"C'est la domination qui intéresse les personnes qui incestent"

Publié le Mardi 11 Octobre 2022
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Y'a-t-il une culture de l'inceste, tout comme il y a une culture du viol ? Oui, selon Juliet Drouar et Iris Brey, qui ont dirigé un ouvrage collectif sur le sujet. Une réflexion critique, sensible, importante, qui fustige l'impunité et politise les violences.
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La culture de l'inceste. C'est le titre-choc d'un ouvrage collectif intime et politique, pensé pour dire les diverses manières de lutter contre ce fléau qui touche une personne sur dix aujourd'hui. Ce livre important dirigé par Juliet Drouar et Iris Brey redéfinit l'inceste comme l'exemple le plus flagrant de la violence patriarcale. Autrement dit ? Une forme de domination qui se perpétue au sein d'un système qui la banalise. Et l'euphémisation de l'inceste passe notamment par notre... culture, justement. Films, séries, romans...

Des représentations qu'Iris Brey, que l'on connaît notamment pour son essai Le regard féminin, passe au crible l'espace d'un minutieux chapitre. Interroger les formes de l'inceste, sa portée politique - évidente dans une société régie par les rapports de pouvoir - mais également l'importance de sa mise en mots, c'est ce que propose cet opus polyphonique puissant, et nécessaire, à l'heure où la parole exige d'être écoutée.

Un sujet qui méritait bien un échange en compagnie de l'autrice.

Terrafemina : Ce livre collectif nomme et définit une "culture de l'inceste", tout comme on parle de "culture du viol". Pourquoi cette définition importait-elle tant ?

Iris Brey : Nommer la culture de l'inceste est une manière de donner une forme de réponse à : comment peut-on se battre contre l'inceste ? Nommer les choses comme on a pu nommer la culture du viol, c'est donner la possibilité aux personnes qui ont vécu l'inceste ou le viol de pouvoir en parler.

De la même manière qu'on a pensé que le viol était un fait exceptionnel, quelque chose qui se déroule tard le soir, dans un parking, perpétué par des monstres, avant de démontrer le contraire, il faut rappeler que l'inceste n'est pas une exception. Il touche une personne sur dix. Et les hommes qui le font - car ce sont majoritairement des hommes - ne sont pas forcément des monstres, mais des individus qui pensent qu'ils peuvent "se servir".

Dans ce rapport de domination, l'inceste touche une grande majorité de personnes considérées comme des "minorités" : les femmes, les enfants, autrement dit toutes les personnes qui ne dominent pas.

C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond
C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond

Parler de culture de l'inceste, c'est aussi rappeler que la culture (les films, les séries) tend à normaliser l'inceste par ses représentations. Vous revenez d'ailleurs sur ces fictions dans ce livre.

I.B : Voilà encore un parallèle que l'on peut faire avec le viol. Le viol a très peu été représenté comme une violence sur nos écrans, il a été surtout érotisé, quand il n'alimentait pas directement des stéréotypes liés aux violences sexuelles. Or la représentation de l'inceste dans notre culture elle aussi est problématique.

Lorsqu'il s'agit de représenter des incestes frères/soeurs comme des amours interdits par exemple, alors que l'inceste est majoritairement perpétré par des pères ou des figures paternelles sur des enfants. On manque de représentations de l'inceste comme forme de domination, et comme violence. C'est notamment pour cela qu'on a tant de mal à en parler.

A ce titre, on a très peu de récits d'inceste, en littérature, au cinéma, dans les séries, qui soient racontées du point de vue de la personne incestée. On observe une hésitation comme si, en allant vers ces récits, ces points de vue, on allait renverser un ordre social. Et je pense d'ailleurs que c'est le cas. On ne veut pas accepter ces films-là car cela troublerait tout l'ordre établi.

Après, globalement, c'est très difficile de se confronter au récit d'inceste et d'y réfléchir de manière collective. On a justement fait un livre collectif sur l'inceste avec Juliet car on a besoin d'une réaction collective à ce sujet.

La difficulté d'écrire sur l'inceste est d'ailleurs abordée dans le livre. Explorer ce thème précis sous l'angle du politique et du théorique plus que du témoignage n'est pas si courant...

I.B : Je pense que des récits différents peuvent coexister. Se décoller du récit individuel pour y penser de manière pluridisciplinaire permet de réfléchir à comment on change les choses, au pourquoi... Mais pas forcément aux conséquences de l'inceste. Or un livre de témoignage parle justement de cela.

C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond
C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond

La familia grande de Camille Kouchner ou les livres de Christine Angot nous dévoilent les conséquences de l'inceste, la dévastation qui s'ensuit. Et ça aussi, c'est très important. Mais privilégier une approche théorique afin de réfléchir d'une manière globale à l'inceste, à son pourquoi, importe également.

Il est dur de poser des mots sur l'inceste, un sujet envahi par le silence, mais aussi, comme vous l'écrivez, par l'oubli...

I.B : Oui, cela se voit notamment par les représentations qui sont faites de l'inceste. Dans la littérature de Christine Angot, on trouve des blancs sur les pages. A l'écran, des hors-champs, des silences. C'est très difficile de raconter l'inceste car la mémoire fait que c'est forcément un récit à trous. C'est très compliqué de raconter ou de filmer ce qui est manquant. Dans le champ du cinéma, c'est une question théorique, politique, poétique.

A propos du retentissement de ce sujet, notamment à travers le mouvement #MeTooInceste sur Twitter et diverses émissions, assiste-t-on à une libération de la parole, ou comme le dit Camille Kouchner, à une libération de l'écoute ?

I.B. : Une libération de l'écoute, c'est très clair. L'anthropologue et directrice de recherche au CNRS Dorothée Dussy le montre aussi dans son livre de référence Le berceau des dominations : les enfants parlent, ce sont les adultes qui ne veulent pas écouter. Au moment de #MeToo, on a beaucoup fait mention de libération de la parole. Mais je pense que la vraie question est : comment on créé un espace pour pouvoir l'entendre ?

C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond
C'est quoi, la culture de l'inceste ? Iris Brey nous répond

Pour cela, il faut déjà avoir accès à un imaginaire culturel qui permette d'en parler. Tout ce qui a pu émerger ces dernières années, du livre de Camille Kouchner au podcast de Charlotte Pudlowski, Ou peut-être une nuit [également transposé en livre, aux éditions Grasset, ndlr], a permis aux victimes d'être entendues à nouveau. Souvent, la chose est dite, mais elle n'est pas entendue.

Déplacer le sujet de l'inceste du médical ou psy au culturel, est-ce que cela ne confère pas une portée plus grande encore au sujet, pour que les gens l'entendent davantage ?

I.B. : Je pense, déjà, que comprendre que les hommes qui incestent ne sont pas des personnes "malades", qui résident forcément dans des instituts, c'est important. La personne qui inceste le fait avant tout parce qu'elle sait qu'elle peut le faire, qu'il ne se passera probablement rien, qu'elle n'ira pas en prison.

Car nous sommes dans une société où l'on grandit avec la notion d'impunité. En outre, Dorothée Dussy démontre que l'inceste est une reproduction d'un geste, que les personnes qui incestent ont vu des personnes le faire auparavant. C'est la reproduction d'une domination.

Dorothée Dussy a justement participé à ce livre collectif. Vous la citez comme une référence majeure. Pourquoi son livre, Le berceau des dominations, a-t-il tant résonné en vous ?

I.B. : Ce livre a changé ma manière de penser. J'ai tellement grandi en pensant que l'inceste était tabou. Comprendre comme elle l'écrit que ce n'était pas l'inceste qui était tabou, mais le fait d'en parler, c'est un vrai changement de paradigme, qui a tout simplement changé ma vie.

Un sujet qui méritait bien un échange en compagnie de sa co-autrice, Iris Brey.
Un sujet qui méritait bien un échange en compagnie de sa co-autrice, Iris Brey.

Expliquer que ça arrive dans toutes les familles permet de réfléchir de manière très différente à cet acte de violence et à la domination qui s'opère. Autrement dit, une domination patriarcale qui fait société, et toute la culture qui va avec. Savoir cela permet à beaucoup de personnes de prendre conscience qu'elles ne sont pas seules, qu'elles ne font pas exception.

Personne ne veut réfléchir à l'inceste comme à une forme de domination. Or dans le livre, nous rappelons que l'inceste, ce n'est pas de l'amour, que l'amour ne fait pas partie de l'équation. Quand bien même, on parlera de l'amour maternel, de l'amour entre un frère et une soeur. C'est la domination qui intéresse les personnes qui incestent, pas l'amour.

Mais penser cela implique de remettre en question la famille, notre modèle familial du 21e siècle, ainsi que la place de l'enfant dans la société. Et à travers cela, l'idée que la famille est là pour protéger l'enfant... alors que la famille peut aussi être l'endroit des violences. C'est un gros chantier qui nous attend.

Préparer ce chantier, est-ce justement là l'intention de ce livre collectif ? Qu'espérez-vous avec cette publication ?

I.B. : Déjà, je n'espère rien ni du système judiciaire, ni de la loi. Mais par contre, je crois en l'importance de pouvoir nommer les choses, les dire et les reconnaître. Si on est toutes et tous beaucoup plus mobilisé·e·s à reconnaître les violences, on sera beaucoup plus nombreux·se·s à pouvoir en parler.

"La familia grande de Camille Kouchner, les livres de Christine Angot... Nous dévoilent les conséquences de l'inceste, la dévastation qui s'ensuit. Et ça aussi c'est très important"
"La familia grande de Camille Kouchner, les livres de Christine Angot... Nous dévoilent les conséquences de l'inceste, la dévastation qui s'ensuit. Et ça aussi c'est très important"

Or pour parler de ces violences, la première chose est de les reconnaître. Le changement doit passer par les personnes incestées, qui, en parlant, pourront protéger la génération d'après en ayant conscience de ce qu'elles ont vécu. Comme l'inceste est la reproduction de quelque chose qu'on a vu, on doit tout d'abord pouvoir reconnaître cette violence.

D'où l'intérêt d'interroger la notion traditionnelle de famille, et de pouvoir composer d'autres familles, qui puissent apporter leur soutien. Des familles militantes, des familles composées d'amis, d'inconnus qui ont vécu la même chose... C'est quelque chose qui compte beaucoup.

La culture de l'inceste, ouvrage collectif dirigé par Juliet Drouar et Iris Brey. Editions du Seuil.