnes transgenres de changer plus facilement de statut juridique, énumère Vanity Fair. Cependant, les attaques qui ciblent la communauté LGBTQ+ restent tristement fréquentes et peu réprimandées. Dans 38 % des cas, les policiers n'ont pas enregistré le crime ni ouvert d'enquête, révèle l'étude de l'association Nash Mir.

De quoi rendre le texte sur les crimes haineux (qui couvrait les personnes queer) proposé par l'équipe du président ukrainien Volodymyr Zelensky en 2020 d'autant plus significatif.

"Ces changements font partie des changements civilisationnels de l'Ukraine", poursuit la directrice de GAU. "Il s'agit de l'humanisation et de la démocratisation de la société. [Nous sommes] devenus un pays où le respect du peuple est plus important que l'État et la dictature. Ce que nous constatons, c'est que les références constantes à l'homosexualité dans le domaine de l'information russe et la rhétorique du gouvernement sont des manifestations de masculinité toxique et de mépris total des droits humains."

"L'Union européenne n'offre pas toutes les garanties sur le plan des droits LGBTQ+"

Pour rappel, une loi sur la "propagande gay" adoptée en Russie en 2013 a rendu illégale la promotion des droits des homosexuel·les et a été utilisée pour emprisonner des militant·es, ainsi que fermer des groupes de soutien LGBTQ+ similaires à Fulcrum et GAU. Autre exemple, ajoute le LA Times, lors d'une série de purges anti-gay dans la République tchétchène russe, au cours desquelles des fonctionnaires ont enlevé, torturé et dans certains cas tué des hommes soupçonnés d'avoir des relations sexuelles avec d'autres hommes, le Kremlin a fermé les yeux.

Poutine a également qualifié la fluidité de genre de "crime contre l'humanité", et l'existence d'une "kill list" visant les activistes, journalistes et minorités de genre - démentie par Moscou - inquiète la population. "L'attitude de la Russie sur la question de l'orientation sexuelle et de l'identité de genre est sans ambiguïté", lâche Anna Leonova. "C'est une idéologie de la haine qui fait désormais partie des politiques publiques".

Aujourd'hui, un sort similaire est-il à redouter en Ukraine ? Une potentielle occupation du pays pourrait-elle faire reculer drastiquement les avancées majeures pour les personnes concernées, et engendrer une menace bien réelle sur le territoire ?

"Je crois que l'Ukraine va gagner [la guerre]", affirme Tymur Levchuk. "Mais je pense que la situation pour la communauté LGBTQ+ va empirer quoiqu'il arrive. La société d'après-guerre n'est pas une société avec un agenda libéral sur la table. Ce sera de nouveau comme il y a 10 ans, lorsque nous avons commencé à organiser les premières Marches des fiertés."

Il évoque la toute récente demande d'entrée dans l'Union européenne effectuée par le président Zelensky. "Aujourd'hui, les Ukrainiens pensent qu'il faut tout faire pour rejoindre l'Union européenne, et bien sûr, c'est une situation qui pourrait nous aider. Mais quand on voit ce qu'il se passe en Pologne et en Hongrie pour nos semblables, cela prouve que l'UE ne donne pas toutes les garanties sur le plan des droits LGBTQ+".

Continuer la lutte coûte que coûte

A Lviv, des réfugié·es de l'Ukraine de l'Est arrivent tous les jours. Ici, les mains d'Olena, 43 ans.
A Lviv, des réfugié·es de l'Ukraine de l'Est arrivent tous les jours. Ici, les mains d'Olena, 43 ans.

Avant la guerre, Fulcrum et GAU mettaient en place des refuges pour venir en aide aux personnes LGBTQ+ les plus précaires, entre autres. En plein coeur du combat, cette lutte-là se poursuit et s'élargit. Fulcrum participe désormais à organiser leur évacuation depuis les "villes attaquées" vers Lviv, où se trouve Tymur Levchuk, et à les installer dans des "espaces sûrs".

La Gay-Alliance s'est étendue à "des problématiques humanitaires" plus globales, là aussi en aidant à l'évacuation de civil·es. "Il y a beaucoup d'appels à l'aide en provenance du territoire où se déroulent les hostilités", constate Anna Leonova. Mais heureusement, beaucoup de volontaires qui rejoignent les combats aussi. Ceux des associations pour apporter un soutien vital au peuple, ou ceux qui font rage sur les lignes de défense face à la Russie.

"Si je n'avais pas d'obligations envers le GAU, je serais déjà dans la défense territoriale", précise la militante. Pour Tymur Levchuk, qui n'a pas pu quitter le pays à cause de la mobilisation visant les hommes de moins de 60 ans, la décision n'est pas aussi limpide. "Je soutiens l'armée ukrainienne, mais la question est de savoir si je peux être soldat ou non. Il y a des personnes queer qui rejoignent l'armée ukrainienne (un de ses anciens collègues et militant notamment, ndlr), mais je pense que l'on doit être qualifié pour s'engager."

Il soulève par ailleurs un fléau bien réel : "Il y a également de l'homophobie dans l'armée ukrainienne. Et cela rend le choix de s'engager ou non très difficile."

"C'est aussi une guerre pour la sécurité de toute l'Europe"

Avec une émotion palpable dans la voix, Tymur Levchuk lance un appel à l'aide glaçant : "La Russie attaque l'Ukraine chaque jour. Chaque jour, beaucoup de gens meurent. Beaucoup de gens se terrent dans des refuges. Et le monde doit arrêter cela. L'armée et la société ukrainiennes font tout ce qu'elles peuvent, mais sans le soutien de la communauté internationale, nous ne pouvons pas gagner."

Alors, comment agir ? En faisant des dons aux associations sur place, dont Fulcrum et Gay-Alliance Ukraine. En partageant et en informant sérieusement sur ce qui s'y passe, et en "interpellant vos gouvernements", pressent les deux activistes.

"C'est une guerre non seulement pour notre patrie, notre avenir et notre liberté", conclut Anna Leonova. "C'est aussi une guerre pour la sécurité de toute l'Europe. Le ciel paisible au-dessus de vos maisons, la vie paisible de vos familles. Et il est de notre devoir - avec vous - de lutter contre le mal qui a engendré la cupidité, l'inhumanité et la cruauté de la tyrannie de Poutine."

Ce 8 mars au matin, suite aux pourparlers russo-ukrainiens tenus au Bélarus, des cessez-le-feu locaux ont été mis en place et des couloirs humanitaires organisés pour évacuer les civil·es de Kyiv, Soumy, Kharkiv, Tcherniguiv et Marioupol.

Depuis la cour de son bureau, le président Zelensky et symbole de la résistance locale, a filmé les flocons tardifs se poser sur le sol. "Il neige", dit-il. "C'est le printemps que nous avons. Le printemps de cette année est comme cette guerre, sévère. Mais tout ira bien. Nous allons gagner". Un message d'espoir au milieu des ruines, qui laisse sans voix.