"Je vous annule de mon monde" : Adèle Haenel balance le cinéma français et ses porcs dans "Télérama"

Publié le Mardi 09 Mai 2023
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
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"Je vous annule de mon monde" : Adèle Haenel balance le cinéma français et ses porcs dans "Télérama"
On a plus l'habitude de la voir prendre la parole. Et cela ne la rend que plus précieuse. Adèle Haenel a adressé une lettre puissante à "Télérama", qui lui a dédié un passionnant portrait. Histoire de balancer sur le ciné français, les porcs, le patriarcat. Ca fait mal.
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La moindre prise de parole d'Adèle Haenel s'apparente à un roman de Virginie Despentes : c'est rare, précieux, et puissant. Car depuis son coup d'éclat aux César 2020 suite au sacre de Roman Polanski, l'actrice n'a accordé que très peu d'interviews. On pense à un récent entretien fleuve pour la revue indépendante La Déferlante. Elle s'est surtout exprimée à l'étranger : dans les pages du New York Times notamment.

Mais Adèle Haenel a décidé de prendre la parole, l'espace d'une lettre destinée à Télérama. Le magazine lui a consacré un passionnant portrait revenant sur sa carrière mais aussi sur sa vie d'aujourd'hui ("Adèle Haenel : itinéraire d'une artiste en lutte" ) : celle d'une jeune militante aux convictions féministes, antiracistes, écolos et anticapitalistes plus revendiquées que jamais. Adèle Haenel, que l'on a pu récemment voir mobilisée aux côtés des grévistes, a décidé de se mettre en retrait du cinéma français pour des raisons aussi intimes que politiques.

Elle l'explique à Télérama, en dénonçant l'impunité des agresseurs et la toxicité d'un milieu qui fait système. Et ça fait mal : "Ça [en incommode certains], ça les dérange, que les victimes fassent trop de bruit, ils préféraient qu'on continue à disparaître et crever en silence. Ils se donnent la main pour sauver la face des Depardieu, des Polanski, des Boutonnat. Ils sont prêts à tout pour défendre leurs chefs violeurs".

"L'industrie du cinéma érige la cruauté en principe de fonctionnement"

Des mots qui tapent. Adèle Haenel se réfère dans cette lettre aux récentes enquêtes que le site d'investigation "Médiapart" a dédié à Gérard Depardieu. L'acteur est accusé de viol, d'agressions sexuelles et de harcèlement, actes qu'il aurait banalisé sur les plateaux. "Il y a ceux qui sont si riches qu'ils se croient d'une espèce supérieure, ceux qui spectacularisent cette supériorité en se vautrant dans des bruits de cochon, en chosifiant les femmes et les subalternes", dénonce à ce propos la "Jeune fille en feu" de Céline Sciamma.

Mais l'actrice désormais absente des écrans, et qui a "décidé de politiser [son] arrêt du cinéma pour dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels", fustige plus globalement tout un monde avec cette lettre érigée en manifeste, et "l'ordre mortifère écocide raciste" qui va avec.

A la lire, sexisme, racisme, capitalisme, vont effectivement de pair dans une société qui brime les faibles, "où la biodiversité s'effondre, pendant que la militarisation de l'Europe s'emballe, que la faim et la misère ne cessent de se répandre". En fait, ce que dénonce Adèle Haenel dans ce texte très incarné, c'est une certaine "culture de la violence", qui impose celle-ci en ordre établi. Plus encore même : en "principe de fonctionnement".

Normal quand on a conscience de tout cela de n'avoir qu'un mot à la bouche, terme que chérissent par ailleurs deux grands écrivains féministes (Annie Ernaux et Edouard Louis) : "la honte !". Cette exclamation, Adèle Haenel l'avait décoché en quittant les César, accompagnée de la cinéaste Céline Sciamma. Elle le répète dans cette lettre : "la grande industrie produit des films sur les pauvres héroïques et des femmes exceptionnelles, histoire de capitaliser sur notre dos sans donner aucune force à notre mouvement. Que tout le monde reste bien à sa place. Je le redis : la HONTE".

Okay, mais au bout du tunnel, comment réagir face à tout cela, sans sombrer dans la dépression ? Simple : selon Adèle Haenel, il faut "organiser la résistance pour que tous les humains puissent vivre dignement", "essayer d'arracher un avenir à cette planète". S'évertuer à "ne plus rendre désirable" le système dans lequel nous vivons, et dont un milieu comme le cinéma, largement bousculé par la révolution #MeToo, serait l'un des reflets.

"Il y a urgence : il n'y a plus d'avenir vivable pour personne à très court terme dans le cadre du capitalisme. Il est urgent de vocaliser cette alarme le plus fort possible", insiste encore l'artiste engagée dans cette missive. A l'adresse des puissants, qu'ils occupent l'industrie du spectacle où n'importe quel organe de pouvoir, la star décoche une assertion : "vous avez l'argent, la force et toute la gloire, vous vous en gargarisez, mais vous ne m'aurez pas comme spectatrice. Je vous annule de mon monde. Je pars, je me mets en grève".

C'est une lettre très personnelle que propose ici Adèle Haenel. Elle y témoigne de ses convictions, de l'évolution net de son engagement féministe. Elle aborde nombreux points : #MeToo dans le ciné français, le patriarcat, la crise climatique, mais aussi la "chosification" des femmes, le male gaze, le "feminism washing" - cette manière de mettre en avant des valeurs féministes par pur opportunisme et calcul...

Aujourd'hui, l'actrice déclare privilégier depuis quelques années déjà une collaboration théâtrale et chorégraphique en compagnie de la metteuse en scène féministe Gisèle Vienne, "une artiste qui construit une des oeuvres les plus puissantes que j'ai jamais rencontrées, met en permanence en jeu le sens, le travail et la beauté".