Katharine Graham : l'incroyable destin de l'héroïne du nouveau Spielberg

Publié le Mercredi 24 Janvier 2018
Léa Drouelle
Par Léa Drouelle Journaliste
Katharine Graham, propriétaire et éditrice du Washington Post de 1963 à 1979.
Katharine Graham, propriétaire et éditrice du Washington Post de 1963 à 1979.
Le nouveau film de Steven Spielberg sort sur les écrans ce mercredi 24 janvier. Intitulé "Pentagon Papers", le long métrage s'inspire de l'histoire de Katharine Graham, propriétaire et éditrice du Washington Post qui en 1971, a tout risqué pour révéler au grand jour l'un des plus importants scandales de l'histoire des États-Unis.
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C'est ce mercredi 24 janvier que sort le nouveau film de Steven Spielberg, The Post (Pentagon Papers en France). Le long métrage revient sur l'affaire des "Pentagon Papers" qui a secoué les États-Unis au début des années 70. Nous sommes en 1971, dans les couloirs de la rédaction du Washington Post. Benjamin Bradlee (Tom Hanks), rédacteur en chef du Post, se retrouve en la possession d'une vraie mine d'or : un document de 7000 pages dévoilé par un ancien analyste militaire américain qui fait mention des mensonges perpétrés par 4 présidents américains sur l'implication des États-Unis dans la Guerre du Vietnam. Initialement révélé par le New York Times, ce scoop entraîne des poursuites judiciaires à l'encontre du journal. L'administration du président Nixon obtient en effet une injonction du tribunal interdisant au New York Times de publier quoique ce soit en rapport avec l'affaire des "Pentagon Papers". Une opportunité unique pour le Washington Post de tirer son épingle du jeu.

Mais pour Katharine Graham, propriétaire et éditrice du journal, le choix s'avère cornélien. D'un côté, son équipe de reporters se montre prête à tout pour débusquer et révéler les moindres détails de cette obscure affaire. De l'autre, les investisseurs et les avocats du groupe de presse la supplient d'abandonner. Le film raconte comment Katharine (Kay pour les intimes) a tenu bon face aux énormes pressions juridiques et financières qui pesaient sur elle et a finalement décidé de publier ces fameux "Pentagon Papers". Qui était cette femme hors du commun incarnée à l'écran par la talentueuse Meryl Streep ?

Enfance dorée

Katharine Graham (née Meyer) a vu le jour le 16 juin 1917 à New York. Son père Eugène Isaac Meyer, grand magnat de la finance de la côte est des États-Unis, lui offre une enfance dorée : somptueuse demeure à New York, scolarité brillante dans les établissements prestigieux de la ville, réceptions mondaines en présence des plus grandes personnalités de la sphère politique et financière de l'époque. Lorsqu'elle entame ses études supérieures, elle se passionne très vite pour les sciences politiques et l'économie. Katharine ne tarde pas non plus à développer un engagement politique et social très fort : elle milite notamment en faveur de la paix, du désarmement et des libertés civiques.

En 1933, Eugène Isaac Meyer rachète un journal au bord de la faillite : le Washington Post. Cinq ans plus tard, Katharine y signe ses premiers articles, après avoir démarré une carrière de reporter dans un journal de San Francisco. Mais son destin bascule deux ans plus tard en 1940, lorsqu'elle épouse le sénateur Phil Graham. Brillant juriste diplômé de la Harvard School Law School, ce dernier ne manque pas d'impressionner son beau-père qui le nomme PDG du Washington Post en 1948 et lui cède 70% des parts du journal. Katharine n'en récupère que 30%. Cet événement la relègue rapidement au statut de femme au foyer pendant plus de 15 ans, période qu'elle consacrera à l'éducation de leurs quatre enfants, mais qui l'éloignera de la grande carrière de journaliste dont elle rêvait tant. Du moins, pendant un temps.

Katharine Graham et Benjamin Bradlee dans les locaux du Washington Post en 1971.
Katharine Graham et Benjamin Bradlee dans les locaux du Washington Post en 1971 .

Vers un journalisme plus indépendant

En 1962, Phil Graham- qui était jusqu'ici parvenu à faire renaître le Washington Post de ses cendres et à bâtir un véritable empire de la presse en rachetant plusieurs titres -sombre peu à peu dans la dépression. Katharine se voit dans l'obligation de le faire interner en hôpital psychiatrique. Il se suicide quelques mois plus tard. À l'époque, Katharine Graham a 45 ans. Son existence prend alors un tournant radical : bien décidée à aller à l'encontre des dernières volontés de son défunt mari- qui souhaitait que la totalité de ses parts revienne directement à ses enfants- celle-ci fait des pieds et des mains pour s'imposer à la tête du Post et reprendre les rênes du journal.

Elle obtient gain de cause et devient ainsi la première femme des États-Unis à diriger un groupe de presse. Mais la victoire est loin d'être assurée pour cette héritière qui doit parvenir à se faire une place malgré son manque d'expérience et, de surcroît, dans un secteur majoritairement dominé par les hommes. Ses nouveaux salariés acceptent en effet plutôt mal de se retrouver sous les ordres d'une femme. Elle parviendra cependant à leur faire changer d'opinion en créant une ligne éditoriale plus en phase avec la déontologie journalistique, notamment en démantelant peu à peu les relations incestueuses avec les institutions et personnalités politiques que son mari, en bon homme d'affaires, avait soigneusement entretenues lors de ses années à la tête du journal. Katharine doit également sa réussite au soutien infaillible du pugnace Benjamin Bradlee, qu'elle engage en 1965 et qui occupera les fonctions de rédacteur en chef jusqu'en 1991.

Katharine Graham avec l'homme d'affaires britannique Sidney Bernstein, mars 1974.
Katharine Graham avec l'homme d'affaires britannique Sidney Bernstein, mars 1974.

Médaille présidentielle de la liberté à titre posthume

Durant tout son règne au Washington Post, qui s'étend de 1963 à 1979 (date à laquelle elle lègue la direction du journal à son fils Donald E.Graham) - la "Grande Kay" mettra un point d'honneur à insuffler au Post un journalisme d'investigation libre et indépendant. Un défi qu'elle relèvera avec brio, d'abord avec les "Pentagon Papers", mais surtout avec le "Watergate". À l'époque, elle donne carte blanche à deux journalistes de la rédaction- un certain Bob Woodward et un certain Carl Bernstein- pour mener l'enquête sur l'étrange affaire des écoutes illégales au siège du Parti démocrate qui étaient en fait directement orchestrées par la Maison Blanche. Le récit de ce scandale qui a conduit à la démission du président Nixon en 1974 a sans conteste fait entrer le Washington Post dans la légende.

"Ce fut l'un des moments les plus intenses de la vie du journal et de ma propre vie", a écrit Katharine Graham dans ses mémoires "Histoires personnelles", qui lui ont valu le prix Pulitzer en 1998. En 2002, le président républicain George W Busch lui remet la médaille présidentielle de la Liberté (Presidential Medal of Freedom) à titre posthume (elle décède en juillet 2001).

"Une consoeur aussi charmante qu'elle était forte"

Katharine Graham demeure sans conteste l'une des femmes d'affaires les plus influentes de l'histoire des États-Unis et une grande figure de la presse outre-Atlantique. Était-elle féministe ? Pas particulièrement, d'après plusieurs personnes qui l'ont cotoyée. La journaliste Mary Pleshette Willis raconte par exemple dans un post publié sur le site Women In The World qu'elle a un jour interviewée Katharine dans une suite d'hôtel. "Elle m'a ouvert la porte en peignoir de bain. (...) Alors que je posais mes questions, elle s'est mise à l'aise et s'est dévêtue en me disant qu'elle devait se préparer pour une soirée. Était-ce du harcèlement sexuel ? Évidemment pas. De l'intimidation ? Absolument", raconte la reporter. Elle explique cependant dans le même article avoir revu son jugement quelques temps après la fameuse interview. "Plus tard, j'ai réalisé, dans ma naïveté, que Graham était d'abord une femme avant d'être cette personne énergique que tout le monde connaît. Une consoeur aussi charmante qu'elle était forte". Katharine Graham était donc une femme d'affaires extrêmement puissante... et profondément inspirante.