Pourquoi il faut parler de la pédophilie de Gabriel Matzneff

Publié le Lundi 30 Décembre 2019
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
1990 : Gabriel Matzneff face à Denise Bombardier dans "Apostrophes" | Archive INA
1990 : Gabriel Matzneff face à Denise Bombardier dans "Apostrophes" | Archive INA
"Le consentement" est un livre nécessaire. L'éditrice Vanessa Springora y raconte sa relation abusive avec l'écrivain Gabriel Matzneff, alors qu'elle n'avait que 15 ans. Aujourd'hui, de plus en plus de voix s'indignent contre l'extrême complaisance médiatique dont a pu jouir ce pédophile assumé. La parole se libère. Et surtout, les bons mots sont enfin employés.
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C'est un titre de livre qui en dit long : Le consentement. Un mot primordial qui des années durant n'a jamais été évoqué, à peine effleuré, lorsqu'il s'est agit de commenter ce que l'écrivain Gabriel Matzneff n'a pourtant jamais caché, dans ses récits littéraires et sur les plateaux de télévision : sa pédophilie. C'est sur ce fait accablant que s'attarde Vanessa Springora. Dans son opus autobiographique à paraître le 2 janvier prochain, l'autrice et éditrice raconte comment Gabriel Matzneff a abusé d'elle dans les années 1980, alors qu'elle n'avait que 14 ans à peine... Lui, était quinquagénaire.

Depuis l'annonce de cette parution et la diffusion d'extraits d'anciennes émissions sur les réseaux sociaux, les voix s'élèvent pour dénoncer une certaine complaisance médiatique à l'égard de l'auteur du bien-nommé Les moins de seize ans. Et l'emploi d'un vocabulaire élogieux pour désigner le "libertinage", les "goûts" et les "conquêtes" de l'artiste. Doux euphémismes pour qualifier des faits de pédophilie. Une réalité qui ne passe plus.

Une autre époque, vraiment ?

"Dans les années 70 et 80, la littérature passait avant la morale; aujourd'hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c'est un progrès", s'est défendu sur Twitter Bernard Pivot. L'animateur a été critiqué pour avoir mené un entretien particulièrement cordial avec Gabriel Matzneff, daté non pas "des années 70 et 80" tel qu'il l'écrit, mais... de 1990. Sur le plateau de l'émission littéraire Apostrophes, une seule voix s'insurgeait alors entre les louanges : celle de la romancière canadienne Denise Bombardier. "Monsieur Matzneff nous raconte qu'il sodomise des petites filles de 14, 15 ans. Les vieux messieurs attirent les petites filles avec des bonbons. Monsieur Matzneff, lui, les attire avec sa réputation", s'indignait l'autrice face aux caméras de télévision. Bernard Pivot, de son côté, préférait parler... de "midinettes".

"Je ne comprends pas que dans ce pays, la littérature serve d'alibis à ce genre de confidences", poursuivait Denise Bombardier. Une réflexion cruciale. En 2013 déjà, la journaliste féministe Charlotte Pudlowski critiquait de son côté la remise du prix Renaudot à Gabriel Matzneff. "Le Renaudot qui vient d'être attribué à Matzneff récompense un livre qui contient des passages odieux sur la pédophilie. Matzneff revendique ses actes pédophiles", écrivait-elle du côté de Slate. Charlotte Pudlowski rappelle encore que ces faits de pédocriminalité sont "déterminés par la loi française, et non la morale populaire". Et que la pédophilie n'a rien "d'un style de vie". CQFD.

Comme le relève ce panoptique du Huffington Post, rares furent ceux à condamner les actes de l'écrivain, de Thierry Ardisson à Franz-Olivier Giesbert, et ce jusqu'à l'émission La Grande Librairie. En 2015, donc. Bien loin des années soixante-dix ou quatre-vingt évoquées par le présentateur d'Apostrophes. Les journalistes se sont toujours privé, face à l'écrivain, de tout "jugement moral", pour reprendre l'expression chère à l'animateur de Tout le monde en parle. L'an dernier encore, le journaliste Pascal Praud louait "le style" et "les formules" de l'auteur. Autre époque, ah bon ?

Certes, l'on est loin de l'année 1977, lorsque le journal Le Monde publiait une lettre ouverte, aux signatures prestigieuses (Louis Aragon, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Roland Barthes, Francis Ponge, Philippe Sollers, Félix Guattari, Jack Lang), réclamant la dépénalisation des relations sexuelles entre mineurs et adultes, sous prétexte de "libération des moeurs". La lettre se référait alors au jugement de trois hommes, accusés "d'attentats à la pudeur sans violence sur mineurs de quinze ans". Et résumait ces actes de pédocriminalité envers des jeunes filles et garçons (âgés de 13 et 14 ans) à une expression : "des caresses et des baisers". Un doux euphémisme encore une fois. Les temps ont peut être changé, mais il n'empêche, tout cela "dit quelque chose de la France", déplore Denise Bombardier du côté d'Europe 1.

 

"Tous vos monstres sacrés du 20e siècle en philosophie, et même Jack Lang, [souhaitaient] décriminaliser les rapports entre les enfants et les adultes, sous prétexte qu'il fallait jouir sans contrainte", développe l'autrice. Un passé pas si lointain qui scandalise à l'heure où les témoignages de victimes sont enfin pris en considération. Comme celui de Vanessa Springora bien sûr, dont le livre bouscule déjà une certaine sphère littéraire. Mais également celui de la photographe Valentine Monnier, qui dit avoir été agressée sexuellement à l'âge de 18 ans par le cinéaste Roman Polanski. Sans oublier la parole de la comédienne Adèle Haenel, qui est longuement revenue, chez Mediapart, sur les abus que lui aurait fait subir le cinéaste Christophe Ruggia, alors qu'elle n'avait même pas quinze ans. Des accusations d'attouchements et de harcèlement sexuels tout à fait édifiantes.

Toutes dénoncent à l'unisson ce "vieux monde" qui accepte l'impunité de leurs agresseurs et semble ignorer le phénomène "d'emprise", sous prétexte de vouloir à tout prix "séparer l'homme de l'artiste". Une formule franchement désuète à l'ère #MeToo. "Pour l'heure, il y a une grande vague d'indignation, mais le plus important c'est que quelqu'un prenne la parole. Car c'est avec la prise de parole des victimes que la question pédophile a évolué", s'enthousiasme le sociologue Pierre Verdrager (L'enfant interdit: Comment la pédophilie est devenue scandaleuse) dans les pages du Figaro .

"L'aura littéraire n'est pas une garantie d'impunité", confirme Franck Riester. Le ministre de la Culture apporte son soutien à l'autrice ainsi "qu'à toutes les victimes qui ont le courage de briser le silence". Et la Secrétaire d'Etat chargée de l'égalité femmes-hommes Marlène Schiappa de corroborer : "Le supposé talent des pédocriminels et autres violeurs n'est JAMAIS une excuse". Des médias aux internautes, nombreux sont ceux à saluer le courage de Vanessa Springora et son livre, nécessaire "pour déconstruire le discours de Gabriel Matzneff et de tous les pédophiles", énonce la critique littéraire Nelly Kaprièlian. Et rappeler que la littéraire "n'excuse" pas tout.

Ce 29 décembre, l'écrivain, désormais âgé de 83 ans, a dénoncé dans les pages du Parisien ce qu'il considère comme des "accusations injustes et excessives". La peur aurait-elle changé de camp ? Les bonnes questions, en tout cas, ont enfin droit de cité. "Qu'est-ce que signifie "consentir" quand on a treize, quatorze ans ?", s'indigne à ce titre la journaliste Nelly Kaprièlian. Une interrogation qui n'a pas grand chose à voir avec "l'époque"...