Policière, sexuelle, raciale : Françoise Vergès explique sa "théorie féministe de la violence"

Publié le Jeudi 19 Novembre 2020
Clément Arbrun
Par Clément Arbrun Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Françoise Vergès, autrice de "Une théorie féministe de la violence"
Françoise Vergès, autrice de "Une théorie féministe de la violence"
Violences policières, raciales, sexistes, sexuelles, capitalistes... Dans son percutant "Une théorie féministe de la violence", la politologue Françoise Vergès s'attarde sur le pourquoi d'un monde où l'agression fait système. Elle nous en parle le temps d'un long entretien.
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Sous cette couverture verte (la couleur des combat féministes pour le droit à l'avortement en Argentine), un texte puissant et sans concessions. Avec son essai Une théorie féministe de la violence, l'autrice antiraciste Françoise Vergès, présidente de l'association Décoloniser les arts, déploie une réflexion étourdissante sur la banalisation des agressions. Violences sexistes, sexuelles, raciales. Plus qu'une réalité : un système.

Violence physique portée envers les femmes et les enfants, violence économique que subissent les plus précaires, notamment en temps de pandémie mondiale, violence symbolique également, soutenue par la novlangue des sociétés néo-libérales... S'y attarder, c'est prendre à bras le corps un langage à part entière.

Et toute une histoire qui ne dit pas son nom. Car pour des éclats de violence(s) perçus - notamment - dans notre bel Hexagone, combien de pensées furieusement post-coloniales, autoritaires, islamophobes ?

L'espace d'un état des lieux aiguisé évoquant aussi bien la "putophobie" dont sont victimes les travailleuses du sexe que les stigmatisations dont font l'objet les femmes voilées en France, les réponses faites aux féminicides et le langage belliqueux des leaders en pleine crise sanitaire, Françoise Vergès nous incite à reconsidérer cette violence qui fait monde et - surtout - les réponses, volontiers sécuritaires, qui lui sont apportées. Une lecture nécessaire. Son autrice nous raconte tout.

Terrafemina : D'où est venu ce besoin d'explorer la violence ?

Françoise Vergès : De plusieurs observations. D'une part, cet écart incroyable entre la multiplication des lois de protection d'un côté et la multiplication des formes de violences, de censure et de répression de l'autre. A travers le double-langage de l'idéologie de l'Etat, que signifient au fond "protection" et "sécurité" ?

Deuxième chose : la multiplication des mobilisations contre les féminicides. Et à travers elles, la manière dont cette lutte est perçue comme étant politique - c'est ce que font les militantes féministes d'Amérique du Sud. Troisième chose : la manière dont l'on répond à ses violences. Comment réagir avec justesse dans un système du tout-carcéral ?

Je me suis enfin demandée ce qui expliquait l'incroyable déploiement de violences auquel nous assistons. Oui, la violence a toujours existé. Mais aujourd'hui, on a l'impression qu'aucun coin de notre société n'y échappe, et que les refuges sont de plus en plus rares. Violence physique, économique, culturelle... Planétaire, alors que les fleuves sont pollués, et que les seuls endroits protégés semblent être ceux que se construisent les plus riches, qui érigent des murs face aux autres. La protection est un luxe. Et certains se voient d'autant plus abandonnés.

La pandémie de coronavirus n'a-t-elle pas exacerbé cet abandon ?

FV : Tout à fait, car la crise que nous vivons nous renvoie autant à la déforestation qu'à l'effondrement des services de santé, à la pollution qu'à l'hyper-consommation. A une nature polluée mais aussi à des êtres humains qui le sont tout autant : je pense aux conditions de santé des classes moins privilégiées, à celles et ceux qui souffrent de malnutrition et ont une humanité apparemment "trop faible" pour être soignés.

Le contexte actuel est un facteur de multiplication des vulnérabilités. Et encore une fois l'on perçoit un contraste entre les violences et les réponses qui sont apportées. Entre les mesures sanitaires mises en avant et le traitement des causes qui, elles, persistent – l'hyper-consommation, la déforestation, l'hyper-élevage...

Est-ce que l'éthique du "care", c'est-à-dire l'attention portée au soin de l'autre mais aussi l'empathie (comme l'écrit la politologue Marie-Cécile Naves), pourrait être une réponse nécessaire ?

FV : Le risque avec cette expression du "care" est d'oublier qu'il y a toute une histoire politique du soin. Qui soigne les autres ? Quels sont les corps soignants et les corps soignés et les corps qui ne sont pas soignés ? C'est une histoire très racialisée, un récit de classes et de genres : le soin s'appuie sur des millions de femmes racisées qui s'occupent des malades et des personnes âgées, mais aussi des tâches domestiques.

Le soin a été intégré à une économie extractiviste : c'est-à-dire que l'on tire de ces femmes, de leur esprit et de leurs corps, des ressources considérables, une énergie émotionnelle exigée pour soigner d'autres corps. Quand on s'intéresse à l'économie du care, il faut donc se demander qui va prendre soin de qui au juste dans l'équation. A travers cette expression, la dimension politique n'est pas suffisamment évidente.

Le gouvernement français ignore-t-il cette dimension sociale lorsqu'il se contente d'héroïser le personnel soignant ?

FV : Oui, ce sont des rhétoriques bien trop peu politiques, qui constituent avant tout une mise en spectacle médiatique. Une fois que le rideau est tombé, on retrouve les hôpitaux dans la même situation critique. Remettre la Légion d'honneur à deux membres du personnel soignant à l'Élysée ne suffit évidemment pas : nous vivons dans une société du spectacle, où, par-delà l'héroisation des métiers essentiels, rien n'est remis en cause. Idem lorsque politiques ou médias "célèbrent" les éboueurs ou les femmes de ménage.

Désormais, même les magazines de mode peuvent consacrer quelques pages aux femmes de ménage. Avant, ces métiers essentiels étaient invisibilisés. Aujourd'hui, on sort ces figures de l'ombre pour mieux les réinvisibiliser. C'est un nouveau régime discursif qui se déploie. Le capitalisme s'accorde le droit de prendre en considération la diversité. Mais cette ambivalence nécessite un travail de réflexion plus exigeant encore.

Au sein d'une société où la violence fait système, vous expliquez que le viol peut être une arme, envers les femmes bien sûr, mais aussi envers les hommes. Une arme masculine ou patriarcale ?

FV : C'est une arme patriarcale de domination. J'ai voulu parler du viol des hommes car c'est un sujet extrêmement important. On pense évidemment au viol du jeune Théo à Aulnay-sous-Bois [Le viol d'un jeune homme de 22 ans, Théo Luhaka, par quatre policiers lors d'un contrôle d'identité en 2017, ndlr]. Oui, factuellement et historiquement, ce sont les femmes qui sont et ont toujours été les premières victimes de viol. Mais dans les situations de guerre, les conflits, les prisons, les armées, voire dans le cadre des violences policières (celles de la police brésilienne notamment), le viol des hommes peut devenir systématique.

Dans le cadre de ces viols, les personnes racisées notamment, sont envisagées comme des corps "subalternes", des corps à trouer – par des bouteilles, des bâtons, un sexe. Il y a derrière cela tout un régime d'humiliation et de domination, indissociable d'une forme de masculinisme primal : le masculin capable de torturer, violer et tuer. L'expression d'un patriarcat qui repose sur le pouvoir d'humilier les corps – d'hommes, d'enfants, de femmes.

Par-delà les prisons et les conflits, le viol est l'élément structurel d'une société qui a pleinement intégré la violence. Bien sûr, une société sans violence, ça n'existe pas. Mais il y a des stratégies pour l'atténuer. Dans certains peuples d'Amérique du Nord d'avant la colonisation, quand un peuple faisait la guerre à un autre, ceux qui avaient tué devaient rester en dehors de leur communauté pendant un moment pour se "purifier". Il y avait cette conviction que la guerre portait en elle une violence qui ne s'arrête pas quand on annonce la fin d'un conflit.

Car quand la violence est là, on ne peut pas simplement lui fermer la porte et déclarer la paix. Or, c'est ce que semble prétendre le point de vue occidental qui a été porté sur la guerre. La violence est indissociable de l'Histoire de l'Europe et recouvre son entreprise de colonisation du monde, qui ne fut que déchaînement de violences, destruction et avidité.

A l'instar de Fatima Ouassak (autrice de La puissance des mères), vous rappelez également que l'Etat "désenfantise" certains enfants en les brutalisant. Qu'est-ce que leur sort raconte de notre société ?

FV : Cela renvoie à ma réflexion initiale : on observe un déploiement d'appels à la protection des enfants et d'institutions dédiées en ce sens, et d'un autre côté, certains enfants qui naissent n'auront toujours pas droit à l'enfance. C'est-à-dire qu'ils n'auront pas le même accès à la santé et aux protections sociales, à un environnement où ils se sentiraient protégés. Ils n'auront pas le droit de rêver.

Aujourd'hui, bien des enfants sont encore "désenfantisés" : traités comme des adultes. Plus encore, ces enfants-là sont traités comme 'des musulmans", comme "des noirs", pas "comme des enfants". Ils sont criminalisés. On a pu s'en rendre compte en France avec l'arrestation récente de quatre élèves de CM2 par les forces de l'ordre, des enfants âgés de dix ans seulement. C'est d'une violence terrible pour eux et pour leur famille.

Car dans ce cas-là, le message des autorités est clair : oui, nous pouvons faire irruption dans des familles, détruire l'espace de paisibilité censé rassurer les enfants (l'endroit où ils vont dormir le soir, l'endroit où ils déjeunent, où ils se sentent protégés) et traumatiser ces derniers. Voilà une autre forme de violence, tout à fait normalisée. Mais plutôt que d'être choqués par ce traitement, certains préfèrent se demander "ce qu'ont pu faire les parents" !

Face aux images des corps et visages mutilés des manifestants Gilets Jaunes, on a d'ailleurs pu observer les mêmes réactions : "ils ont forcément dû faire quelque chose pour mériter ça". La violence n'a-t-elle jamais été à ce point normalisée ?

FV : Oui. On observe en France des phénomènes de normalisation de la violence. Ils sont très importants car ils mettent en lumière la force de l'idéologie et la force du consentement. Et plus précisément, la fabrication du consentement, notamment permise par les images médiatiques.

Avec au sein de ces discours, cette idée selon laquelle l'on devrait davantage se préoccuper de la santé de l'Arc de Triomphe que de celle des manifestants mutilés, des yeux et des mains arrachés, des déferlements de violence des forces de l'ordre...

Face à la criminalisation, des enfants comme des manifestants, vous n'avez presque plus besoin de la police pour faire passer le message autoritaire de l'Etat, alimenté par la peur et normalisé. L'adhésion des gens est déjà là. Peu à peu, on se dit que les citoyens devraient accepter les drones, et plus globalement l'idée d'une surveillance plus massive encore.

Face aux violences patriarcales, vous évoquez le cas du féminisme carcéral : le désir de durcissement des mesures sécuritaires et de l'emprisonnement, à l'encontre des agresseurs notamment. A vous lire, ce n'est pas une solution. Pourquoi ?

FV : Le féminisme carcéral prétend que l'on doit répondre aux violences faites aux femmes en multipliant les moyens de répression, lesquels rendraient - entre autres choses - les espaces publics et intimes plus "safe" pour nous. Bien sûr, ce féminisme puise dans le réel : les agressions sont une réalité et bien des villes semblent avant tout adaptées à des hommes blancs de quarante ans en pleine possession de leurs moyens. Oui, les villes ne sont pas des espaces de sécurité pour les femmes.

Mais développer dans des villes inhospitalières encore plus d'inhospitalité, et ce à travers le sécuritaire, c'est-à- dire un déploiement des caméras de surveillance, de bracelets de contrôle, d'outils de reconnaissance faciale, ne fera que renforcer la violence en en multipliant les formes. Ces moyens de contrôle ne peuvent l'arrêter. Et les prisons non plus.

L'emprisonnement n'arrête pas les viols et les violences faites aux femmes – qui sont des phénomènes beaucoup plus forts que cela. Bien sûr, quand on entend qu'un homme a battu sa femme et qu'il l'a jetée par la fenêtre, on se dit : "Mais qu'on l'envoie en prison !". D'accord... Sauf que cela n'est pas la solution.

"Une théorie féministe de la violence", de Françoise Vergès.
"Une théorie féministe de la violence", de Françoise Vergès.

Je ne crois pas au punitif au sens général. De plus, on devine très bien quels sont les premiers des hommes à être envoyés en prison : pas les cadres supérieurs ou les hauts fonctionnaires. Le punitif, c'est répondre à la violence par plus de violence – symbolique et réelle – sans penser au-delà.

Quand on conteste la pertinence de l'emprisonnement, on vous rétorque instantanément : "Alors, tu ne veux pas que les assassins d'enfants soient jugés ?". C'est l'argument qui revient toujours. Bien sûr que si. Mais pour avoir été dans des prisons, je ne souhaite à personne de s'y trouver, même pas à mon pire ennemi.

Mais face aux violences faites aux femmes, quelle autre solution que la prison qui est censée incarner la forme "totale" de justice ?

FV : Justement je ne souhaite qu'une chose : discuter des alternatives.

Notre imagination est de plus en plus étroite, si bien que l'on ne se dit jamais : et s'il n'y avait plus de prisons, comment ferait-on ? Non, la prison n'est pas un fait incontournable, type : il y en a toujours eu, alors il en faut encore. Il faut comprendre que les prisons sont des lieux infernaux de destruction systématique, des lieux clos où des prisonniers s'auto-mutilent, font des tentatives de suicide...

Les gardiens, eux non plus, n'ont pas une vie très heureuse. La prison est une fabrique de malheurs, il suffit de se pencher sur les travaux de Gwenola Ricordeau (Pour elles toutes: femmes contre la prison, Lux Editeur), qui s'est intéressée aux femmes et aux familles des prisonniers, pour le comprendre. Construire plus de prisons et les remplir, multiplier les formes de surveillance dans les rues et les foyers, renforcer les appareils policiers, ne sont pas des solutions.

J'ai vécu aux Etats-Unis, au sein de banlieues ultra-surveillées, et je peux vous assurer qu'il n'y a rien de plus angoissant. Cette paix-là n'est qu'une apparence de paix car elle repose sur une violence sous-jacente. Au sein de banlieues comme celles-ci, des jeunes noirs peuvent être arrêtés (ou pire) sous couvert d'un discours sécuritaire ("Que font-ils là à cette heure ?"). Cette politique divise, jette le soupçon, inspire la peur.

Or, la justice en France est très punitive et c'est effrayant. On se demande presque si les gens seraient prêts à rétablir la peine de mort en 2020. Dans les années 70, le philosophe Michel Foucault avait consacré une large réflexion au sujet de l'emprisonnement : Surveiller et Punir [Paru aux éditions Gallimard en 1975 et sous-titré : Naissance de la prison, ndrl]. Mais aujourd'hui, plus personne ne semble vraiment s'y intéresser.

Dans cette société où les violences s'accumulent, plus que le punitif, la mobilisation semble finalement être la réponse la plus fédératrice. Mais comment être un·e allié·e quand on se subit pas l'oppression ?

FV : En restant derrière et non devant. C'est-à-dire, en laissant les personnes concernées parler. Quand je vivais à la Réunion, des citoyens français arrivaient et nous dictaient comme faire les choses. Mais quelle est leur légitimité au juste ? On ne doit pas dicter comment les combats doivent se mener.

Il faut notamment rapporter à certains discours féministes actuels un peu de réalités : inciter à une meilleure compréhension et une meilleure écoute des femmes voilées et des travailleuses du sexe par exemple et non parler à leur place. Car énoncer des grands principes ne suffit pas à faire de la réalité. Non, la réalité est faite de rapports de force et de conflits.

Quand au terme "allié.e", je dirais que c'est une expression bizarre. Je lui en préfère une autre : "solidarité des luttes".

Une théorie féministe de la violence, par Françoise Vergès.
Editions La Fabrique, 160 p.

Portrait en Une - Crédit Cyrille Choupas

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