"Les violences faites aux femmes ne sont pas l'apanage de la misère sociale"

Publié le Jeudi 15 Novembre 2018
Léa Drouelle
Par Léa Drouelle Journaliste
Plaintes pour viol au commissariat : lieu d'écoute ou de mise en doute de la parole des femmes ?
Plaintes pour viol au commissariat : lieu d'écoute ou de mise en doute de la parole des femmes ?
Ce jeudi 15 novembre, l'émission "Envoyé Spécial" diffuse un reportage consacré à la manière dont les femmes victimes de violences conjugales et de harcèlement sont reçues quand elles portent plainte.
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Ce jeudi 15 novembre à 21h, le magazine de France 2 Envoyé Spécial diffusera "Le Bureau des plaintes", sujet sur les plaintes des victimes de violences conjugales, de harcèlement ou de viol, réalisé par Catherine Boullay et Damien Pasinetti.

Le reportage s'ouvre sur une voix menaçante désincarnée : "Je te retrouverai", affirme dans un message vocal l'homme qui harcèle Sophie depuis des mois. Les faits se déroulent dans les bureaux de la Brigade de protection de la famille (BLPF), au commissariat du 15e arrondissement de Paris.

Dans cette unité- rare en France puisqu'on ne compte que 278 BLPF sur l'ensemble du territoire- 8 hommes et femmes reçoivent chaque jour des victimes de harcèlement et/ou de violences sexuelles.

Peur des représailles

Menaces de mort, chantage... Les victimes mettent souvent du temps à porter plainte. Stéphanie, harcelée par un homme pendant des mois, a réussi à franchir la porte du commissariat.

Son identité préservée par un visage flouté et une voix transformée convainquent la femme de s'exprimer devant la caméra, même si la journaliste Catherine Boullay (qui l'a filmée), doute du degré d'enthousiasme de la jeune femme à l'idée de revoir "le moment le plus difficile de sa vie" en vidéo.

Au cours de son entretien, Stéphanie explique qu'elle avait "honte" et se sentait "coupable" à l'idée de porter plainte. La peur des représailles est l'une des premières raisons invoquées par les femmes pour ne pas engager de poursuites contre leur bourreau.

Car pour ces femmes, les agresseurs sont rarement des inconnus. La plupart du temps, il s'agit de leur conjoint ou d'un ex-compagnon. Il n'est d'ailleurs pas rare, comme précisé dans le reportage, que la victime retire sa plainte, parce qu'elle est effrayée à l'idée de devoir totalement couper les ponts avec son harceleur.

"Le déni est la norme. Les aveux, l'exception"

Julia, séparée de son ami depuis six mois, a reçu plus de 800 emails depuis la rupture. "J'étais son obsession, je suis son obsession", explique-t-elle à Frédéric, policier de la BPLF du 15e arrondissement qui recueille sa plainte. Après plusieurs minutes, l'entretien s'intensifie : derrière cette histoire d'harcèlement, Frédéric soupçonne des faits encore plus graves. Il demande alors à Julia si elle a subi des violences sexuelles.

La tension est palpable. Bouleversée, la femme commence à répondre mais s'interrompt rapidement pour prendre un mouchoir. Frédéric lui demande si elle se sent plus à l'aise à l'idée de répondre en écrivant sur une feuille de papier. Elle acquiesce.

Quand Julia sort, Frédéric appelle l'agresseur pour le convoquer. La plainte a été enregistrée, il est donc dans l'obligation de se présenter au commissariat. Une fois au poste, l'homme semble "tomber des nues".

Le policier le bouscule un peu, lui fait comprendre qu'envoyer plus de 800 mails à la même personne, ce n'est pas normal. Mais rien à faire... L'homme continue à faire l'autruche. "Dans les affaires de violences conjugales, le déni est la norme. Les aveux, l'exception", commente la journaliste en voix off.

"Après, on se sent mieux"

Chaque année en France, environ 225 000 femmes sont victimes de violences sexuelles ou sexistes et de harcèlement psychologique. Les victimes sont issues de tous les milieux socio-culturels et n'ont pas nécessairement le même âge.

"C'était très important pour moi de montrer que les violences ne sont pas l'apanage de la misère sociale. Je voulais bien faire comprendre que les hommes qui frappent leur femme appartiennent à toutes les classes sociales y compris les classes aisées instruites et diplômées", souligne Catherine Boullay.

Cette année 2018, le nombre de plaintes a augmenté de 20%. Une conséquence imputable aux mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, qui ont incité des milliers de victimes à sortir du silence. "Les femmes portent plainte plus vite, le jour-même ou le lendemain", remarque Frédéric.

"C'est quand on dit 'non' que ça devient le plus difficile. Ça prend du temps. Mais après, on se sent mieux", affirme Sophie devant les caméras, après que son agresseur a été interpellé.

Malgré ces progrès, il subsiste un manque cruel de formation de la part des agent·es de police, qui parfois ne réservent pas un accueil digne de ce nom aux victimes, les dissuadant parfois de réitérer leur plainte. Les témoignages de victimes publiés par le Groupe F et le tumblr "Paye Ta Police" en avril dernier avaient déclenché une forte vague d'indignation.

"C'est vrai que beaucoup de collègues ne savent pas trouver les mots dans ce genre de situation", concède le directeur de la Brigade, Jean-Christophe, devant les caméras d'Envoyé Spécial. "Je pense qu'à Paris, notamment dans ce commissariat du 15e, il y a une vraie différence de traitement. Même si c'est vrai que les formations auxquelles nous avons assisté laissent à désirer. On a suivi une journée, et franchement c'était assez léger, pas à la hauteur des enjeux, ce que j'ai trouvé choquant", confirme la journaliste Catherine Boullay.

"La réalité se situe souvent entre les deux"

Le commissariat est-il donc un premier pas vers la reconstruction ou l'épreuve de trop ? "On entend souvent que c'est atroce d'aller au commissariat pour porter plainte. Mais je savais aussi que le commissariat est le seul endroit où l'on peut mettre fin à ce cauchemar. La réalité se situe souvent entre les deux : un policier qui reçoit votre plainte ne va pas forcément vous regarder de travers et vous accuser d'avoir porté une mini-jupe mais il ne va non plus vous prendre dans ses bras et déborder d'empathie", explique Catherine Boullay.

"Il y a un grand chantier à ouvrir au niveau des formations. Je pense qu'il faut beaucoup de volonté politique pour pallier ce manque évident. Mais il ne faut pas oublier que les agent·es font avancer les choses. L'important pour elles/eux est de recueillir le plus d'informations possible afin de rendre le procès-verbal réutilisable par le parquet. Cela implique de poser des questions intrusives qui dérangent, sur ce qu'il s'est exactement passé ou sur la manière dont elles étaient habillées au moment des faits. Ces informations sont précieuses pour la justice qui pourra confronter son agresseur à ses mensonges", rajoute la journaliste.

Chaque année, plus de 60 000 femmes portent plainte pour harcèlement et violence. Pourtant, l'an passé, seuls 17 000 harceleurs ont été condamnés.

"Le Bureau des Plaintes", jeudi 15 novembre dans Envoyé Spécial. À 21h sur France 2

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