Avec "Qui est Miss Paddle ?", Judith Duportail met à nu le phénomène de l'emprise

Publié le Vendredi 15 Mai 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
"Qui est Miss Paddle", une production Pavillon Sonore.
"Qui est Miss Paddle", une production Pavillon Sonore.
"Quand je me suis enfin libérée de cette relation toxique, j'avais l'impression d'avoir été essorée – comme si j'étais sortie d'une machine à laver". Avec le podcast "Qui est Miss Paddle ?", la journaliste Judith Duportail délivre une étude aussi riche qu'habitée des relations toxiques. Une passionnante immersion au sein de l'emprise.
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"Dans un couple, la frontière qui sépare le conflit de la violence est parfois invisible". Miss Paddle est une "fille d'Instagram", de celles qui accumulent les likes, avec son "corps de déesse" attisant désirs et jalousie. Un like, ce n'est rien. Et pourtant, c'est tout. Avec son podcast Qui est Miss Paddle ?, création du studio Pavillon Sonore, la journaliste Judith Duportail nous raconte justement "l'histoire d'un like sur Instagram, d'un like et de tout ce quédité par e ça peut vouloir dire".

Quand l'ex-compagnon de la trentenaire se met soudainement à "liker" les photos de "la Miss", un véritable séisme bouleverse son monde. Obsession et doutes, manipulations affectives et remarques blessantes, les tensions s'alignent au sein du couple. Oui, nos réseaux sociaux ont bien des choses à raconter sur nos relations amoureuses. Et sur la toxicité qui peut s'en dégager. La preuve en six épisodes d'une redoutable pertinence.

Récit immersif et incarné d'une expérience aussi douloureuse qu'intime, Qui est Miss Paddle ? décrit avec fracas ce phénomène si complexe que l'on appelle "l'emprise", saisissant ces émotions et actes aussi contradictoires que violents qui parcourent les relations toxiques. Des affects qui en disent long sur notre vie sentimentale, mais également sur les rapports entre hommes et femmes au sein de notre société.

Débrief étendu de cette introspection sonore en compagnie de son instigatrice.

Terrafemina : Comment t'es venue l'idée de ce podcast très personnel ?

Judith Duportail : Quand je me suis enfin libérée de cette relation toxique, j'avais l'impression d'avoir été essorée – comme si j'étais sortie d'une machine à laver. J'étais exsangue et je souhaitais déjà comprendre ce qui s'était passé. Les psys définissent l'emprise comme la perte de sa boussole intérieure, de son instinct. J'étais sidérée d'avoir expérimenté ça, la perte de mon lien avec mon moi profond. Comprendre c'était déjà une façon de reconquérir mon autonomie intellectuelle, ma liberté. J'ai voulu aussi raconter, témoigner, partager.

Expliquer à quel point c'est une torture quand l'homme que tu aimes, l'homme avec qui tu voulais faire ta vie, devient un danger pour toi. J'ai aussi l'espoir d'aider celles et ceux qui sont sous emprise aujourd'hui. Leur envoyer toute ma compassion et leur donner du courage. Leur rappeler que de l'autre côté, il y a la lumière.

Ce qui ressort de ce récit, ce sont toutes les émotions contradictoires que l'emprise engendre, la complexité psychologique de la situation.

J. D. : Oui. Lorsque l'on est sous emprise, ou très amoureux d'une personne violente, dans un couple toxique, on se retrouve traversé·e par des courants contraires qui emportent dans des tourbillons infernaux : on souffre, on sait bien que cette relation est en train de nous détruire, mais en même temps on peut encore trouver que celui ou celle qui vous fait du mal est génial·e, parce que parfois il ou elle l'est vraiment ! Ma relation avec mon ex a aussi été sublime, par moments. C'est un crève-coeur de se rendre compte de ça, que l'amour et la violence peuvent cohabiter, l'intimité et et la manipulation, les coups bas et la douceur.

C'est un déchirement interne qui rend fou. Après la rupture, j'avais le coeur brisé, mon ex me manquait horriblement, comme n'importe qui après un chagrin d'amour. Mais en même temps je lui en voulais tellement, j'étais habitée par une colère énorme, j'aurais voulu ne jamais l'avoir rencontré. C'est une expérience terrifiante que de vivre des émotions à ce point opposées, j'avais l'impression que j'allais disjoncter de l'intérieur, comme si on envoyait deux commandes contradictoires à une machine.

C'est donc très spécial et difficile à partager, car c'est dur de dire à ton entourage que le mec qui était violent avec toi te manque, que tu voudrais qu'il te serre dans ses bras. C'était très important pour moi de montrer cet aspect des relations toxiques, de montrer pourquoi c'est si difficile de quitter une relation violente, c'est pas qu'on est masochistes, faibles ou qu'on ne sait pas se faire respecter : c'est qu'une relation violente, c'est avant tout un immense chagrin d'amour.

Dans un épisode, tu lies le masculinisme à l'emprise, le "male gaze", ce regard masculin qui objectifie le corps des femmes, et les relations toxiques. Qu'est-ce qui relie ces deux phénomènes ?

J. D. : Je pense que, en tant que femme, la société nous apprend à nous considérer nous même comme un corps ou comme un objet avant d'être toi-même un sujet, une personne pensante. C'est ce qu'explique Virginie Despentes quand elle écrit dans King Kong Théorie : "les hommes n'ont pas de corps". On nous somme de vivre à l'extérieur de nous, de ne pas vivre notre corps à travers nos émotions, nos sentiments, nos perceptions, mais notre apparence.

Selon moi, c'est comme une forme de dépersonnalisation collective. Et cela nous rend toutes collectivement plus enclines à entrer dans un processus de relation toxique, car on nous éduque à considérer les besoins de l'autre avant les nôtres. Dans Miss Paddle, j'explique que dès l'épisode 2 j'ai tous les warnings allumés dans ma tête, je sens bien qu'il se passe quelque chose de pas normal : mais je ne les écoute pas tout de suite.

Être à l'écoute de mes besoins avant de chercher à plaire a été pour moi un travail colossal, une révolution, et j'ai le sentiment que c'est une révolution que nous devons toutes nous coltiner, nous devons désapprendre à nous considérer comme des objets.

A travers le personnage de Miss Paddle, dont les photos sont likées par ton ex, tu nous explique que l'emprise peut commencer par un like, que cette violence peut s'exprimer par des pratiques numériques intentionnelles tout sauf anodines...

Judith Duportail : J'ai choisi de construire le podcast autour d'un like, pour montrer combien nos actions sur les réseaux sociaux sont bien moins anodines qu'il n'y paraît. Les réseaux sociaux peuvent devenir une arme de manipulation. On le sait parce qu'on le fait tous : qui n'a jamais publié une photo de soi trop belle pour faire enrager un ex ? Voilà, ça c'est de l'ordre de la manipulation ordinaire on va dire. Mais ces mêmes mécanismes peuvent être poussés bien plus loin dans le but de nuire, et c'est ce qui s'est passé avec mon ex.

Moi, je croyais que la violence dans un couple c'était forcément; je sais pas, les assiettes qui cassent, les bleus, les scènes, ou alors comme je l'explique dans le podcast que trahir c'était forcément tromper. Mais parfois ça passe par des actions bien plus petites et pernicieuses : mon ex savait que les images de femmes parfaites me faisaient mal, que j'étais complexée par rapport aux femmes comme Paddle.

Et donc, il likait pour que je le vois ensuite, pour venir appuyer sur mes points faibles, comme une forme de "punition" quand il trouvait que j'étais trop "aguicheuse." Voilà, ça, en fait, c'est déjà de la violence.

Les réseaux sociaux exacerbent-ils cette toxicité ? Empêchent-ils d'en sortir ? Je pense à Facebook qui te renvoie à des "souvenirs" d'il y a un, deux, trois ans par exemple...

Judith Duportail : Oui. Je pense que les réseaux sociaux sont en train de bouleverser de façon très profonde notre rapport à notre passé, nos mémoires, nos souvenirs. Dans ma tête, mes souvenirs anciens n'ont pas exactement la même couleur que mes pensées actuelles, et puis ils bougent, évoluent, parfois je me rappelle d'un aspect d'une personne, d'une période, puis d'un autre.

Sur nos fils Instagram, tout reste, année après année, les photos s'accumulent comme des briques. J'ai l'impression qu'on n'évolue plus, on accumule. Dans l'histoire que je raconte dans le podcast, c'est exactement cette question qui s'est posée, celle du passé, de la place du passé, qui était bien trop présent.

Mon ex n'arrivait pas à dépasser mon passé amoureux et sexuel, ne supportait pas de voir des photos de moi "d'avant", cela le brûlait de l'intérieur. Je pense que notre relation aurait aussi été violente si elle avait eu lieu dans les années 80, mais peut-être de façon moins pernicieuse. Dans le podcast je raconte que mon ex vrille et se met à regarder des vidéos sur Youtube de masculinistes. Quand je lui ai demandé pourquoi il regardait ces vidéos il expliquait qu'il était bombardé de pubs pour ce type de contenus. Dans un monde sans pub ciblée et sans la finesse de l'algorithme de Youtube, aurait-il été autant encouragé dans sa violence ?

En subissant cette emprise, tu perds connexion avec toi-même. Mais aussi avec ton entourage : tu as peur que les gens ne te comprennent pas. Tu crains d'être prise pour une drama queen...

J. D. : Oui. En vivant cette relation, je me sentais honteuse, piteuse, minable. Déjà car je sais que moi aussi j'ai été violente, je n'avais pas du tout un comportement exemplaire. Mais si j'ouvrais mon coeur sur ce que je traversais, j'avais peur d'être jugée. J'avais peur que mon entourage se dise : "Judith ne doit pas être facile non plus, et si c'était elle qui faisait tourner son mec en bourrique ?"... Et puis j'avais honte de rester malgré le calvaire qu'était notre relation. Je l'explique dans le podcast, j'avais à la fois peur qu'on ne me croit pas, et peur qu'on me croit. Car si on me croyait, il faudrait partir, et j'en étais incapable.

Aussi, j'avais honte de me retrouver à nouveau célibataire, à 33 ans. C'est tellement absurde ! Je ressentais le poids de la pression sociale, je me disais qu'on allait parler autour de moi, se dire "ah bah elle a encore raté", "elle galère quand même sacrément celle-là", etc. Avec du recul, ce genre de réflexions ne devrait même pas rentrer en ligne de compte. Mais on harcèle tellement les femmes avec l'injonction au couple que cette petite musique reste inscrite dans un coin de ta tête, même quand tu vis une relation violente.

Crois-tu que l'on romantise encore trop les relations toxiques ?

Judith Duportail : Carrément. L'image du couple que l'on voit dans les films est souvent toxique. Ou en tout cas irréaliste. Je crois qu'il faut rappeler que, tout comme le porno ce n'est pas le sexe, les comédies romantiques ce n'est pas l'amour. Rien que le "coup de foudre" ! C'est très beau au cinéma mais il faut s'en méfier. Enfin en tout cas moi, je m'en méfierai toute ma vie dorénavant. Avec mon ex, on est tombés amoureux en un week-end.

En réalité c'est très étrange, je l'ai aimé sans le connaître, je me suis engagée sans le connaître. On nous somme d'attendre pour coucher mais le plus important selon moi est d'attendre avant de s'engager pleinement émotionnellement.

"Qui est Miss Paddle ?", une production Pavillon Sonore.
"Qui est Miss Paddle ?", une production Pavillon Sonore.

Je crois qu'il faut garder en tête que l'amour n'est pas si différent de l'amitié. Si j'avais rencontré une fille en soirée et qu'au bout de deux jours seulement elle m'avait dit : "tu es ma meilleure amie, on ne va plus se quitter, je n'ai jamais connu une fille comme toi" je me serais un peu méfiée, je me serais dit "ça va vite quand même".

J'aurais dû me dire la même chose en amour. Aujourd'hui, je crois que nous les auteurs·ices et les journalistes nous devons prendre la la responsabilité de montrer de nouveaux récits qui ne soient pas empreints de cette toxicité. Raconter autrement les histoires d'amour.

La Judith que tu étais avant ce podcast est-elle différente de celle que tu es maintenant ?

J. D. : Oui. Jusqu'à la sortie du podcast, j'avais encore honte. Mais aujourd'hui plus du tout.

Quels conseils donnerais-tu à celles et ceux qui pourraient être victimes d'une relation toxique ?

J. D. : Je leur dirais d'abord de se tourner vers l'aide de professionnels, d'appeler le 3919. Moi je leur avais téléphoné et ces femmes m'ont été d'un immense secours. J'ai énormément de choses à dire à ces personnes mais je veux rappeler que je ne suis ni psy, ni travailleuse sociale, donc je peux dire des maladresses ou donner des conseils qui ne soient pas adaptés à une situation plus grave ou différente de la mienne.

Cette précaution prise, je voudrais leur dire que je les comprends, que je suis sûre que leur partenaire a plein de qualités malgré sa violence, sinon elles ne l'auraient pas choisi, mais qu'hélas aucune qualité ne peut "compenser" la violence. J'aimerais leur conseiller de faire, dès aujourd'hui, une toute petite chose qu'elles aimaient faire avant l'emprise, avant la violence.

Moi j'adorais danser en boite, évidemment c'était compliqué avec mon ex, mais juste je faisais des promenades en écoutant de la musique, en me rappelant que j'avais été cette femme, libre, fêtarde, joyeuse. Je dis ça car l'emprise est une accaparation psychologique, une rupture entre soi et soi.

Alors la première étape c'est de retisser le lien avec son monde intérieur. Faites une toute petit chose pour vous aujourd'hui, et une autre demain, et après-demain. Evidemment je veux leur conseiller de partir, de rompre, c'est la seule solution. Mais je sais combien il est difficile d'y arriver. Je ne veux pas mentir, la rupture ne sera pas une libération immédiate, c'est très difficile de se relever d'une telle histoire. Et oui, c'est vrai, c'est pénible de repasser par la case célibat, et c'est dur de draguer après une telle souffrance.

Mais c'est immensément moins difficile que ce qu'elles sont en train de vivre. Parce que c'est si bon de vivre debout, sans honte, sans craindre sa prochaine erreur, c'est si bon d'acheter une baguette en souriant au boulanger sans se dire qu'on va le payer parce qu'on a été aguicheuse ! Et ça à tout âge, non, ce n'est pas trop tard, il n'est jamais trop tard pour vivre libre, il n'est jamais trop tard pour sourire au boulanger !

Je voudrais aussi leur dire de ne pas se mettre la pression, je sais aussi que c'est long de partir, alors ne paniquez pas si vous ne vous en sentez pas capable tout de suite. La vie contrairement à ce qu'on dit, c'est long.

Chaque petit pas vers la liberté est un pas de gagné. Il y a le temps. Une image que je convoquais moi qui m'aidait beaucoup moi c'était d'imaginer que mon futur et mes rêves attendaient gentiment que je parte pour qu'on continue notre route ensemble, qu'ils étaient comme un bon chien qui attend, sage et tranquille, roulé en boule que maître rentre. J'imaginais un gros chien de dessin animé pour enfant, je le visualisais sur un tapis à côté d'un feu de cheminée, et cette image m'amusait et m'apportait un peu de douceur, de réconfort.

Alors je veux leur dire que pour elles c'est pareil, je veux leur dire de visualiser le bon gros toutou, il est là, tout doux et tout chaud, c'est l'avenir qui les attend, et qui n'ira nulle part sans elles.