Tabous, sang menstruel, female gaze... Michaela Coel nous parle de sa série "I May Destroy You"

Publié le Vendredi 17 Juillet 2020
Catherine Rochon
Par Catherine Rochon Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Michaela Coel dans "I May Destroy You"
Michaela Coel dans "I May Destroy You"
"I May Destroy You" serait-elle en passe de devenir culte ? En douze épisodes, la série follement libre de Michaela Coel chahute les codes et pulvérise les tabous autour du consentement. La showrunneuse et actrice londonnienne se confie sur cette création cathartique.
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Il y a des séries pierres angulaires : elles sont rares, précieuses. S'il est encore trop tôt pour éprouver l'empreinte qu'elle laissera dans le panthéon télévisuel sur la durée, I May Destroy You semble avoir les atouts pour devenir un nouveau jalon de cette drôle d'époque. Libre et cash, inclusive et féministe, la nouvelle série de la showrunneuse Michaela Coel (qui avait déjà créé Chewing Gum pour Netlix en 2015) atomise les codes avec une écriture aussi vive que radicale. Comme Lena Dunham avec ses Girls ou la Fleabag de Phoebe Waller-Bridge, la jeune prodige britannique s'impose comme une défricheuse et l'une des voix les plus importantes de cette année 2020.


Dans cette co-production BBC/HBO (actuellement diffusée sur OCS en France), tout part d'une soirée entre ami·e·s. Arabella (incarnée par Michaela Coel herself), en plein flip de la page blanche dans son projet de livre, s'offre une respiration dans un bar. Le lendemain, elle vacille. Quelque chose cloche. En reconstituant les morceaux éparses de cette sortie chaotique, elle réalise qu'elle a été violée. Par qui ? Comment ? S'amorce alors une douloureuse introspection, entre prise de conscience, fracas intimes et culpabilité. Des montagnes russes émotionnelles qui se dévalent sur douze épisodes et nous emportent dans un very bad trip aussi intense qu'éprouvant, dans lequel surnagent quelques bulles de légèreté réconfortantes.

Si la question du consentement et l'exploration de la fameuse "zone grise" constituent les pivots de la série, Michaela Coel (qui s'est inspirée de sa propre agression sexuelle) s'autorise à pulvériser d'autres tabous avec une liberté inouïe : le sexe pendant les règles, la représentation du viol masculin, le retrait non consenti du préservatif, l'amnésie traumatique. I May Destroy You bouillonne, agite, hallucine, flotte, fait mal et soigne. C'est une série qui palpite et interroge puissamment. Et on avait rarement vu cela à l'écran.

Nous avons eu la chance de parler (à distance) avec la créatrice et actrice de 32 ans. Modeste et drôle, belle à pleurer, Michaela Coel se confie sur cette série si personnelle qui pourrait ouvrir une nouvelle voie.

I May Destroy You aborde de nombreux thèmes encore trop peu abordés, comme la question du consentement. Espères-tu que la série puisse avoir des vertus éducatives ?

Michaela Coel : J'étais déjà déconstruite lorsque j'ai écrit cette série. Mais j'ai par contre appris l'existence de la pratique du "stealthing" (retrait non consenti du préservatif) que l'on peut voir dans la série. Je savais qu'en l'incluant dans le script, cela pourrait alerter certaines personnes et les faire réfléchir. Nous apprenons en permanence.

Et penses-tu que cette série puisse faire changer les choses ?

M.C. : A partir du moment où tu es une créatrice, ton souhait est de changer la vie de la personne qui expérimente cet objet artistique. J'espère stimuler, provoquer et divertir les spectateurs. J'espère surtout que la série encouragera le public à faire son introspection, à se regarder en face, à explorer, à réfléchir sur notre propre fonctionnement et le monde qui nous entoure. Ça ne passe pas forcément par des bouleversements radicaux. Je pense plus à une observation individuelle et intime. C'est vraiment l'idée première de la série.

Il y a cette scène de sexe pendant laquelle Arabella a ses règles, une scène qui a beaucoup marqué. Quelles réactions cherchais-tu à provoquer ? Cela semble presque une déclaration politique.

M.C. : Oui, c'était définitivement politique. C'est une scène inspirée de ma propre vie. Peut-être que cette scène peut être vue comme inconfortable, mais c'est pourtant l'une des seules scènes de rapports librement consentis...

Avais-tu le sentiment de briser un tabou en montrant ce sang menstruel ?

M.C. : Je n'écris pas en me disant : "Tiens, ça, c'est tabou" ou "Wow, on n'a jamais encore vu ça à l'écran". Je ne sais pas pourquoi, mais c'est ce qui sort quand j'écris ! Il semblerait que je ne puisse pas m'en empêcher ! (rires). Je savais par contre que s'il y avait un caillot de sang dans l'une des scènes, nous avions besoin de le voir pour mieux comprendre de quoi il s'agit, quelle taille, quelle texture... C'est vraiment la façon dont j'écris. Je n'essaie pas consciemment d'être polémique ou de faire quelque chose que personne n'a jamais fait auparavant.

Michaela Coel dans I May Destroy You
Michaela Coel dans I May Destroy You

Comment as-tu construit ce female gaze qui est tellement prégnant dans ta série et notamment dans les scènes de viol ?

M.C. : Je suis toujours restée du côté de la victime et de son expérience. Et lorqu'Arabella a des flashbacks, j'ai été claire depuis le début : il fallait qu'on le voit à travers ses yeux. C'est comme cela, je pense, qu'on a une version authentique.

Et il y a aussi la façon dont nous avons dépeint les choses lorsque nous écrivions. J'ai eu beaucoup de chance parce que mon directeur de la photo passait son temps à me demander quelle était ma vision. Nous savions qu'étant deux personnes différentes, nous aurions deux façons d'imaginer les choses. Et il en était très conscient, tout comme mon co-réalisateur. Ils me demandaient sans cesse : "Comment le vois-tu ? De quelle façon ?". J'ai donc été en mesure d'articuler mon point de vue. Il y a un angle, et c'est le mien.

La série parle aussi de la culpabilité, celle des personnes qui ne sont pas coupables, celle des victimes.

M.C. : La culpabilité est inévitable. Même la victime s'auto-flagelle, ce que l'on peut clairement voir dans la série. C'est horrible et c'est pourtant une réalité. Et il y a aussi cette charge que l'on fait peser sur les victimes, même venant de personnes proches, qui nous aiment et dont les intentions ne sont pas mauvaises à la base. Cela peut être aussi anodin qu'une petite phrase comme : "Tu aurais dû faire attention à ton verre". C'est une question tellement complexe...

Je n'ai donc jamais jugé quelqu'un qui fait ça car cela vient souvent du coeur. Et même s'il y a de l'amour, nous faisons pourtant de terribles erreurs. Donc oui, nous devons souvent faire face à cette culpabilité, que ce soit nous qui nous l'infligions ou les autres. Et c'est quelque chose qui peut nous piéger et nous empêcher d'aller vers la guérison, la sérénité et l'acceptation.

As-tu un conseil pour les victimes qui ressentent cela ? Comment se sortir de cette spirale de culpabilité ?

M.C. : Je trouve que la thérapie est d'une grande aide. Et si vous ne pouvez pas vous payer un·e psy, allez sur un moteur de recherche et vous trouverez des PDF que vous pouvez télécharger sur le syndrome de stress post-traumatique, qui est ce dont souffrent de nombreux·ses victimes d'agressions sexuelles. Et c'est là aussi que l'on vous expliquera que ce n'est pas de votre faute, que vous n'êtes pas seule. Cela devrait vous guider pour vous sortir des phases vraiment poisseuses. C'est mon conseil, c'est ce que j'ai fait : je suis allée chez le psy, j'ai consulté beaucoup de sites de conseils (comme celui de la Sécu britannique) et j'ai beaucoup lu.

I May Destroy You
I May Destroy You

La question du consentement se focalise surtout sur les femmes. Pourquoi t'a-t-il semblé important de parler également de celui des hommes ?

M.C. : Parce que si c'est difficile pour les femmes, au point que l'on soit presque dans l'incapacité d'en parler, imaginons un peu ce que vivent les hommes... Nous, les femmes, avons pris un peu d'avance car la parole commence à se libérer autour du consentement, mais pas chez les hommes. Et cela m'effraie. Je suis effrayée de penser qu'il y en a tant qui restent ainsi avec leurs traumas. Sans compter la question raciale. C'est déjà compliqué pour les femmes noires de parler, alors les hommes noirs ? Alors j'ai voulu en parler en espérant que le fait de le voir sur l'écran puisse engager la conversation et qu'on réalise que oui, cela existe.

Les réseaux sociaux ont un rôle prépondérant dans la série, dans la vie d'Arabella et la nôtre. Ils sont à la fois réconfortants et stressants.

M.C. : Oui, c'est le cas pour tout le monde et c'est très intéressant. Nous avons été capables de faire tant de choses grâce aux réseaux sociaux : si tu te sens seule, tu peux te connecter avec d'autres personnes, tu peux témoigner de choses horribles qui se passent dans le monde, et c'est fantastique. Mais à côté de ça, notre cerveau en prend un coup. Nos récepteurs de dopamine sont influencés par les réseaux sociaux, les entreprises ne peuvent pas survivre sans et c'est comme ça depuis plus de 10 ans. Nous sommes complètement dépendants.

Leurs effets sur notre santé mentale continuent à être explorés et nous devrions être informé·e·s quelles conséquences ils ont sur nous, comment ils affectent notre perception des autres tout en profitant de leurs bons côtés. Ça serait la moindre des choses compte tenu du temps que nous y passons chaque jour.

Tu es en train de devenir une voix importante avec cette oeuvre avant-gardiste. Est-ce quelque chose qui te pèse ?

M.C. : Justement, je n'utilise pas les réseaux sociaux. Et donc, heureusement, je ne ressens pas ce poids. Je suis sûrement chanceuse ! (rires) Je n'ai aujourd'hui plus qu'un compte Twitter et je ne suis abonnée qu'à les comptes d'infos comme BBC, NPR, le New York Times. Donc mon fil n'est qu'une succession de grosses actus... J'échappe à toutes les fake news, aux réactions indignées ou aux bêtises que l'on pourrait voir habituellement sur les réseaux, parce que j'ai vraiment nettoyé mes algorithmes et c'est une bonne chose. Ma vie s'en porte tellement mieux.

Le lancement de I May Destroy You a coïncidé avec la forte mobilisation autour du mouvement Black Live Matter. Comment cela t'a impactée ?

M.C. : Le mouvement Black Lives Matter est très important et puissant et il semble vraiment que les choses soient en train d'évoluer. Peut-être est-ce un déclic ? Il faut que l'on continue à avancer. Il faut continuer à pousser pour plus de diversité et d'égalité, ce qui signifie qu'il faut toutes et tous assi·se·s autour de la table et partager la nourriture.

I May Destroy You est comparé à des shows comme Girls, Fleabag ou encore Insecure. Ces parallèles te semblent-ils pertinents ?

M.C. : Je ressens beaucoup de similitudes avec la série d'Issa Rae, Insecure. C'en est limite flippant. On s'écrit parfois des SMS en se disant : "Comment ça se fait qu'on ait la même chanson dans le deuxième épisode de nos séries respectives ?" Et il y a des parallèles étranges alors que je n'ai regardé la saison 3 qu'il y a quelques semaines...

Lena Dunham est également une amie, on s'écrit des e-mails. Je me rappelle à quel point j'ai trouvé Girls excellent, iconique et j'ai senti ça allait être une série révolutionnaire. C'est à la fois controversé et drôle. Et je pense qu'on peut aussi y voir des parallèles avec I May Destroy You.

Et je n'ai vu pour le moment que le premier épisode de la saison 2 de Fleabag que j'ai absolument adoré. Du coup, je me demande s'il n'y a pas là un sujet autour des femmes qui se sentent libres de créer et qui ne se posent pas trop de questions à propos de ce qu'on pourrait penser d'elles. En tout cas, c'est ce qui nous rassemble, n'est-ce pas ?

Ces propos ont été recueillis dans le cadre d'une table ronde organisée par HBO.

I May Destroy You

Une série de Michaela Coel

Avec Michaela Coel, Weruche Opia, Paapa Essiedu...

Diffusion en France sur OCS